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ANTOINE LE GRAND

Père des moines

par Jacques Guichard

Articles parus dans la revue Le Chemin N°31 et N° 33


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Notre principale source pour connaître Antoine le Grand est le récit de l'évêque d'Alexandrie, saint Athanase, rédigé l'année qui suivit la mort de l'ascète. Son souvenir est encore très présent à ceux qui l'ont connu et qui vont lire le récit d'Athanase, garantie supplémentaire de véracité.

Il est peu d'exemples de témoignages autorisés aussi précoces sur un personnage de l'histoire.

Et pourtant saint Antoine est un de ceux qui ont été le plus mythifiés. Au cours des siècles, sa vie extraordinaire a stimulé l'imaginaire des peuples, des poètes, des romanciers, au point qu'il nous faut faire un travail sérieux de " détartrage " pour retrouver le visage d'Antoine, sinon tel qu'il fut, du moins tel qu'Athanase le présenta.

C'est l'objet d'une recherche dont on lira ici ce qui touche au début de la vie d'Antoine. Lecture méditée, attentive à l'énonciation autant qu'au contenu manifeste, aussi informée que possible, d'une vie, d'une montée vers l'unité intérieure dans le désert du coeur, source de la vie monastique chrétienne.

La " Vie d'Antoine " ne pourrait-elle pas être aussi la source de ce " moine intérieur " que nous portons en nous, dés lors que nous atteint l'appel à être " parfaits ", c'est-à-dire inséparables de l'amour de Dieu quoiqu'il advienne ?

…puisque vous m'avez interrogé sur le genre de vie du bienheureux Antoine, que vous voulez apprendre comment il commença l'ascèse, qui il était auparavant, quelle fut la fin de sa vie et si ce qu'on dit de lui est vrai... (saint Athanase- " Vie et conduite de notre saint Père Antoine "-Préface)

Sommaire

QUI IL ETAIT AUPARAVANT

LE DEUXIEME EXODE D'ANTOINE
LA RUPTURE

POURQUOI FALLAIT-IL ECRIRE LA VIE D'ANTOINE ? L'ALLIANCE
COMMENT IL COMMENCA L'ASCESE LE TROISIEME EXODE D'ANTOINE
L'INSTALLATION
LE PREMIER EXODE D'ANTOINE:
LA FORMATION
LA SORTIE
LE DEMON ENTRE EN SCENE:
LES PREMIERES EPREUVES
POUR ALLER PLUS LOIN
ANTOINE, ATHLETE DU CHRIST  

 

...QUI IL ETAIT AUPARAVANT...

L'histoire se passe dans un village de Moyenne Egypte, sur les bords du Nil, en l'an 251.

Un couple de paysan aisés et de bonne réputation venait de donner naissance à un garçon, probablement leur aîné.

On lui donna le nom d'Antoine.

La famille était chrétienne.

On y vivait, comme le plus souvent dans ces régions rurales, un christianisme encore tout proche de ses sources : l'histoire de Jésus, la première communauté de Jérusalem, l'exemple d'hommes passionnés -on les appelait les " zélés ", les spondaioi, en grec- qui, tout en partageant la vie du village, s'exerçaient comme des sportifs à une vie ascétique exigeante.

La communion de foi y était communion des saints.

On était loin des spéculations savantes de certains chrétiens des villes, comme il s'en trouvait là-bas à Alexandrie ! Mais si les excès de la recherche intellectuelle ne menaçaient pas la foi de ces paysans, il fallait compter avec d'autres dangers.

Les croyances traditionnelles, peuplées de dieux-animaux, favorables ou hostiles, habitant la vallée fertile ou les déserts, demeuraient dans l'inconscient collectif, prêtes à réapparaître.

C'était la culture du pays, sans oublier les représentations mythologiques peintes sur les monuments, dans les tombeaux, et aussi les pratiques magiques, les sortilèges dont l'Egypte était imprégnée depuis tant de siècles !

L'autre risque était les flambées des persécutions, derniers soubresauts, courts mais imprévisibles et violents, du paganisme officiel sur le déclin.

Il faudra attendre le 25 novembre 312 pour que la " paix de Constantin " s'installe en Egypte.

Dans ce contexte, les parents du petit Antoine estimèrent que l'éducation de leur fils exigeait sagesse et prudence pour le garder des influences ancestrales qui pourraient menacer sa foi chrétienne, sans toutefois provoquer l'hostilité des représentants du pouvoir.

Ils étaient assez riches pour assurer l'éducation de leur fils. Ils décidèrent donc de le garder avec eux.

Et Antoine ne connut rien en dehors d'eux et de la maison.

Sa petite enfance baigna dans ce climat exigeant où mieux valait établir une distance avec les autres que mettre sa foi en danger. Antoine en gardera l'imprégnation pour toujours.

Il prendra d'ailleurs très tôt cette attitude à son compte, au point qu'il refusera à l'adolescence " d'apprendre les lettres " -d'aller à ce que l'on appellerait à peu près le collège ou le lycée- pour éviter la compagnie des autres garçons.

La formule du texte suggère qu'Antoine se montre ici plus rigoureux même que sa famille.

S'il refuse, c'est que la proposition lui en avait été faite par ses parents ! Marque de caractère et d'autonomie certes -et jamais il n'en manquera !- mais aussi et surtout d'un discernement précoce, lucide et déterminé.

Le jeune Antoine grandissait donc, paisible, avec la volonté et la possibilité de ne pas se disperser à l'extérieur ni s'écarter de ce qu'il estimait être l'essentiel : Tout son désir était de vivre tout simplement en sa maison.

Le mot désir est à prendre ici au sens fort, désignant l'orientation de son être profond, assumée et mise en oeuvre chaque jour de sa vie et tout simplement ne signifie pas tout tranquillement, tout bonnement mais renvoie à une exigence de simplicité, sans aucune recherche de facilité ni de superflu.

N'imaginons pas pour autant un enfant renfermé, comme passif dans le cocon familial. Enfant, il ne fut pas paresseux nous dit le texte.

A quoi s'occupait-il ? Ou plutôt, qu'est-ce qui l'occupait ?

Attentif aux lectures, il en conservait intérieurement le fruit.

Avec cette phrase, tout est dit sur l'éducation ou le développement du jeune Antoine, certes, mais aussi de tout homme, à quelque âge que ce soit.

Il convient donc de se le représenter avec cette capacité de concentration, de réceptivité, mais aussi de conserver, de se souvenir, sans quoi l'écoute est stérile.

Il laissait descendre ces lectures en son coeur, où elles allaient produire des fruits. On ne surestimera jamais le rôle joué dans sa vie par la mémorisation, très jeune, des textes de l'Ecriture qui seraient sa nourriture quotidienne.

On s'en rendra compte par la suite.

Quelle était sa relation à ses parents ?

A sa manière habituelle, Athanase retient le minimum de traits pertinents, significatifs.

Il va à l'essentiel pour nous dire, de façon un peu surprenante : avançant en âge, il ne méprisa pas ses parents, mais il leur était soumis.

Aurait-il eu quelque raison de les mépriser, de rejeter leur autorité ?

Il est possible, plutôt, qu'Athanase en profite pour faire la leçon aux jeunes gens de son temps, ou de plus tard, tant les époques changent peu les hommes.

Ce qui est surtout à noter, c'est le début et la fin de la phrase, comme extraits directement de l'évangile de Luc.

Puis Athanase qui a, comme tout le monde, l'image des mortifications extrêmes de nourriture de l'ascète, tient à nous montrer ce qu'il en était du jeune Antoine.

On ne trouve pas trace de désordre alimentaire, par excès ou défaut, mais seulement de modération, comme pour le reste de son comportement. Ceci est le véritable Antoine.

Seule seront immodérées sa passion de Dieu et sa volonté de prendre tous les moyens pour s'attacher à lui.

Malgré la fortune assez considérable des siens, l'enfant ne les importunait pas pour avoir une nourriture abondante et variée, il ne cherchait pas là le plaisir.

Content de ce qu'il trouvait, il ne réclamait rien.

L'intérêt de ces notations est de montrer à quel point le style de vie que se donnera Antoine s'enracine dans sa structure psychique, son être profond.

Antoine deviendra ce qu'il était.

Et il était ce qu'il se faisait chaque jour.

Il s'accomplira dans l'ascèse non par un décision arbitraire ou une imitation extérieure et tardive, mais en faisant s'épanouir, en portant au plus haut ce qui le constituait, et qui était sa grâce devant Dieu.

Ainsi se construisait-il avec un profil déjà précis : intériorité, écoute, distance à l'égard de ses désirs et de ses besoins, obéissance, autonomie, détermination, familier des ruptures nécessaires : les traits d'Antoine enfant contiennent le visage de l'athlète à venir.

De son éducation religieuse -en dehors du fait qu'elle fut chrétienne et nourrie de lectures, qui étaient bibliques à cette époque- nous ne savons qu'une chose, mais capitale : il allait avec ses parents à la maison du Seigneur.

La ressemblance avec Jésus enfant est manifeste.

Avec un trait significatif de la psychologie d'Antoine : le texte ne dit pas que ses parents l'y emmenaient mais qu'il y allait avec eux, ce qui est tout autre chose !

Arrêtons-nous un instant pour laisser monter ce que nous évoque ce début de l'histoire d'Antoine.

Cet enfant, cet adolescent nous en rappellent évidemment un autre : Jésus, qui grandissait en âge et en sagesse, qui était soumis à ses parents, qui allait au Temple avec eux.

L'auteur de la vie d'Antoine tenait à nous faire pressentir que déjà ressemblait à Jésus celui qui passera sa vie à l'imiter.

L'intention parait si forte que l'on pourrait soupçonner Athanase d'avoir forcé le trait, au détriment de la vérité historique; c'était une manière d'écrire l'histoire familière à cette époque, l'essentiel étant moins de rapporter des détails vérifiés que de choisir les traits parlants, donnant à voir et surtout à comprendre de l'intérieur.

Athanase ne fait pas oeuvre de photographe mais de peintre.

Ce n'est pas le seul message qu'Athanase veut nous faire parvenir.

Il nous parle certes de cet adolescent que fut Antoine.

Et s'il s'agissait d'un autre, de tout homme aux portes de la vie, futur moine ou tout simplement chrétien habité du désir de faire s'épanouir " le moine qui est en lui " ?

