...QUI IL ETAIT AUPARAVANT...
L'histoire
se passe dans un village de Moyenne Egypte, sur les bords du Nil, en
l'an 251.
Un couple
de paysan aisés et de bonne réputation venait de donner
naissance à un garçon, probablement leur aîné.
On lui
donna le nom d'Antoine.
La famille
était chrétienne.
On y
vivait, comme le plus souvent dans ces régions rurales, un christianisme
encore tout proche de ses sources : l'histoire de Jésus, la première
communauté de Jérusalem, l'exemple d'hommes passionnés
-on les appelait les " zélés ", les spondaioi,
en grec- qui, tout en partageant la vie du village, s'exerçaient
comme des sportifs à une vie ascétique exigeante.
La
communion de foi y était communion des saints.
On
était loin des spéculations savantes de certains chrétiens
des villes, comme il s'en trouvait là-bas à Alexandrie
! Mais si les excès de la recherche intellectuelle ne menaçaient
pas la foi de ces paysans, il fallait compter avec d'autres dangers.
Les
croyances traditionnelles, peuplées de dieux-animaux, favorables
ou hostiles, habitant la vallée fertile ou les déserts,
demeuraient dans l'inconscient collectif, prêtes à réapparaître.
C'était
la culture du pays, sans oublier les représentations mythologiques
peintes sur les monuments, dans les tombeaux, et aussi les pratiques
magiques, les sortilèges dont l'Egypte était imprégnée
depuis tant de siècles !
L'autre
risque était les flambées des persécutions, derniers
soubresauts, courts mais imprévisibles et violents, du paganisme
officiel sur le déclin.
Il faudra
attendre le 25 novembre 312 pour que la " paix de Constantin
" s'installe en Egypte.
Dans
ce contexte, les parents du petit Antoine estimèrent que l'éducation
de leur fils exigeait sagesse et prudence pour le garder des influences
ancestrales qui pourraient menacer sa foi chrétienne, sans toutefois
provoquer l'hostilité des représentants du pouvoir.
Ils
étaient assez riches pour assurer l'éducation de leur
fils. Ils décidèrent donc de le garder avec eux.
Et Antoine
ne connut rien en dehors d'eux et de la maison.
Sa petite
enfance baigna dans ce climat exigeant où mieux valait établir
une distance avec les autres que mettre sa foi en danger. Antoine en
gardera l'imprégnation pour toujours.
Il prendra
d'ailleurs très tôt cette attitude à son compte,
au point qu'il refusera à l'adolescence " d'apprendre
les lettres " -d'aller à ce que l'on appellerait à
peu près le collège ou le lycée- pour éviter
la compagnie des autres garçons.
La formule
du texte suggère qu'Antoine se montre ici plus rigoureux même
que sa famille.
S'il
refuse, c'est que la proposition lui en avait été faite
par ses parents ! Marque de caractère et d'autonomie certes -et
jamais il n'en manquera !- mais aussi et surtout d'un discernement précoce,
lucide et déterminé.
Le
jeune Antoine grandissait donc, paisible, avec la volonté et
la possibilité de ne pas se disperser à l'extérieur
ni s'écarter de ce qu'il estimait être l'essentiel : Tout
son désir était de vivre tout simplement en sa maison.
Le mot
désir est à prendre ici au sens fort, désignant
l'orientation de son être profond, assumée et mise en oeuvre
chaque jour de sa vie et tout simplement ne signifie pas tout tranquillement,
tout bonnement mais renvoie à une exigence de simplicité,
sans aucune recherche de facilité ni de superflu.
N'imaginons
pas pour autant un enfant renfermé, comme passif dans le cocon
familial. Enfant, il ne fut pas paresseux nous dit le texte.
A quoi
s'occupait-il ? Ou plutôt, qu'est-ce qui l'occupait ?
Attentif
aux lectures, il en conservait intérieurement le fruit.
Avec
cette phrase, tout est dit sur l'éducation ou le développement
du jeune Antoine, certes, mais aussi de tout homme, à quelque
âge que ce soit.
Il convient
donc de se le représenter avec cette capacité de concentration,
de réceptivité, mais aussi de conserver, de se souvenir,
sans quoi l'écoute est stérile.
Il laissait
descendre ces lectures en son coeur, où elles allaient produire
des fruits. On ne surestimera jamais le rôle joué dans
sa vie par la mémorisation, très jeune, des textes de
l'Ecriture qui seraient sa nourriture quotidienne.