Nul doute qu'ils trouveraient là les premiers pas à faire sur leur chemin, en vue d'un juste discernement de vocation : fréquentation de l'église -rejet de la paresse -soumission et respect -écoute et intériorisation de l'Ecriture pour s'en imprégner et la vivre -modération dans la nourriture -maîtrise des désirs -capacité de se contenter de ce qui est donné là, sans exigence ni réclamation, sans volonté d'appropriation -détermination dans la poursuite du projet avec lucidité -liberté intérieure.

Le texte de la vie d'Antoine nous est donné à lire à plusieurs niveaux. Serait-ce que l'auteur n'aurait pas seulement voulu nous raconter une histoire édifiante ? Mais alors, pourquoi, et pour qui ?


POURQUOI FALLAIT-IL ECRIRE LA VIE D'ANTOINE ?

Transportons-nous un siècle après la naissance d'Antoine.

Nous sommes en 356.

Antoine vient de mourir âgé de 105 ans.

Et un an plus tard, l'évêque d'Alexandrie avait achevé d'écrire la biographie que nous suivons. En 360 elle circulait partout. Encore 10 ans et cette " Vie d'Antoine " était traduite en latin, vers 370.

C'est dire l'extraordinaire rayonnement de l'ascète, jusqu'au fond des Gaules.

Bien sûr, ce rayonnement n'avait pas commencé avec sa mort !

Depuis longtemps, déjà, parmi les moines qui se multipliaient un peu partout, on avait connaissance de celui que l'on considérait comme un Père spirituel, un exemple parmi les ascètes, dont on cherchait à connaître la pratique afin de rivaliser avec lui.

C'était une coutume depuis longtemps déjà parmi les ascètes.

Les échanges d'information étaient beaucoup plus intenses que nous ne l'imaginons.

Communion des ascètes, communion des saints, vie profonde de l'Eglise universelle !

Ces échanges n'étaient pas tous volontaires !

On vit, par exemple, vers 340 arriver dans la ville de Trêves, en Allemagne, un évêque que l'empereur Constantin -pourtant catéchumène !- venait d'exiler pour des raisons théologico-politiques.

Cet évêque se nommait Athanase. il venait d'Alexandrie.

C'est l'auteur de notre " Vie d'Antoine ".

Or voici qu'en 356 des moines d'Occident -peut-être bien de Trêves- décidaient de s'informer par eux-mêmes, à la source, sur cet Antoine qui venait juste de mourir.

Mais à qui s'adresser ?

Pourquoi pas à cet évêque d'Alexandrie que l'évêque de Trêves, Maximin, avait justement hébergé ?

Ils lui écrivent et lui expliquent : nous sommes des moines qui recherchons des exemples afin de progresser sur notre chemin de l'ascèse; tout le monde sait que l'Egypte est une source exceptionnelle, en particulier avec Antoine dont la renommée est parvenue jusqu'à nous.

Nous aimerions en savoir davantage sur lui.

Notre but auprès de vous et d'autres personnes est de vérifier ce que l'on en raconte, pour pouvoir ensuite rivaliser avec lui -Bienheureuse demande d'information critique, à qui nous devons le livre !

On le sait depuis saint Thomas...

Athanase ne reçut pas cette lettre dans quelque palais épiscopal.

Toujours en difficulté avec Constantin qui soutenait l'hérésie arienne, il devait se cacher, probablement dans un monastère de la vallée du Nil, où il comptait bien des amis.

Le message de ces moines inconnus le remplit d'allégresse.

Rien que de repenser à Antoine lui faisait du bien.

Il l'avait connu et aimé. Son souvenir lui était tout proche; il serait préférable -se dit-il- de pouvoir fournir à ces occidentaux une documentation plus étoffée, en collectant les souvenirs de moines familiers d'Antoine.

Mais c'était trop juste : la mauvaise saison allait commencer, rendant la navigation difficile. Plutôt que de faire attendre ses correspondants mieux valait donner son témoignage personnel, quitte à leur recommander de compléter leur information par ailleurs.

Ils verraient ainsi que les témoignages concordaient, tellement la vie d'Antoine était de notoriété publique.

C'est ainsi que nous seront transmises l'histoire, l'image d'Antoine, telles qu'elles s'étaient constituées de son vivant même.

L'évêque d'Alexandrie avait d'autres raisons d'écrire cette vie.

Ce paysan qui s'était nourri de Bible et d'ascèse serait aussi un bien bel exemple à proposer à ses fidèles, tentés par l'arianisme, si facilement éblouis par les raisonnements subtils de certains, au point de mettre la foi en danger.

Ce serait aussi très utile pour les moines d'Egypte eux-mêmes.

Des dissensions apparaissaient parmi eux, des familiers d'Antoine se divisaient, des pratiques ascétiques pas toujours bien ordonnées menaçaient l'avenir du mouvement monastique.

L'exemple d'Antoine, par une histoire bien documentée et de bonne orthodoxie serait fort à propos pour servir de repère.

Sans parler des nouveaux monastères !

Sa " Vie " serait exemple et enseignement pour eux, pour les moines à venir aussi, en Egypte ou ailleurs, à commencer par ces latins qui lui écrivaient. Athanase a tellement conscience de cet enjeu complexe qu'il n'hésite pas à dissuader ses correspondants de se disperser pour aller chercher d'autres modèles car, pour des moines, la vie d'Antoine suffit comme modèle d'ascèse.

En écrivant ces mots, ce responsable d'Eglise instituait Antoine modèle et guide pour tous ceux qui désormais prendraient au sérieux la parole de Jésus : Si tu veux être parfait.

Mesurant mieux la portée du texte, nous entrerons plus avant dans ce qu'il a à nous transmettre et notre regard s'en trouvera aiguisé.

Nous pouvons reprendre la vie d'Antoine là où nous l'avons laissée.


COMMENT IL COMMENCA L'ASCESE

Antoine n'a pas encore 20 ans -peut-être 18- quand survient la mort de ses parents; Nous n'en savons pas plus.

Il est désormais seul devant la vie, avec sa soeur, beaucoup plus jeune.

L'adolescent qui ne souhaitait rien d'autre que vivre en sa maison se transforme en homme, que les deuils et les responsabilités ne troublent pas.

Loin de se laisser abattre ou disperser, il semble au contraire prendre son avenir en main comme s'il attendait ce moment.

Il continue son chemin intérieur avec la même fidélité. Cette étape de transition -sorte de
" retraite d'élection ", d'orientation- va durer presque six mois, alimentée à deux sources.

La première est la fréquentation de l'Eglise, habitude héritée de ses parents, on le sait, et dont il avait fait une pratique personnelle.

La seconde source était encore davantage une pratique, un exercice, déjà presque une ascèse : il méditait en marchant.

La marche, en particulier dans ses déplacements entre sa maison et l'église, était un des lieux ordinaires de son dialogue intérieur.

Nous savons ce qu'il y avait au coeur de ce dialogue.

C'était une question, et une question portant sur une décision à prendre.

Antoine n'était décidément pas un intellectuel spéculatif.

Comment, se demandait-il, les apôtres ont-ils fait pour tout quitter afin de suivre le Christ ?

Comment les chrétiens de Jérusalem ont-ils fait pour donner ce qu'ils avaient ? Mais au-delà de " comment s'y prendre ", Antoine portait en lui une question tellement plus fondamentale : qu'est-ce qui pouvait les y pousser ?

Quelle était cette grande espérance qu'ils avaient dans les cieux ?

La foi d'Antoine donnait la réponse, mais ce qui lui importait c'était de savoir comment vivre si fort cette grande espérance des biens célestes à venir qu'il soit capable de tout abandonner pour eux.

Telle est la recherche essentielle qui l'animera toute sa vie.

A cela il songeait dans sa méditation, tout en allant à l'église.

Il y réfléchissait, il y pensait comme nous faisons quand nous sommes habités par une question où se joue pour nous l'essentiel.

Nous n'élaborons pas de plans, nous nous tenons sans cesse au coeur de notre question, nourrissant et vérifiant notre désir.

Ou plutôt c'est la question qui est dans notre coeur.

Son coeur était occupé de ses pensées, et il se tenait dans son coeur.

C'est ainsi qu'un jour il entra dans une église.

Il était prêt à entendre une parole.

Ce jour-là on lisait l'évangile de saint Matthieu.

Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi, tu auras un trésor dans le ciel. Est-ce l'illumination pour Antoine ?

Certainement pas.

Ce n'est pas le style de ce paysan solide.

D'ailleurs cette parole d'évangile ne lui vient pas comme une nouveauté.

Il ne pensait même qu'à cela depuis plus de six mois sans arriver à se décider à la mettre en pratique.

L'événement décisif n'est pas là, mais dans le fait que cette parole, il la reçoit dans et par l'Eglise comme si la lecture avait été faite pour lui.

Elle s'impose alors à lui pour qu'il passe à l'acte sans plus tarder : cesse de tergiverser, va.

Avec l'authentification de son projet par l'Eglise se fait le déclic.

Il sait maintenant qu'il doit et qu'il veut se lancer.

Il se demandait comment faire...?

Dieu lui donne la réponse : le rappel du souvenir des saints l'éclairera.

Antoine voit son chemin s'ouvrir : l'exemple des saints passés, des " zélés " qu'il connaît lui montrera la route.

Séance tenante, sa décision est prise.

Il sort aussitôt de l'église.

Et que fait-il ?

Donne-t-il sur le champ tout ce qu'il a pour épouser une totale pauvreté ?

Ce serait mal le connaître.

Antoine n'est pas un impulsif se jetant aveuglément dans des situations radicales.

Il réfléchit.

Il se souvient peut-être que les apôtres ont conservé leur bateau jusqu'au bout.

Il a médité l'expérience complexe de la communauté de Jérusalem.

Il est possible aussi que les " zélés " qu'il avait rencontrés l'aient rendu prudent, ce qui pourrait expliquer en partie ses hésitations.

Son objectif n'est-il pas d'être tout entier à Dieu seul ?

Il va donc donner seulement -si l'on peut dire !- ce qui lui parait être à ce moment un obstacle, un encombrement pour y parvenir.

Ce seront les terres héritées de ses parents et le mobilier de la maison.

Il voulait avant tout n'être pas embarrassé par quelque attachement détournant son esprit de l'essentiel, que ce soit l'inévitable tracas de l'exploitation d'une propriété assez importante, ou la présence de meubles, même si on voit mal en quoi ils pouvaient l'encombrer.

Il voulait peut-être faire place nette, pour vivre enfin en toute simplicité son rêve d'enfant.

En homme de décision il divise ses biens en deux lots.

D'une part les terres, dont il fait cadeau aux gens de son village.

Il devait y avoir entre eux une belle solidarité !

A eux ensuite d'exploiter ces terres pour leur compte.

Le mobilier composait le second lot, qu'il vend au bénéfice des pauvres.

Le souvenir des Actes l'a inspiré, mais sa décision est originale, sans imitation servile.

Toujours réaliste et mesuré, il se dit qu'il ne pouvait pas aliéner la part d'héritage qui revenait à sa soeur, ni lui laisser le poids d'une gestion qui l'aurait embarrassée à son tour .

Il constitue donc un petit capital, prélevé sur la vente des meubles, amputant un peu la part des pauvres.

Ce serait une réserve pour elle afin d'assurer son avenir.

On est loin des sacrifices héroïques et irréfléchis chez les paysans du Nil !

Restait la maison elle-même.

Il la garde pour son usage personnel, et pour sa soeur.

La vie reprend dans ce nouveau contexte. Antoine continue d'aller régulièrement à l'église.

Et c'est là que, pour la seconde fois, l'évangile, proclamé par l'Eglise, va lui parler : Ne vous préoccupez pas du lendemain.

Cette phrase était pour lui, se dit-il; pour qu'elle l'ait ainsi touché, il fallait qu'elle réponde à une interrogation bien cruciale !

Et de fait, le maintien du petit capital réservé pour assurer l'avenir de sa soeur le tarabustait tellement que, dit le texte, il ne pouvait plus se souffrir.

Sa prudence humaine, son affection légitime, son sens du devoir, toutes préoccupations légitimes et honorables, l'avaient empêché d'aller jusqu'au bout.

La considération du lendemain l'avait mis dans une situation incohérente, l'empêchant de choisir entre abandon total et souci familial.

Cette incohérence pose problème.

Comment s'est-il fait qu'un homme, dont le caractère entier et résolu apparaissait dés l'enfance pour se manifester de façon éclatante tout le reste de sa vie, ait pu se laisser ainsi diviser intérieurement ?

N'oublions pas qu'Antoine est un paysan des bords du Nil.

Etre prudent, garder des provisions jusqu'à la prochaine moisson, c'est sagesse nécessaire et louable.

Or il s'aventurait sur un chemin, clair dans son intention mais plein d'incertitudes sur les moyens à employer.

Il y engageait son avenir; les mêmes réflexes vont jouer.

Antoine gardera toute sa vie ce caractère réfléchi, lui permettant de structurer les étapes de sa vie.

Car sa vie sera celle d'un ascète -sportif de Dieu, si l'on peut dire- à étapes.

Il va chaque fois jusqu'au bout de la lumière dont il dispose, mais pas plus loin !

C'est ainsi qu'après la première Parole entendu à l'Eglise, il organise sa vie, intégrant exigence divine et sagesse humaine, selon ce qui lui apparaissait le meilleur, l'expérience lui montre-t-elle que la solution trouvée n'est pas satisfaisante ?

Ici, c'est un inconfort intérieur ; une autre fois, ce sera l'importunité des visites...

Alors chaque fois il ajuste, il recrée, non pour s'adapter mais - et c'est là l'essentiel qu'Antoine nous apprend- pour aller dans le sens d'une plus parfaite exigence avec une inflexible détermination.

On le voit après la seconde mention de l'Evangile à l'église, il va progresser, distribuant le pécule de sa soeur, cette fois à une autre catégories de personnes les petites gens, aux besoins moins visibles.

Antoine était trop attentif à tous pour oublier qui que ce soit.

Puis il transmet la responsabilité de sa soeur à des " vierges " -un peu comme des moniales, exerçant entre autres une activité de formation- pour qu'elles s'occupent de son éducation.

Nous ne saurons jamais quels furent les sentiments de sa soeur à ce moment-là.

Cette époque était différente de la nôtre !

On sait qu'elle finira sa vie, moniale elle aussi, au désert. Antoine alors n'a plus rien. Il est libre pour Dieu seul.

Il peut se mettre à l'apprentissage de l'ascèse.

Il nous reste un étonnement, et sérieux !

Les encombrements qui auraient pu entraver sa marche vers Dieu seul ont été montrés : terres, argent, souci de sa soeur...

Or il n'est dit nulle part qu'il ait aussi voulu écarter le mariage.

Et il a toujours vécu dans le célibat.

Pourquoi le texte ne mentionne-t-il pas aussi sa volonté d'être libre d'un amour humain ?

Oublions nos schémas modernes d'interprétation et transportons-nous, une nouvelle fois, dans le contexte culturel d'Antoine.

Le mot grec " monos " -qui va donner le mot " moine " vers la fin de la vie d'Antoine- ne signifie pas d'abord, dans l'Eglise ancienne, celui qui vit dans la solitude, loin des hommes, mais celui qui vit seul parce qu'il n'a pas pris femme, pour des raisons religieuses.

Non pas que le mariage soit mauvais, mais celui qui veut vivre pour Dieu seul, l'ascète, le "zélé", ne peut pas, en même temps, s'occuper d'une femme, d'une famille.

L'ascète ne peut être que célibataire s'il veut être totalement unifié dans sa quête de Dieu.

Cette évidence allait tellement de soi à cette époque qu'il n'était même pas imaginable de vouloir être ascète et se marier.

Antoine partageait cette évidence, qui s'imposait à tous.

Il n'eut pas à prendre position sur ce sujet.

Nous allons maintenant laisser Antoine au moment où il prend la route de l'ascèse, mais pas encore du désert !

Il a 20 ans et encore 85 ans à vivre.

Nous sommes en l'an 270.

LE PREMIER EXODE D'ANTOINE: LA FORMATION

Antoine est désormais libre.

L'ascète Antoine s'est mis en route.

Qui dit " route " ou " chemin ", dit déplacement, changement de lieu, signe du changement intérieur.

Le premier déplacement d'Antoine est apparemment minime, mais combien symbolique !

Il quitte l'intérieur de sa maison, lieu clos, familier, lieu de son enfance, hérité de ses parents, déjà allégé de son ameublement. Et il part s'installer... devant sa maison.

A vrai dire, il semblerait que ce soit, à la façon d'autres ascètes avant lui, à l'arrière de la maison, où se trouvaient porcherie, abris pour les outils...

Point n'est besoin d'aller très loin pour se mettre en route : il suffit de " sortir ".

Vie nouvelle, mais sans rupture brutale.

Là, il fait son " apprentissage ", comme on le dit d'une profession à exercer.

C'est l'apprentissage de la vie d'ascète.

La règle qu'il se donne en est simple autant que fondamentale : attentif à lui-même et s'astreignant à une rude discipline.

En quelques mots tout est dit.

Attentif à lui-même ; de nos jours, nous dirions : conscience en éveil, maîtrise de soi, non-dispersion, priorité à l'intériorité lucide, rejet du laisser-aller et du tumulte des pensées, vigilance permanente.

C'était sa façon d'être depuis l'enfance, nous l'avons vu.

Il en fait un objectif délibéré, une règle de vie.

Une démarche spirituelle juste ne peut que s'inscrire dans la ligne de notre structure psychologique.

S'astreignant à une rude discipline.

Nous voyons apparaître pour la première fois (dans notre texte, pas dans l'Histoire car c'était déjà la pratique des " zélés " qui l'avaient précédé), un des traits par lesquels Antoine marquera le monachisme : la grande rigueur avec laquelle la volonté impose des épreuves à tout l'être, de façon méthodique et continue.

En cela il n'y a ni exaltation de néophyte, ni prouesses héroïques sans lendemain, pas davantage de relâchement ou de fluctuations.

Antoine va droit son chemin, comme il l'a décidé, seul, et son chemin montera toujours. Ces deux traits vont constituer la base de son " âme " d'ascète.

Antoine a bien conscience de commencer une nouvelle vie.

Mais il n'imagine nullement qu'il puisse l'inventer tout seul. Il va donc tout naturellement se mettre à l'école des ascètes venus avant lui.

Athanase prend soin ici de donner des précisions à ces occidentaux auxquels il écrivait et qui devaient s'imaginer les déserts d'Egypte peuplés depuis toujours de nombreux monastères.

L'Egypte évoquait en effet partout chez les chrétiens - Athanase l'avait constaté lors de ses exils - le paradis des moines.

L'imagination a toujours été enflammée par ce pays, et cela continue !

Un bref rappel historique lui paraît pédagogique.

Cela lui permet du même coup de situer en quoi et comment Antoine innovera en allant au "désert".

Quand Antoine a commencé, explique donc Athanase, il n'y avait pas encore ces nombreux monastères que l'on connaît au moment où la vie d'Antoine est rédigée, après 350.

Personne n'avait même songé à s'installer dans le " grand désert ".

Pas davantage ne parlait-on alors de " moines ".

Au lieu de ce mot, Athanase crée une merveilleuse formule pour désigner un ascète de ce temps : quiconque voulait vaquer à soi-même.

C'est exactement le propos d'Antoine, qui, pour le vivre, va commencer par s'installer non loin de son village.

C'est l'éloignement.

Or prés d'un village voisin de celui d'Antoine vivait un vieillard qui allait attirer son attention.

Il vivait " en solitaire " depuis sa jeunesse, ce qui nous reporte vers l'an 200.

Selon la coutume du temps et suivant sa propre façon de faire, Antoine va le rencontrer, pour se mettre à son écoute, afin de mettre en pratique pour lui ce qu'il aura vu et rivaliser avec lui dans le bien.

C'est la démarche des correspondants occidentaux d'Athanase.

Même démarche ouverte, humble et pragmatique.

Il ne cherche pas à être un pionnier ouvrant de nouveaux chemins d'ascèse.

Son voisin le vieillard vit-il aux environs de son village ?

Antoine va en faire autant.

Il abandonne sa maison pour vivre, lui aussi en " solitaire ", à proximité de son propre village.

Commence alors une période très fructueuse pour Antoine, où progressivement il va se donner son style propre de vie ascétique, sans rechercher l'originalité.

Au contraire, il va voir ce qui se vit chez les " zélés " dont il entendait parler.