On s'en
rendra compte par la suite.
Quelle
était sa relation à ses parents ?
A sa
manière habituelle, Athanase retient le minimum de traits pertinents,
significatifs.
Il va
à l'essentiel pour nous dire, de façon un peu surprenante
: avançant en âge, il ne méprisa pas ses parents,
mais il leur était soumis.
Aurait-il
eu quelque raison de les mépriser, de rejeter leur autorité
?
Il est
possible, plutôt, qu'Athanase en profite pour faire la leçon
aux jeunes gens de son temps, ou de plus tard, tant les époques
changent peu les hommes.
Ce qui
est surtout à noter, c'est le début et la fin de la phrase,
comme extraits directement de l'évangile de Luc.
Puis
Athanase qui a, comme tout le monde, l'image des mortifications extrêmes
de nourriture de l'ascète, tient à nous montrer ce qu'il
en était du jeune Antoine.
On
ne trouve pas trace de désordre alimentaire, par excès
ou défaut, mais seulement de modération, comme pour le
reste de son comportement. Ceci est le véritable Antoine.
Seule
seront immodérées sa passion de Dieu et sa volonté
de prendre tous les moyens pour s'attacher à lui.
Malgré
la fortune assez considérable des siens, l'enfant ne les importunait
pas pour avoir une nourriture abondante et variée, il ne cherchait
pas là le plaisir.
Content
de ce qu'il trouvait, il ne réclamait rien.
L'intérêt
de ces notations est de montrer à quel point le style de vie
que se donnera Antoine s'enracine dans sa structure psychique, son être
profond.
Antoine
deviendra ce qu'il était.
Et il
était ce qu'il se faisait chaque jour.
Il s'accomplira
dans l'ascèse non par un décision arbitraire ou une imitation
extérieure et tardive, mais en faisant s'épanouir, en
portant au plus haut ce qui le constituait, et qui était sa grâce
devant Dieu.
Ainsi
se construisait-il avec un profil déjà précis :
intériorité, écoute, distance à l'égard
de ses désirs et de ses besoins, obéissance, autonomie,
détermination, familier des ruptures nécessaires : les
traits d'Antoine enfant contiennent le visage de l'athlète à
venir.
De
son éducation religieuse -en dehors du fait qu'elle fut chrétienne
et nourrie de lectures, qui étaient bibliques à cette
époque- nous ne savons qu'une chose, mais capitale : il allait
avec ses parents à la maison du Seigneur.
La ressemblance
avec Jésus enfant est manifeste.
Avec
un trait significatif de la psychologie d'Antoine : le texte ne dit
pas que ses parents l'y emmenaient mais qu'il y allait avec eux, ce
qui est tout autre chose !
Arrêtons-nous
un instant pour laisser monter ce que nous évoque ce début
de l'histoire d'Antoine.
Cet
enfant, cet adolescent nous en rappellent évidemment un autre
: Jésus, qui grandissait en âge et en sagesse, qui était
soumis à ses parents, qui allait au Temple avec eux.
L'auteur
de la vie d'Antoine tenait à nous faire pressentir que déjà
ressemblait à Jésus celui qui passera sa vie à
l'imiter.
L'intention
parait si forte que l'on pourrait soupçonner Athanase d'avoir
forcé le trait, au détriment de la vérité
historique; c'était une manière d'écrire l'histoire
familière à cette époque, l'essentiel étant
moins de rapporter des détails vérifiés que de
choisir les traits parlants, donnant à voir et surtout à
comprendre de l'intérieur.
Athanase
ne fait pas oeuvre de photographe mais de peintre.
Ce
n'est pas le seul message qu'Athanase veut nous faire parvenir.
Il nous
parle certes de cet adolescent que fut Antoine.
Et s'il
s'agissait d'un autre, de tout homme aux portes de la vie, futur moine
ou tout simplement chrétien habité du désir de
faire s'épanouir " le moine qui est en lui "
?
Nul
doute qu'ils trouveraient là les premiers pas à faire
sur leur chemin, en vue d'un juste discernement de vocation : fréquentation
de l'église -rejet de la paresse -soumission et respect -écoute
et intériorisation de l'Ecriture pour s'en imprégner et
la vivre -modération dans la nourriture -maîtrise des désirs
-capacité de se contenter de ce qui est donné là,
sans exigence ni réclamation, sans volonté d'appropriation
-détermination dans la poursuite du projet avec lucidité
-liberté intérieure.