La formule laisse conclure qu'ils devaient être assez nombreux - ce que l'on sait par ailleurs - et qu'Antoine, loin de s'enfermer, a cherché à multiplier les ouvertures, sans s'en tenir à une seule expérience ou à un seul maître.

Ce n'était ni dispersion ni curiosité mais nécessité de se faire son miel à lui, sa nourriture pour le chemin de l'ascèse.

Le texte dit : viatique, nourriture pour la route.

Il n'est pas un papillon volage, mais une prudente abeille comme le décrira Cassien dans la présentation qu'il en fera pour les moines de l'Occident latin.

Nous verrons plus loin comment il va exploiter ce trésor.

Après ses rencontres avec les " zélés ", Antoine rentrait, nous dit le texte.

Jusque là, rien de surprenant.

Antoine avait besoin de se retrouver seul avec lui-même, pour ne pas s'en tenir à une imitation extérieure, mal intégrée.

C'est le contraire qui nous étonnerait !

L'information capitale est dans ce qui suit.

Que faisait-il, une fois rentré ?

Analysait-il le trésor amassé ?

Mettait-il des projets en forme, comme s'il voulait rédiger une " Règle " pour les futurs ascètes?

En aucun cas, car Antoine est à un autre niveau.

L'essentiel pour lui est de mettre en oeuvre les moyens de fortifier l'homme intérieur dans sa détermination, de se structurer.

Tout proche encore de l'époque où il avait du bien, où il était entouré de ses proches, il sait qu'il n'est pas encore unifié dans tout son être, autour de ce que veut son coeur. Il perçoit parfaitement que rôde toujours la tentation de revenir en arrière.

Mais il ne cherche pas à s'y affronter, à la combattre.

Au contraire, et comme s'il lui tournait le dos, il se concentre vigoureusement sur l'objectif vers lequel il est tendu.

Mobilisation intérieure permanente et passage à l'acte, dans la durée, tel est l'essentiel de "l'effort ascétique " d'Antoine à cette période.

Non pas une règle, mais une âme.

Pratiquement, comment cela se passe-t-il ?

Que faisait-il toute la journée durant cette phase initiale de structuration et de consolidation ? Athanase nous le donne à voir.

Antoine organise sa vie autour de trois pôles : le travail, la prière et les Ecritures.

Ces trois pôles resteront fondamentaux dans toute vie monastique, quel qu'en soit l'équilibre.

Antoine pratique un travail manuel, probablement de type artisanal plutôt qu'agricole, ayant entendu la phrase de Saint Paul : celui qui ne travaille pas, qu'il ne mange pas !

Ce travail couvre l'unique besoin auquel il ne puisse se soustraire, qui est de manger.

Et comme il gagne plus qu'il ne lui est nécessaire pour acheter son pain - la seule nourriture mentionnée dans le texte-, il ne diminue pas son travail mais donne le surplus à ceux qui sont dans le besoin.

Secourir les pauvres est essentiel à sa démarche d'ascète.

Et il ne garde rien pour lui.

Il a bien retenu la leçon de ne pas se préoccuper de l'avenir.

La prière : il avait appris auprès de ses aînés dans l'ascèse qu'il faut prier sans cesse, d'une prière personnelle.

Notons au passage que la dernière fois où Athanase le montrera allant prier dans une église aura été lors de l'épisode de conversion intérieure mentionné plus haut.

Il va donc s'appliquer à cette prière sans cesse, en son particulier.

Utilisait-il une formule, du type de ce qui sera " la prière du coeur " ? Rien ne l'indique dans le texte.

Le reste du livre inclinerait plutôt à penser à une attitude de prière se nourrissant en permanence de citations de l'Ecriture, des Psaumes en particulier.

L'Ecriture est sa langue, tellement intériorisée qu'il " parle psaume ".

Le troisième pôle est la fréquentation des Ecritures.

Ce lui était pratique naturelle depuis l'enfance, qu'il ait eu un accès direct aux textes ou qu'il les ait écoutés.

Il n'est pas certain en effet qu'Antoine ait su lire.

Quoi qu'il en soit de ce point, Athanase nous donne des informations majeures sur sa pratique.

Et d'abord il était attentif dans ce contact avec les Ecritures, de la même façon qu'il était attentif à lui-même.

C'est la même attitude intérieure, rappelant l'importance d'être absolument présent avec tout son être.

Ensuite cette lecture n'est pas sélective ou partielle, comme le font certains qui vont chercher une réponse à leurs interrogations.

Elle a comme fin de recevoir la totalité disponible de l'Ecriture.

S'étant porté à toute l'Ecriture avec toute son âme, il s'en nourrit et s'en imprègne au point de la porter dans sa mémoire et dans son coeur.

Dans son corps aussi, car c'était une lecture à voix haute et, pour les psaumes, lecture chantée.

Ce trésor intérieur lui sera, sa vie durant, une source inestimable où il puisera force et lumière en toutes circonstances.

Nous arrivons ainsi à la fin de la période de formation d'Antoine.

Avec quelque solennité, Athanase fait le point.

Et son message nous prend un peu à contre-pied.

Qu'a-t-il de si important à nous dire ?

C'est qu'Antoine était aimé ! et aimé de tous.

Antoine ne fuira donc pas la compagnie des hommes, comme par rejet ou incapacité de vivre bien avec les autres.

Bien au contraire.

Avec les " zélés " d'abord, ses anciens.

Il les consulte avec une vraie humilité, sans juger ni critiquer.

Il va à leur rencontre pour prendre chez eux avec discernement ce qui lui convient à pratiquer.

Il va à l'essentiel de l'expérience de chacun, dont il ne retient qu'un seul trait, ce qui est le propre d'un esprit clair et efficace, écartant l'accessoire.

Ce faisant, il révèle son interlocuteur à lui-même, tout en recevant de lui le cadeau de ce qu'il est.

Nous voyons ainsi se profiler le visage de ces ascètes, avec pour chacun sa marque propre : assiduité à la prière et à la lecture pour l'un - pratique des veilles pour un autre - et encore pratique du jeûne - repos sur la terre nue - constance d'âme - amabilité - patience - non-irascibilité - douceur - charité- grandeur d'âme.

Chacun était reconnu dans ce en quoi il excellait.

De toutes ces pratiques, Antoine va faire une synthèse en lui-même, et c'est l'image qui restera de lui. Au coeur de tout, Antoine perçoit ce qui en est l'âme : l'attachement au Christ et l'amour mutuel.

Ce sont les deux piliers de l'édifice.

On comprend qu'il ait été aimé de tous ces " anciens ", si bien écoutés et compris !

Avec ceux des ascètes qui étaient ses contemporains, la relation était toute autre.

Antoine n'était plus en attitude surtout d'écoute déférente, mais de compétition.

Cela aurait pu causer quelque tension, d'autant plus qu'il le faisait avec jalousie, c'est à dire qu'il s'y livrait sans aucune réserve.

Et pourtant, loin d'en être chagrins, les autres ascètes n'en éprouvaient que de la joie car l'intention d'Antoine leur était claire : il ne cherchait pas à l'emporter sur les autres mais il ne voulait pas être à la traîne, alourdissant la marche des autres.

Emulation non de victoire mais de solidarité, ce qui change tout.

Avec les gens de son village enfin on sent une relation particulière.

Car il continue d'être en contact avec eux, en particulier ceux qui étaient plus soucieux de leur vie spirituelle, qu'Athanase appelle les gens de bien.

De plus, bien sûr, beaucoup avaient profité de ses dons lorsqu'il avait décidé de se désencombrer de ses terres et de ses meubles.

Mais surtout tous le voient vivre.

Il est l'ascète de leur village.

Son image se précise au point qu'ils vont lui donner comme un nom nouveau : l'Ami de Dieu. Anciens et plus jeunes l'adoptent, le font leur, sous cette identité nouvelle.

C'est une famille qui se constitue autour de lui.

Les plus âgés l'appellent " fils "; les plus jeunes : " frère ".

Tout le monde l'aime bien, ce jeune homme.


LE DEMON ENTRE EN SCENE: LES PREMIERES EPREUVES

Tout le monde... sauf quelqu'un qui ne s'est pas encore montré : l'ennemi du bien, le diable.

C'est la fin de la période, active et rude mais paisible, de la formation d'Antoine. Manquait l'épreuve.

Ce n'est pas Antoine qui va " chercher " l'adversaire, sortant de la ville pour l'attaquer dans ses repaires.

Il ne le fera d'ailleurs jamais.

C'est l'inverse qui se passe.

L'affaire commence par un constat du démon, qui voit sa jalousie excitée.

Que des ascètes chevronnés le narguent, passe encore !

Mais qu'un jeune homme se mette dans la tête de rassembler en lui-même tout le meilleur de l'expérience des anciens et d'en porter au plus haut la réalisation, voilà qui était insupportable!

A vrai dire, il se doutait bien qu'un danger se préparait, aux conséquences incalculables.

Il avait ce garçon à l'oeil depuis un moment.

Il avait même préparé son plan pour l'attaquer, mais il attendait de voir. Et quand les proches d'Antoine lui donnent le nom de ami de Dieu, ils le désignent, sans le vouloir, comme l'homme à abattre.

La guerre va commencer.

" L'ennemi du bien " passe à l'action.

Oh ! sans chercher à le terroriser.

Son but est tout simplement de le faire se détacher de l'ascèse.

Pour son premier assaut, le démon se contente de sa tactique habituelle, en douceur.

Avec ces jeunes gens, a-t-il observé, c'est en général d'un bon succès.

Il lui propose juste ce qui pourrait affaiblir sa détermination à avancer, puisque c'est le point d'appui essentiel d'Antoine.

Que cette base se délite, et tout s'effondre.

Le démon a une bonne pratique de l'outil idéal pour y parvenir : créer de l'agitation dans les pensées.

Tout lui est bon pour le déconcentrer, sans lui donner l'alerte, bien sûr !

L'essentiel est qu'il ne puisse plus rester en lui-même, attentif, avec discipline, dans l'instant à vivre.

Le novice ascète, Antoine, voit monter à sa conscience le souvenir de ses biens, le souci de sa soeur, ses relations de famille, l'amour de l'argent, le désir de la gloire, le plaisir varié de la nourriture, les autres agréments de la vie, enfin l'âpreté de la vertu et les grands labeurs qu'elle demande.