Le texte
de la vie d'Antoine nous est donné à lire à plusieurs
niveaux. Serait-ce que l'auteur n'aurait pas seulement voulu nous raconter
une histoire édifiante ? Mais alors, pourquoi, et pour qui ?
POURQUOI FALLAIT-IL ECRIRE LA VIE D'ANTOINE ?
Transportons-nous
un siècle après la naissance d'Antoine.
Nous
sommes en 356.
Antoine
vient de mourir âgé de 105 ans.
Et un
an plus tard, l'évêque d'Alexandrie avait achevé
d'écrire la biographie que nous suivons. En 360 elle circulait
partout. Encore 10 ans et cette " Vie d'Antoine " était
traduite en latin, vers 370.
C'est
dire l'extraordinaire rayonnement de l'ascète, jusqu'au fond
des Gaules.
Bien
sûr, ce rayonnement n'avait pas commencé avec sa mort !
Depuis
longtemps, déjà, parmi les moines qui se multipliaient
un peu partout, on avait connaissance de celui que l'on considérait
comme un Père spirituel, un exemple parmi les ascètes,
dont on cherchait à connaître la pratique afin de rivaliser
avec lui.
C'était
une coutume depuis longtemps déjà parmi les ascètes.
Les
échanges d'information étaient beaucoup plus intenses
que nous ne l'imaginons.
Communion
des ascètes, communion des saints, vie profonde de l'Eglise universelle
!
Ces
échanges n'étaient pas tous volontaires !
On vit,
par exemple, vers 340 arriver dans la ville de Trêves, en Allemagne,
un évêque que l'empereur Constantin -pourtant catéchumène
!- venait d'exiler pour des raisons théologico-politiques.
Cet
évêque se nommait Athanase. il venait d'Alexandrie.
C'est
l'auteur de notre " Vie d'Antoine ".
Or voici
qu'en 356 des moines d'Occident -peut-être bien de Trêves-
décidaient de s'informer par eux-mêmes, à la source,
sur cet Antoine qui venait juste de mourir.
Mais
à qui s'adresser ?
Pourquoi
pas à cet évêque d'Alexandrie que l'évêque
de Trêves, Maximin, avait justement hébergé ?
Ils
lui écrivent et lui expliquent : nous sommes des moines qui recherchons
des exemples afin de progresser sur notre chemin de l'ascèse;
tout le monde sait que l'Egypte est une source exceptionnelle, en particulier
avec Antoine dont la renommée est parvenue jusqu'à nous.
Nous
aimerions en savoir davantage sur lui.
Notre
but auprès de vous et d'autres personnes est de vérifier
ce que l'on en raconte, pour pouvoir ensuite rivaliser avec lui -Bienheureuse
demande d'information critique, à qui nous devons le livre !
On le
sait depuis saint Thomas...
Athanase
ne reçut pas cette lettre dans quelque palais épiscopal.
Toujours
en difficulté avec Constantin qui soutenait l'hérésie
arienne, il devait se cacher, probablement dans un monastère
de la vallée du Nil, où il comptait bien des amis.
Le message
de ces moines inconnus le remplit d'allégresse.
Rien
que de repenser à Antoine lui faisait du bien.
Il l'avait
connu et aimé. Son souvenir lui était tout proche; il
serait préférable -se dit-il- de pouvoir fournir à
ces occidentaux une documentation plus étoffée, en collectant
les souvenirs de moines familiers d'Antoine.
Mais
c'était trop juste : la mauvaise saison allait commencer, rendant
la navigation difficile. Plutôt que de faire attendre ses correspondants
mieux valait donner son témoignage personnel, quitte à
leur recommander de compléter leur information par ailleurs.
Ils
verraient ainsi que les témoignages concordaient, tellement la
vie d'Antoine était de notoriété publique.
C'est
ainsi que nous seront transmises l'histoire, l'image d'Antoine, telles
qu'elles s'étaient constituées de son vivant même.
L'évêque
d'Alexandrie avait d'autres raisons d'écrire cette vie.
Ce paysan
qui s'était nourri de Bible et d'ascèse serait aussi un
bien bel exemple à proposer à ses fidèles, tentés
par l'arianisme, si facilement éblouis par les raisonnements
subtils de certains, au point de mettre la foi en danger.
Ce serait
aussi très utile pour les moines d'Egypte eux-mêmes.
Des
dissensions apparaissaient parmi eux, des familiers d'Antoine se divisaient,
des pratiques ascétiques pas toujours bien ordonnées menaçaient
l'avenir du mouvement monastique.
L'exemple
d'Antoine, par une histoire bien documentée et de bonne orthodoxie
serait fort à propos pour servir de repère.
Sans
parler des nouveaux monastères !
Sa "
Vie " serait exemple et enseignement pour eux, pour les
moines à venir aussi, en Egypte ou ailleurs, à commencer
par ces latins qui lui écrivaient. Athanase a tellement conscience
de cet enjeu complexe qu'il n'hésite pas à dissuader ses
correspondants de se disperser pour aller chercher d'autres modèles
car, pour des moines, la vie d'Antoine suffit comme modèle d'ascèse.
En écrivant
ces mots, ce responsable d'Eglise instituait Antoine modèle et
guide pour tous ceux qui désormais prendraient au sérieux
la parole de Jésus : Si tu veux être parfait.
Mesurant
mieux la portée du texte, nous entrerons plus avant dans ce qu'il
a à nous transmettre et notre regard s'en trouvera aiguisé.
Nous
pouvons reprendre la vie d'Antoine là où nous l'avons
laissée.
COMMENT IL COMMENCA L'ASCESE
Antoine
n'a pas encore 20 ans -peut-être 18- quand survient la mort de
ses parents; Nous n'en savons pas plus.
Il est
désormais seul devant la vie, avec sa soeur, beaucoup plus jeune.
L'adolescent
qui ne souhaitait rien d'autre que vivre en sa maison se transforme
en homme, que les deuils et les responsabilités ne troublent
pas.
Loin
de se laisser abattre ou disperser, il semble au contraire prendre son
avenir en main comme s'il attendait ce moment.
Il continue
son chemin intérieur avec la même fidélité.
Cette étape de transition -sorte de
"
retraite d'élection ", d'orientation- va durer presque
six mois, alimentée à deux sources.
La première
est la fréquentation de l'Eglise, habitude héritée
de ses parents, on le sait, et dont il avait fait une pratique personnelle.
La seconde
source était encore davantage une pratique, un exercice, déjà
presque une ascèse : il méditait en marchant.
La
marche, en particulier dans ses déplacements entre sa maison
et l'église, était un des lieux ordinaires de son dialogue
intérieur.
Nous
savons ce qu'il y avait au coeur de ce dialogue.
C'était
une question, et une question portant sur une décision à
prendre.
Antoine
n'était décidément pas un intellectuel spéculatif.
Comment,
se demandait-il, les apôtres ont-ils fait pour tout quitter afin
de suivre le Christ ?
Comment
les chrétiens de Jérusalem ont-ils fait pour donner ce
qu'ils avaient ? Mais au-delà de " comment s'y prendre
", Antoine portait en lui une question tellement plus fondamentale
: qu'est-ce qui pouvait les y pousser ?
Quelle
était cette grande espérance qu'ils avaient dans les cieux
?
La foi
d'Antoine donnait la réponse, mais ce qui lui importait c'était
de savoir comment vivre si fort cette grande espérance des biens
célestes à venir qu'il soit capable de tout abandonner
pour eux.
Telle
est la recherche essentielle qui l'animera toute sa vie.
A cela
il songeait dans sa méditation, tout en allant à l'église.
Il y
réfléchissait, il y pensait comme nous faisons quand nous
sommes habités par une question où se joue pour nous l'essentiel.
Nous
n'élaborons pas de plans, nous nous tenons sans cesse au coeur
de notre question, nourrissant et vérifiant notre désir.
Ou plutôt
c'est la question qui est dans notre coeur.
Son
coeur était occupé de ses pensées, et il se tenait
dans son coeur.
C'est
ainsi qu'un jour il entra dans une église.
Il était
prêt à entendre une parole.
Ce
jour-là on lisait l'évangile de saint Matthieu.
Si tu
veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux
pauvres, puis viens et suis-moi, tu auras un trésor dans le ciel.
Est-ce l'illumination pour Antoine ?
Certainement
pas.
Ce n'est
pas le style de ce paysan solide.
D'ailleurs
cette parole d'évangile ne lui vient pas comme une nouveauté.
Il ne
pensait même qu'à cela depuis plus de six mois sans arriver
à se décider à la mettre en pratique.
L'événement
décisif n'est pas là, mais dans le fait que cette parole,
il la reçoit dans et par l'Eglise comme si la lecture avait été
faite pour lui.