Le démon lui représente également la faiblesse de son corps et le long temps qu'il lui restait à vivre.

Cette énumération jette une lumière précieuse sur les sentiments d'Antoine à cette époque de sa vie.

Le démon ne crée par le désir ; il exacerbe ce que porte le coeur de l'homme.

Et le coeur d'Antoine nous apparaît si proche de nous !

Sa réaction est d'autant plus éclairante pour notre propre vie !

Il ne s'arrête à aucune question, il ne revient sur aucune objection pour les discuter ou les rejeter.

Immédiatement il développe une contre-stratégie à cette tentative de déstabilisation.

Il renforce d'abord sa détermination - mot également central dans l'expérience de Thérèse d'Avila -, et le démon faiblit.

Puis il se tient avec constance à son objectif, et le diable se sent plutôt vaincu.

Le combat prend tournure.

Il réactive enfin sa grande foi et ses prières continuelles, et l'ennemi, mis en fuite, succombe.

Antoine vient de franchir la première étape du chemin spirituel, la plus courante, puisqu'il suffit au démon d'utiliser notre propre coeur et nos pensées familières contre nous-mêmes.

Par la même occasion il nous donne la triple arme pour lutter avec une bonne stratégie.

Vient alors la seconde étape, où le démon stimule les sources profondes et puissantes des pulsions ; et chez cet homme jeune, il s'adresse à la passion dominante, la sexualité.

Images, hallucinations, obsessions vont faire remonter le refoulé qu'Antoine porte en lui.

Le trouble est tel que cela se voyait sur son visage, rougissant.

Pensées obscènes, excitations des sens redoublent.

Antoine se jette dans la prière et met en place sa stratégie spirituelle : fortifier le lieu où le démon a décidé de porter le combat : le corps.

Il munissait son corps par la foi, les prières, les jeûnes.

Autrement dit, il réagit en structurant de mieux en mieux ce qui sera l'ossature de sa vie spirituelle.

L'épreuve lui fait faire un grand pas.

Le fait de renforcer l'être en renforçant le corps par des exigences apparemment exténuantes était une intuition fondamentale.

Elle conserve toute sa valeur.

La stratégie d'Antoine sera efficace en ce sens que, chaque fois, le démon va être contraint de se dévoiler davantage, perdant d'autant sa force qui est de ne pas être identifié.

Chaque fois qu'il est dominé, il réagit de la même manière : il se fait pleurard et a recours aux sortilèges.

Le voilà donc, tout misérable, réduit à prendre de nuit l'aspect d'une femme.

Lucide, Antoine ne tombe pas dans le piège, qui serait de s'y arrêter au risque de se laisser séduire, ou pour le combattre.

Tout à l'inverse, il rentre en lui-même, mettant le Christ en son coeur, méditant sur la noblesse qui vient de lui, sur sa dignité intérieure.

On n'échappe à la pression - ici la sexualité - qu'en reportant tout son être sur les biens à côté desquels l'objet apparent du désir perd tout son attrait.

Nulle condamnation du désir ou de la sexualité en tout cela, mais mise en perspective de ce à quoi le coeur tient au fond de son être.

La transformation n'est pas magique, immédiate et sans retour.

La puissance de la pulsion demeure, au point d'affecter vivement Antoine, qui en devient plein de colère et de tristesse.

Il a alors recours à l'ultime réserve, en évoquant dans son coeur les plus terribles conséquences qu'il puisse imaginer au cas où il se laisserait séduire : la menace du feu et le tourment du ver.

Sa panoplie de lutte est désormais complète.

L'épisode se termine par un changement notable de ton, comme une méditation sur ce qui vient de se passer.

C'est un texte presque liturgique, à résonance paulinienne : lui (le démon) qui pensa se faire semblable à Dieu était joué maintenant par un jeune homme; lui qui méprise la chair et le sang était culbuté par un homme de chair, aidé du Seigneur qui prit chair pour nous et donna au corps victoire contre le diable, ce qui fait dire à tous ceux qui luttent : " Ce n'est pas moi mais la grâce de Dieu qui est avec moi ". ( 1 Co 15, 10).

Remarquons bien le renversement d'une perspective courante.

Le démon n'exalte pas la chair, le corps, mais au contraire il les méprise.

Le vainqueur, à l'inverse est lui, un homme de chair et de sang, à l'image du Christ fait chair, en qui il trouve aide.

Le corps de l'ascète est le lieu de la victoire, non son ennemi à réduire.

Nous sommes maintenant prés de la confrontation ultime, marquée par les dévoilements progressifs de l'adversaire.

Au diable succède le " dragon ", tout en fureur devant de désastre subi.

Il s'agit toujours, bien sûr, du démon, mais du démon qui affronte Dieu, à l'instar de celui de l'Apocalypse.

Sa fureur est bien compréhensible car non seulement il n'a pas réussi à dévoyer Antoine de sa route, mais bien plus encore : il vient de se faire rejeter du coeur d'Antoine où il voulait s'implanter, avec la complicité de ses pensées, de ses passions.

Plus encore, le diable a été lui-même expulsé du personnage " séducteur-séductrice " dont il avait pris les traits.

Il est mis " hors de lui ", c'est-à-dire hors des images dans lesquelles il s'était coulé, pour apparaître ce qu'il est : le dragon. Il va donc se montrer tel qu'il est.

Il va le faire sous une forme physique.

C'est peut-être là qu'il va nous surprendre le plus, car c'est quand il trompe le plus sur lui-même qu'il est le plus lui-même.

La Genèse disait déjà que le serpent était le plus rusé de tous les animaux.

Nous pouvions donc nous attendre à voir apparaître une image puissante, terrifiante.

Or voici qu'il se présente sous les traits tout à fait étonnants d'un " enfant noir ".

Et Athanase renchérit, prévenant notre surprise : un enfant noir, c'est en vérité l'image du dragon.

Son assaut va être également déconcertant, tellement il apparaît bénin, au moins à première vue.

Cet enfant ne fait que parler, et avec une voix humaine.

De quoi désarmer l'ascète.

Craindrait-il un enfant ?

Et cet enfant noir avoue qu'il a perdu, qu'il a faibli !

Nulle intimidation de dragon en tout cela !

Or là était le piège - Tu es très fort, Antoine, lui dit-il, beaucoup plus fort que la plupart des autres.

Parce que, sache-le, je suis très puissant.

Et pourtant tu as été encore plus puissant que moi.

Le piège est double : faire tomber Antoine dans l'orgueil, la vaine gloire et aussi lui faire escamoter que c'est la grâce de Dieu qui a vaincu.

La réaction d'Antoine est lumineuse.

Aucune complaisance dans la parole flatteuse qui lui est adressée, comme s'il ne l'entendait pas.

Mais une interrogation essentielle : qui est celui qui me parle pour me dire ces choses ?

Dans ce retournement se trouve la stratégie décisive face à toute tentation.

J'ai enfin devant moi, se dit Antoine, quelqu'un, et qui ne se cache pas, qui dit " je ".

Je le tiens et le contraindrai à démasquer son identité.

Comme chaque fois qu'il a affaire à plus fort que lui, le démon-dragon-enfant noir prend un ton lamentable et passe aux aveux : je suis l'ami de l'impureté... l'esprit de fornication.

Il signe en quelque sorte les images sous lesquelles il s'était présenté, et avoue sa défaite.

Pour Antoine, tout est maintenant clair, à tel point qu'en quelques mots il va résumer l'attitude dont il ne se départira jamais et qu'il enseignera à ses disciples : Antoine rendit grâces au Seigneur et s'enhardit contre le démon.

C'est donc qu'il était loin jusque-là d'avoir cette sécurité puissante !

Mais surtout reconnaissance envers la puissance et l'amour de Dieu qui sauve ; hardiesse en conséquence, sans trouble, à l'égard d'un ennemi implacable mais finalement impuissant.

Telle est la source à laquelle puiseront Antoine, et tout ascète qui viendra.

Le moment est venu pour Antoine, pour la première fois et de façon solennelle, de porter contre son adversaire la parole décisive, celle qui le dévoile tout entier : Tu es spirituellement noir et faible comme un enfant.

La force du démon tient dans ses masques.

Celui qui, par grâce de Dieu, les lui arrache a partie gagnée.

Antoine en a tout à fait conscience qui, au seuil de sa vie d'ascète, peut ajouter sereinement : je n'ai plus aucun souci à ton sujet.

Quelle extraordinaire puissance était contenue dans ce jeu de la Vérité !

A son tour, Antoine dévoile la source de sa propre force à lui, qui est -encore le verbe " être "- le Seigneur, Celui qui est.

L'effet est immédiat : l'enfant noir s'enfuit, redoutant la voix et même la seule présence de celui en qui il continue de voir un jeune homme.

La crainte se trouve dans le camp de l'ennemi, de ce démon qui voulait effrayer.

La situation est retournée.

Telle fut la première victoire d'Antoine contre le diable.

Mais ce fut plutôt dans Antoine la victoire du Sauveur.

Victoire dans une guerre qui n'en finira jamais.

Les escarmouches reprennent d'ailleurs tout de suite, contre lesquelles Antoine reste vigilant, même s'il est certain, sans présomption, qu'il ne succombera pas à la volupté physique.

Ce n'est pas de ce côté-là que viendront les prochains assauts, se disait-il.

La conclusion qu'il en tire peut nous paraître paradoxale : il va châtier son corps et le réduire en servitude.

La formule, pour le moins excessive, à mettre au compte de l'air du temps, nous dérange-t-elle ?

En partie, oui.

A côté des positions claires que nous avons rencontrées, il y avait aussi un courant rigoriste de dévalorisation du corps, perçu comme un mauvais esclave sur lequel l'esprit devait assurer son pouvoir.

Antoine baignait aussi dans cette atmosphère.

Et pourtant, s'en tenir là serait passer à côté d'un intuition singulièrement profonde, dont Athanase nous donne la clé : de peur que, victorieux sur certains points, il ne succombât sur d'autres.

Antoine ne cherche pas une victoire sur le corps, plus ou moins réduit à la sexualité, mais une victoire de tout l'être.

Or la victoire de l'être c'est son unification, but par ailleurs de l'ascète, du moine.

Or si l'homme est un, c'est par son corps qu'il est un être-au-monde.

Le corps est le lieu du combat, de la vigilance, de la maîtrise intérieure, englobant harmonieusement toutes les fonctions et activités de l'homme.

C'est dans et par le corps que nous vivons la dispersion, la division, ou l'unité.

Et donc le moindre relâchement affectant le corps entraînerait l'ascète dans une déroute totale, comme se défait un tricot dont une maille a filé.


ANTOINE, ATHLETE DU CHRIST

Antoine décide donc d'attaquer de plus en plus , en sportif avisé qui sait qu'il perdra s'il reste sur la défensive.

C'est pourquoi il s'entraîne et s'engage dans de plus dures austérités.

Beaucoup s'en étonnaient.

Il est donc observé par de nombreuses personnes ; on parle de lui.

On pensait même qu'il en faisait un peu trop.

Cela déroutait.

D'autres ascètes, au désert ou dans l'histoire chrétienne, s'élanceront ainsi.

Thérèse d'Avila se verra contrainte, par exemple, de blâmer certains carmes pour leurs excès, au début de la Réforme du Carmel.

Pourtant nous tenons du texte lui-même qu'Antoine se trouvait dans une attitude juste : Il supportait facilement le labeur.

Il vivait cet effort avec facilité.

C'est le critère : ni tension excessive, ni exaspération, ni exaltation, mais un effort continu, comme naturel.

Il ne " force "pas.

Il s'applique, et loin de s'en tenir à des impulsions velléitaires sans lendemain, c'est une course de fond qu'il engage.

Antoine est le contraire du sprinter éphémère.

Répétition quotidienne et durée lui permettent de mettre la barre toujours plus haut, en champion jamais satisfait ou " arrivé ".

Athanase nous donne ses conditions d'entraînement : réduction du sommeil et de la nourriture, rudesse du sol pour lit, suppression de l'huile pour oindre le corps car cela l'amollit.

Pour Antoine, le fait de réduire les plaisirs du corps renforce la vigueur de l'âme, c'est-à-dire sa détermination sur le chemin.

Antoine pourrait être le patron des athlètes !

A une différence prés, et qui est de taille : la source de sa force intérieure, de sa confiance ne résidait pas dans les performances dont il était capable, mais tout à l'opposé dans la conscience permanente de sa faiblesse que la force du Christ, indispensable, venait combler, en toute certitude et sécurité pour lutter.

Il y aura cependant un piège à éviter, et qui est en lui : comment affronter l'épreuve du temps?

Il ne n'agit plus des longues années à venir qui auraient pu l'arrêter au début.

Ce qu'il perçoit maintenant c'est l'usure du temps, le risque de se mettre à comptabiliser les années déjà passées dans la retraite en vue de la vertu.

Regarder en arrière est mortel, sur ce chemin plus que sur tout autre.

Se vivre comme un " ancien " est la fin de la mobilisation intense, passionnée qui avait mis en route.

Tous les sportifs le savent.

Au bout c'est l'abandon.

L'athlète " se désunit ", puis " se relève ".

On ne peut se percevoir, dans l'ascèse comme ailleurs, que " débutant ".

Contre cette tentation, Antoine n'a qu'une règle : tourné vers ce qui vient, maintenir et augmenter la pression, la résolution d'avancer.

Non pas vers un lointain avenir, à l'horizon, mais dans le temps qui est donné jour après jour, comme cet autre athlète, saint Paul, dont il se répétait constamment la parole : "Oubliant ce qui est derrière moi et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but" (Ph. 3, 13-14).

Antoine est, à ce moment de sa vie, en train de parachever sa structure, de redonner son "style ".

C'est dire l'importance pour lui du personnage maintenant évoqué : le grand prophète Elie, référence essentielle pour Antoine et pour tout courant ascétique.

La parole d'Elie habite son coeur : Le Seigneur est vivant, devant qui je me tiens aujourd'hui. Antoine faisait remarquer qu'en disant aujourd'hui, Elie ne comptait pas le temps passé.

Nous sommes au coeur d'Antoine, vivant l'aujourd'hui comme le seul moment qui compte, qui nous mette au seuil de la rencontre avec Dieu, ce jour-même.

Il s'efforce de vivre chaque journée en état de paraître devant Dieu.

Dans quelles dispositions s'efforce-t-il d'être pour cela ?

Etre pur et prêt à obéir à sa volonté, à nulle autre.

Pur de coeur, c'est-à-dire dans l'amour parfaitement transparent, non mêlé, de ceux qui ainsi verront Dieu.

Et d'une disponibilité totale, à la seule écoute de Dieu.

Athanase nous révèle pour finir, comme dans une icône, la méditation qui emplissait le regard d'Antoine, la figure d'Elie en qui il voyait comme dans un miroir, la vie qu'il devait mener.

Parvenus à ce point, nous ne pouvons que contempler en silence le mystère entr'aperçu.


LE DEUXIEME EXODE D'ANTOINE-LA RUPTURE

Ainsi se terminait la phase de la vie d'Antoine, dans l'ermitage qu'il s'était donné aux abords de son village.

Nous avons déjà noté que, tout au long de sa vie, les déplacements et les lieux choisis vont être signifiants : allers et retours des interrogations initiales - prise de distance dans la continuité, prés de sa maison - amorce de rupture sans coupure, à proximité du village.

L'expérience spirituelle qu'il vient de vivre lui fait franchir un pas majeur.

Antoine se coupe de ses sources du village pour aller dans la région des tombeaux, à quelque distance.

Il part, à l'image d'Elie s'enfonçant dans le désert, mais lui, Antoine ne va pas encore au désert.

Est-ce une décision moins radicale ?

Ce n'est pas sûr si l'on en juge par les résistances intérieures qu'il dut surmonter au point que le texte présente sa décision comme un triomphe sur lui-même ! nous ne savons pas ce qui, en lui, était à vaincre.

Nous ne pouvons que soupçonner l'intensité de la lutte qu'il eut à livrer. De telle notations nous le rendent singulièrement vivant.

Il n'est pas dit qu'il ait imité un " zélé " dans son choix des sépulcres.

Est-ce pour souligner l'aspect personnel de sa décision, s'avançant sur des chemins nouveaux?

Son chemin à lui était la solitude totale, uniquement occupé de Dieu.

Ce lieu dut lui paraître approprié.

L'espace des tombeaux, loin du village, mais non sans relation avec lui, était un espace délimité où se trouvaient des grottes dans lesquelles les paysans enterraient leurs morts.

Le contexte culturel égyptien, avec son rapport spécifique aux tombeaux et à l'au-delà, ne doit pas être sous estimé si l'on veut comprendre le choix d'Antoine.

Athanase ne parle pas des tombeaux comme le lieu des démons.

Se trouvaient aussi dans cet espace quelques petites constructions sommaires à usage de tombeaux.

C'est dans l'une d'elles que s'installe Antoine conservant juste le lien d'un ami venant lui apporter du pain à de longs intervalles.

L'image finale, qui vient clore ce déplacement où s'inaugure la vie nouvelle d'Antoine, est somptueuse de sens et de simplicité : Il entra dans un de ces tombeaux, ferma la porte sur lui et y demeura, seul.

Antoine peut enfin vivre comme il l'a décidé : aller seul, par le chemin de l'ascèse, droit au but, qui est Dieu, seul.

Le texte n'autorise pas à penser que le but d'Antoine ait été d'aller provoquer les démons.

Par contre, l'ennemi du bien, lui, a bien conscience des conséquences de la démarche d'Antoine : l'ascèse d'Antoine va remplir le désert !

Il lui faut donc l'attaquer dés le début.

Et il emploie tout de suite les grands moyens : assaut en règle, une nuit.

Antoine, accablé de coups reste étendu au sol, comme mort, souffrant au-delà de tout ce qu'il pouvait imaginer.

Heureusement le Seigneur veillait.

Dés le lendemain matin survenait son ami, avec le pain.

Il le découvre inanimé et le porte vers le seul lieu source de vie imaginable : l'église du village.

Voici qu'Antoine effectivement reprend conscience, sous le regard de ses parents, de ses amis, ameutés, et qui vont le veiller tout le jour.

La nuit vient.

Tout le monde s'endort, sauf son ami.

Antoine lui fit signe de s'approcher et le pria de le reprendre et de le reporter aux tombeaux, sans éveiller personne.

Les historiens se demandent ce qui s'est réellement passé cette nuit-là.

Etait-ce une horde de démons ou une troupe de pillards, comme il y en avait dans la région?

Antoine, dans ce dernier cas, aurait interprété après coup cette agression comme inspirée par l'ennemi.

Pourquoi pas ?

Le sens n'en serait pas modifié : l'ascète déterminé doit s'attendre à des combats inspirés par le démon.

Un ascète moins résolu n'aurait peut-être pas eu le courage de revenir.

Antoine lui-même était-il exempt d'appréhension ?

En tout cas il ne change rien à ce qu'il avait décidé et recommence à vivre là seul à l'intérieur, portes fermées, comme d'habitude.

Ses blessures l'ont laissé dans un état de faiblesse extrême.

Il ne peut même pas prier debout.

Qu'à cela ne tienne !

Sans s'apitoyer sur lui-même, il décide qu'il priera couché, car prier là est sa raison d'être.

Or voici qu'à la sortie de sa prière, il cria.

Comme empli d'une puissance intérieure qui explose : Me voici, moi, Antoine. Et pour la première fois, c'est lui qui prend l'initiative, qui défie l'ennemi.

Il s'offre aux assauts des démons, si forts qu'ils soient, avec la certitude de ne pas faiblir.

Faiblir, ce serait accepter de se laisser séparer de l'amour du Christ.

Et là il est invulnérable.

Sa faiblesse même est sa sécurité, à cause de ce lien, où il puise nourriture et force.

Athanase nous transporte alors à l'intérieur de la délibération de l'ennemi.

Ce qui y domine d'abord, c'est l'étonnement.

Qu'Antoine ait eu l'audace de revenir !

Furieux, le démon convoque ses troupes, ses chiens, comme pour les exciter en vue d'un assaut différent.

Après la sexualité, après l'agression physique, il va l'attaquer autrement.

Il déchaîne alors une meute d'animaux terrifiants, de nuit comme toujours, qui est le temps des fantasmes et des terreurs.

Il le fait avec un tel vacarme que la petite maison paraissait s'écrouler.

Le texte insiste pour faire comprendre qu'il s'agissait de simulacres de démons et non d'animaux véritables.

Aucun ne le touchera réellement.

Apparemment moins dangereuses, ces représentations n'en déclenchaient pas moins d'angoisse et de terreur, au contraire.

Tous les tortionnaires savent cela.

Le but était d'effrayer Antoine pour le faire fuir.

Antoine ne cède pas, quelque douleur qu'il en ressente.

L'imaginaire angoissé meurtrit et blesse le corps encore plus profondément que la dent des animaux.

Mais si l'imagination d'Antoine fouetté, aiguillonné par ces attaques mimées, s'affole, en proie à l'émotion, l'âme, elle, reste en éveil, bien vigilante.

Trouble, douleur ne mettent pas en péril la stabilité de son coeur, intrépide, sans peur au fond de l'être.

Antoine ignore à tel point la panique qu'il peut rester parfaitement lucide, et même se moquer de ces attaques simulacres, les excitant avec hardiesse : Si vous pouvez, si vous avez reçu pouvoir contre moi, ne tardez pas, attaquez.

Si vous ne pouvez pas, pourquoi vous déranger en vain ?

Notre foi au Seigneur est notre sceau et notre mur de protection.

C'est dans la foi qu'Antoine trouve sa force.

D'abord le Seigneur a ruiné la puissance du démon devenu impuissant. Dieu seul pourrait lui donner pouvoir.

Or Antoine se sait entouré, protégé par le Seigneur, à la mesure de l'attachement qu'il lui porte.

Notons au passage qu'Antoine passe du " je " au " nous ".

Réminiscence de psaumes, bien évidemment, mais aussi conscience de ne pas mener un combat solitaire.

Ce sont tous les disciples du Seigneur qui luttent avec lui.

La conclusion de cet affrontement comporte une notation non négligeable : les démons étaient furieux, et on les comprend !

Mais furieux de quoi ?

D'avoir été vaincus ?

Pas exactement.

Mais d'avoir été joués, et non pas lui.

La défaite du démon est d'avoir été déjoué, d'avoir été découvert dans ses jeux, ses masques, ses mensonges, révélant son impuissance réelle.

C'est pourquoi la dernière épreuve était la plus importante.


L'ALLIANCE

Va maintenant être déployée une scène dont la signification et la portée seront centrales pour la vie d'Antoine et pour tous ceux qui prendront le chemin de l'ascèse.

Antoine a environ 35 ans, il est au seuil de la maturité.

Il achève exactement le premier tiers de sa vie.

C'est le moment que choisit le Seigneur pour intervenir.

Le texte nous dit en effet : Le Seigneur n'oublia pas le combat d'Antoine.

La formulation, de résonance biblique, peut paraître curieuse, à première vue.

Elle ne l'est pas tellement toutefois.

Cela ne veut pas dire que le Seigneur a enregistré dans sa mémoire le combat d'Antoine, comme pour ne pas l'oublier.

Par analogie, quand nous disons " je n'oublie pas ce que tu as fait pour moi " à quelqu'un qui nous a aidé, c'est pour signifier que nous en portons en nous l'écho bien vivant.

De même le Seigneur porte vivante dans son coeur l'évidence de l'amour déterminé d'Antoine et de sa fidélité.

C'est pourquoi il intervient.

Pour faire quoi ?

Pour lui porter secours.

Là, franchement, on ne comprend plus.

Ce ne serait pas un peu tard, non ?

Le grand combat initial - on pourrait dire : initiatique - ne vient-il pas de se terminer ?

Ce n'est pas si sûr ...

Le moment décisif était encore à venir, et il est là !

Pendant la bataille, on se bat, totalement adossé à l'urgence.

Ou bien, on fuit.

Les questions, c'est pour après, quand on fera le point, moins pour le passé que pour l'avenir.

C'est le moment de la grande confrontation choisi par le Seigneur.

Le sens de l'événement éclate déjà dans la forme, solennelle : levant les yeux au ciel, Antoine vit le ciel ouvert et un rayon de lumière descendre jusqu'à lui.

Les démons avaient disparu.

La maison était de nouveau intacte.

Remontent à notre mémoire, parmi bien d'autres épisodes: le baptême au Jourdain - la Transfiguration - la Cène - la Pentecôte...

Expérience mystique, événement fondateur.

Là est le secours annoncé par le Seigneur : après la nuit du démon, la lumière de Dieu descend.

L'univers est restauré dans son état naturel, enfin dés-enchanté.

Au monde terrifiant de l'ennemi, fondé sur le simulacre, succède le monde réel, celui de Dieu.

Athanase tenait à dire que la venue du Seigneur restaurait la création dans sa bonté originelle.

Antoine, lui - et pour cause ! - reste plus prés de événement.

Ce qui compte, c'est que le Seigneur est là pour l'aider !

Il se met alors enfin à respirer plus à l'aise.

Oh ! le soupir de soulagement !

C'est donc que pendant l'assaut, il avait effectivement eu quelque mal à le faire, ardeur du combat et angoisse aidant.

Et il n'est pas réellement apaisé.

Il est seulement plus à l'aise.

Voir l'humanité d'Antoine nous est bien précieux.

Pas tout à fait tranquille peut-être, mais cela lui suffit pour retrouver toute son impétuosité naturelle, cette fois pour interpeller, après le démon, Dieu lui-même, dans sa vision.

Puissant et pathétique : Où étais-tu ?

Pourquoi n'as-tu pas paru dés le commencement pour faire cesser mes douleurs ?

On entend Job ou, plus prés de nous Marie-Madeleine après la mort de Lazare, mais surtout le Christ en croix.

Alors une voix se fit entendre...

La formule renvoie aux textes bibliques, qui seuls en donnent la portée : et Dieu parle "j'étais là, Antoine".

Dieu se tenait présent, tout proche. J'attendais pour te voir combattre.

Ce combat, bien au-delà du choc contre des démons, était tentation, " épreuve ", au sens fort du mot.

Reviennent alors toutes les " épreuves " rapportées dans la Bible, à la suite de la grande "épreuve " d'Abraham et d'Isaac.

Respectant la liberté d'Antoine, Dieu attendait que se manifestât son vouloir véritable et, plus encore, sa foi.

La réaction du Seigneur, après avoir observé Antoine, rappelle encore la Bible : puisque tu as tenu, tu n'as pas été vaincu, je serai toujours ton secours et je te rendrai célèbre partout.

Dieu ne lui dit pas qu'il a remporté la victoire sur le démon - ce serait faux - mais qu'il n'a pas cédé.

Et puisqu'il a résisté, le Seigneur va pouvoir lui faire confiance.

Parce que Antoine a été fort dans sa faiblesse en s'appuyant uniquement sur Lui, Dieu sera toujours avec lui.

A son tour, Antoine va pouvoir mettre toute sa confiance dans le Seigneur.

Dieu termine, comme avec Abraham, par une prédiction-promesse.

Une alliance solennelle vient d'être scellée entre eux.

L'effet de ces paroles sur Antoine est immédiat : il se leva et pria.

Agir, pour lui, c'est prier.

Le Seigneur l'a rempli de force dans son corps.

Dans son coeur domine le réconfort ; il en avait bien besoin !

Une vie nouvelle commence pour lui.

Il est arrivé exactement au tiers de son âge.

Il a 35 ans.


LE TROISIEME EXODE D'ANTOINE - L'INSTALLATION

A nouvelle étape, nouveau déplacement.

A son habitude, Antoine ne traîne pas.

A peine le jours levé, il s'en va encore plus ardent non à la recherche de l'ascèse, comme auparavant mais au service de Dieu.

Ce n'est plus tout à fait le même homme.

Pour la première fois son but est défini comme une mission.

Et pour la première fois aussi, il crée un chemin nouveau : aller vivre au désert.

Avec prudence toutefois, comme toujours, car il sent le besoin de s'engager sous le couvert de son " ancien ", peut-être le vieillard que nous avons déjà rencontré.

On apprend ainsi que, durant sa période de formation, Antoine s'était fait accompagner.

Mais cet ancien refuse de partir avec lui : il se juge trop vieux, et cela ne s'est jamais fait d'aller au désert !

Antoine ne perd pas de temps à discuter.

Puisqu'il en est ainsi, il ira seul.

Et comme d'habitude, à chaque carrefour de la vie d'Antoine tout particulièrement, l'ennemi va vouloir se mettre en travers.

Il puise dans un de ses tours et jette sur la route l'apparence d'un grand disque d'argent.

Antoine est maintenant habitué aux sortilèges du démon.

Il devine la ruse, s'arrête, réfléchit... et s'adresse au démon avec une parfaite maîtrise de la situation, à la manière d'un juge ou d'un enquêteur qui confond un malfaiteur et le convainct de tromperie : D'où vient ce disque dans le désert ?

... C'est donc un artifice...

Ce n'est pas avec cela que tu empêcheras mon propos, démon.

Pour terminer, il le maudit : Qu'il soit avec toi pour ta perte !

On entend Elie ou les Apôtres des Actes parlant avec puissance.

L'effet est souverain.

Le sortilège se dissipe en fumée.

L'ennemi ne se tient pas pour battu.

Ce n'est plus un simulacre qu'il dépose cette fois sur la route mais de l'or véritable.

Cet or pose un problème à l'auteur de la Vie, Athanase, car il doute que ce soit le diable qui ait fait cela.

Le démon est en effet le spécialiste du faux, de l'apparence.

Si c'est de l'or véritable, il faut que ce soit une puissance bonne qui l'ait déposé.

Athanase propose alors une hypothèse intéressante : et si c'était une épreuve venant d'en-haut pour exercer l'athlète et montrer à l'ennemi la force d'Antoine.

Athanase ne conclut pas mais il nous a donné un précieux critère pour ne pas voir le diable partout.

Antoine, lui, ne se pose pas de questions sur l'origine de cet or.

En paysan égyptien réaliste qu'il est, il s'étonne qu'il y en ait une telle quantité.

Là-dessus sa réaction peut surprendre : Il passa outre comme au feu, dépassa sans se retourner, hâtant sa course jusqu'à ce qu'il fut trop loin pour voir cet or.

De quel danger s'est-il senti menacé, comme par le feu, lui qui était si assuré dans l'épisode précédent ?

A-t-il craint un piège ?

N'aurait-il pas senti monter en lui une attirance pas encore éteinte pour cet or ?

De toute façon, sa réaction le dépeint parfaitement.

Danger, tentation ou pas, il renforce sa détermination, se hâte de s'éloigner, se détourne pour ne plus le voir, et n'en devient que plus fort : jusque-là il marchait.

Maintenant il s'élance vers la montagne.

Son troisième exode, le plus radical va s'achever.

Il traverse le Nil et là, dans le désert, il trouve un fortin abandonné par les romains.

Il va s'y établir à demeure.

Antoine a en effet conscience que jusque-là il s'agissait d'étapes préparatoires, donc provisoires.

Depuis le dialogue d'alliance avec le Seigneur, une stabilité intérieure s'est installée.

Une puissance mystérieuse émane désormais de son être transformé, terrifiant les reptiles qui habitent le fortin et s'enfuient devant lui. Antoine s'organise, s'installe.

Il protège sa solitude en bouchant l'entrée.

Pour la nourriture, les Thébains savent faire du pain qui peut tenir six mois.

On le lui fera passer par-dessus le mur, ce qui suppose qu'Antoine avait pris le temps de faire ces arrangements avec les gens du pays.

On sait, dés le début, qu'il est là.

Dans le fort, un puits assure l'eau.

Antoine est autonome.

Il pourra rester seul, sans sortir ni voir personne.

Il s'exerça ainsi longtemps.

L'exercice, on le sait, c'est l'ascèse.

L'ascèse dans la solitude, pour Antoine, c'est être moine.

Or voici que c'est du jour où Antoine s'établit dans la plus rigoureuse solitude, en plein désert, que son rayonnement va commencer. Ce sont d'abord les familiers d'Antoine qui trouvent sa trace, probablement des " zélés ".

Antoine est inflexible, porte fermée.

Il veut rester dans sa solitude.

Les familiers ne sont pas rebutés ; ils s'installent à l'extérieur, jour et nuit.

C'est ainsi qu'ils sont les témoins du vacarme causé par les plaintes et les cris des démons.

Ils étaient chez eux dans ce fortin : Va-t-en de chez nous !

Qu'as-tu à faire dans ce désert ?

Et ils le menacent.

Les gens qui étaient dehors crurent au début que des hommes étaient descendus vers lui par des échelles et qu'ils se battaient avec lui.

Ils n'étaient donc pas aussi imprégnés qu'on le dira par la suite de l'image d'un désert peuplé de démons !

Ce sont des paysans, plus habitués aux raids des pillards qu'aux assauts démoniaques.

Ils veulent en savoir plus, regardant par les fentes de la muraille... et ne voient personne !

Il leur faut se rendre à l'évidence : c'est mystérieux.

C'est à ce moment qu'ils pensent aux démons.

Mais cela change tout pour eux !

De curieux qu'ils étaient, ils deviennent effrayés.

Ils étaient prêts à porter secours à Antoine contre des hommes.

Ce sont eux maintenant qui l'appellent à l'aide contre les démons.

Antoine les entend.

Son attitude se modifie complètement, car il y a danger.

Pas pour lui, bien sûr, car si les démons l'ennuyaient avec leur vacarme, il y a bien longtemps qu'ils ne lui causaient plus peur ni souci.

Antoine se dit qu'il doit intervenir.

Car il y a danger pour ces gens qui sont là, dehors.

Antoine redoutait-il que les démons ne les attaquent ?

Pas du tout.

Le danger est ailleurs, et bien plus grave : ils ont peur.

S'ils laissent la peur entrer en eux, l'ennemi aura gagné.

Car ils auront perdu la confiance en Dieu qui seul donne la force, en se laissant jouer par les sortilèges de l'Ennemi.

Là est tout l'enjeu, non seulement de la vie monastique mais de la foi.

S'ils ont peur, c'est que Satan est toujours puissant.

Et le Christ n'est pas ressuscité, vainqueur du Mal, du Malin.

L'inimaginable alors se produit.

Antoine s'approche de la porte et, de l'intérieur, leur parle.

Pour la première fois il sort de son mutisme.

Retirez-vous ... sans crainte..., signez-vous et partez hardiment... les démons ne sont pas dangereux... laissez-les se jouer eux-mêmes.

Il leur livre son expérience, tout simplement.

Puis il ajoute une remarque qui nous fait plonger profondément dans son histoire à lui : car les démons font de ces prodiges contre ceux qui ont peur.

Donc lui aussi, Antoine, contre lequel les démons avaient fait tant de prodiges, s'était battu avec la peur !

C'est le jour où la peur fut définitivement expulsée de son coeur que les démons furent, par là même, expulsés.

C'est la peur qui ouvre le coeur de l'homme à la puissance des sortilèges de l'ennemi.

Tel fut le premier enseignement d'Antoine, le Père, le Maître en ascèse à partir de ce jour.

Athanase résume alors les vingt ans qu'Antoine allait vivre dans ce fortin du désert: Antoine restait.

Les démons ne pouvaient lui faire aucun mal ; il ne se lassait pas de les combattre.

Les visions célestes et la faiblesse des ennemis augmentaient son ardeur.

Dés la première phrase plantée là comme en montrant le veilleur qui restait, tout le passage est à l'imparfait de durée, suggérant une longue suite sans interruption.

C'est la période du combat sans cesse renaissant, contre un ennemi sans cesse repoussé.

C'est la victoire sur le temps.

Face à cette détermination que rien ne peut fatiguer, les visiteurs n'en croient pas leurs oreilles : il n'est pas mort, il chante, il psalmodie.

Et ce sont des psaumes de victoire !

C'est l'Antoine contemplatif, favorisé de visions célestes.

Il n'est pas seulement l'athlète de l'ascèse.

Ou plutôt il est rendu fort chaque jour davantage par la présence du Seigneur.


LA SORTIE

Antoine restait toujours cloîtré !

Qu'est-ce qui pourrait jamais faire sortir de sa réclusion cet ascète obstiné ?

Dehors et dans les villages on s'impatiente.

Il y a de quoi !

Cela fait plus de vingt ans que certains attendent de recevoir de lui son enseignement pour imiter son ascèse !

Cela suffit !

Alors un jour ses amis vinrent, brisèrent et enfoncèrent sa porte.

Antoine sortit.

Sans aucune réaction apparente.

Il est au-dessus de ce tumulte, ou au-delà.

L'événement fut si extraordinaire, l'ascète était si impressionnant qu'Athanase eut pour seule ressource d'emprunter à la littérature de son époque les traits et les images de sa description.

Nous disposons du teste de Porphyre qu'il utilisa, décrivant Pythagore au sortir du temple où il avait été initié.

Dans les deux cas, c'est un homme nouveau qui sort.

Mais Antoine, lui, n'a rien d'un homme transfiguré en demi-dieu.

Bien au contraire, ce que chacun admire alors dans cet homme c'est qu'il était resté le même, il n'était ni engraissé par le manque d'exercice physique, ni décharné par les jeûnes et la lutte contre les démons, mais tel qu'on l'avait connu avant sa retraite.

Ces vingt ans de réclusion et d'ascèse ne l'avaient pas changé.

Décidément ces égyptiens du Nil ont le regard bien réaliste !

Mais le regard de leur coeur est aussi plein de sagesse, qui sait discerner l'essentiel : Antoine est spirituellement pur, qui est devenu un être transparent, sans mélange, unifié, à l'opposé du démon, spirituellement noir.

Au reste, c'est un Antoine en parfait équilibre qu'ils ont devant eux : ni resserré par le chagrin, ni dilaté par le plaisir ; en lui, ni rire, ni tristesse, la multitude ne le troublait pas, tant de gens qui le saluaient ne lui donnaient pas de joie excessive.

Une bonne partie de la description est reprise mot pour mot de Porphyre.

Après tout, il n'y a pas trente-six façons d'être harmonieux et juste dans son être, et les stoïciens de l'époque en étaient souvent proches.

L'ascèse héroïque d'Antoine n'avait pas fait de lui un être à part.

Tout simplement il était devenu un homme, au sens plein du terme, chez qui aucune passion ne venait semer le désordre, gouverné par la raison, naturel.

Il est maintenant comme sorti des mains de Dieu au premier jour.

Athanase nous le montre ensuite - comme dans une transition - commençant sa nouvelle vie, la seconde moitié, consolant les malheureux, réconciliant les gens en discorde, exhortant par un discours persuasif à prendre le chemin de l'ascèse.

C'est ainsi que des monastères s'élevèrent dans les montagnes et que le désert se peupla de moines, d'hommes ayant renoncé à tous leurs biens et donné leur nom à la cité des cieux.

Cette dernière formule résume et achève la migration d'Antoine vers les biens célestes, la cité des cieux, objet de tout son amour.

La partie strictement recluse de la vie d'Antoine - la plus courte du livre - est terminée.

Antoine va maintenant se partager entre la solitude nécessaire et le service des ascètes et de l'Eglise.

Il devient ainsi comme le père de tous les monastères.

Par son enseignement - qui va occuper la seconde partie de la Vie - par son action et son exemple, jusqu'à la vieillesse et la mort - il va devenir le père des moines pour la postérité.

(fin du livre)


POUR ALLER PLUS LOIN

Chacun peut faire sa propre lecture en se reportant au texte de Saint Athanase. Il est accessible aux Editions du Cerf, collection " Foi Vivante " sous le titre: " Antoine le Grand, père des moines ".

Certains livres peuvent être utiles à consulter par ceux qui voudraient éclairer ou prolonger leur recherche. Ils se trouvent dans la collection " Spiritualité Orientale " des Editions de l'Abbaye de Belle fontaine:
" La Vie de Saint Antoine -essai sur la spiritualité du monachisme primitif ", du Père Louis BOUYER. Un classique. Il suit le texte en faisant le point, chaque fois que nécessaire, sur les questions historiques et théologiques.
" Aux origines du monachisme chrétien. Pour une phénoménologie du monachisme ". L'auteur, Antoine GUILLAUMONT, professeur au collège de France, fait un remarquable travail de première main. Concernant Antoine, voir plus particulièrement pp 67 et suivantes, et surtout le ch IV " vues d'ensemble ".
" Et le désert devint une cité -Une introduction à l'étude du monachisme égyptien et palestinien dans l'Empire chrétien ". Derwas J. CHITTY, dans un ensemble d'excellente facture, peut fournir quelques compléments très utiles. Par exemple pp. 23 et suivantes.


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