Elle
s'impose alors à lui pour qu'il passe à l'acte sans plus
tarder : cesse de tergiverser, va.
Avec
l'authentification de son projet par l'Eglise se fait le déclic.
Il sait
maintenant qu'il doit et qu'il veut se lancer.
Il se
demandait comment faire...?
Dieu
lui donne la réponse : le rappel du souvenir des saints l'éclairera.
Antoine
voit son chemin s'ouvrir : l'exemple des saints passés, des "
zélés " qu'il connaît lui montrera la
route.
Séance
tenante, sa décision est prise.
Il sort
aussitôt de l'église.
Et
que fait-il ?
Donne-t-il
sur le champ tout ce qu'il a pour épouser une totale pauvreté
?
Ce serait
mal le connaître.
Antoine
n'est pas un impulsif se jetant aveuglément dans des situations
radicales.
Il réfléchit.
Il se
souvient peut-être que les apôtres ont conservé leur
bateau jusqu'au bout.
Il a
médité l'expérience complexe de la communauté
de Jérusalem.
Il
est possible aussi que les " zélés "
qu'il avait rencontrés l'aient rendu prudent, ce qui pourrait
expliquer en partie ses hésitations.
Son
objectif n'est-il pas d'être tout entier à Dieu seul ?
Il va
donc donner seulement -si l'on peut dire !- ce qui lui parait être
à ce moment un obstacle, un encombrement pour y parvenir.
Ce seront
les terres héritées de ses parents et le mobilier de la
maison.
Il voulait
avant tout n'être pas embarrassé par quelque attachement
détournant son esprit de l'essentiel, que ce soit l'inévitable
tracas de l'exploitation d'une propriété assez importante,
ou la présence de meubles, même si on voit mal en quoi
ils pouvaient l'encombrer.
Il voulait
peut-être faire place nette, pour vivre enfin en toute simplicité
son rêve d'enfant.
En
homme de décision il divise ses biens en deux lots.
D'une
part les terres, dont il fait cadeau aux gens de son village.
Il devait
y avoir entre eux une belle solidarité !
A eux
ensuite d'exploiter ces terres pour leur compte.
Le mobilier
composait le second lot, qu'il vend au bénéfice des pauvres.
Le
souvenir des Actes l'a inspiré, mais sa décision est originale,
sans imitation servile.
Toujours
réaliste et mesuré, il se dit qu'il ne pouvait pas aliéner
la part d'héritage qui revenait à sa soeur, ni lui laisser
le poids d'une gestion qui l'aurait embarrassée à son
tour .
Il constitue
donc un petit capital, prélevé sur la vente des meubles,
amputant un peu la part des pauvres.
Ce serait
une réserve pour elle afin d'assurer son avenir.
On est
loin des sacrifices héroïques et irréfléchis
chez les paysans du Nil !
Restait
la maison elle-même.
Il la
garde pour son usage personnel, et pour sa soeur.
La
vie reprend dans ce nouveau contexte. Antoine continue d'aller régulièrement
à l'église.
Et
c'est là que, pour la seconde fois, l'évangile, proclamé
par l'Eglise, va lui parler : Ne vous préoccupez pas du lendemain.
Cette
phrase était pour lui, se dit-il; pour qu'elle l'ait ainsi touché,
il fallait qu'elle réponde à une interrogation bien cruciale
!
Et de
fait, le maintien du petit capital réservé pour assurer
l'avenir de sa soeur le tarabustait tellement que, dit le texte, il
ne pouvait plus se souffrir.
Sa prudence
humaine, son affection légitime, son sens du devoir, toutes préoccupations
légitimes et honorables, l'avaient empêché d'aller
jusqu'au bout.
La considération
du lendemain l'avait mis dans une situation incohérente, l'empêchant
de choisir entre abandon total et souci familial.
Cette
incohérence pose problème.
Comment
s'est-il fait qu'un homme, dont le caractère entier et résolu
apparaissait dés l'enfance pour se manifester de façon
éclatante tout le reste de sa vie, ait pu se laisser ainsi diviser
intérieurement ?
N'oublions
pas qu'Antoine est un paysan des bords du Nil.
Etre
prudent, garder des provisions jusqu'à la prochaine moisson,
c'est sagesse nécessaire et louable.
Or il
s'aventurait sur un chemin, clair dans son intention mais plein d'incertitudes
sur les moyens à employer.
Il y
engageait son avenir; les mêmes réflexes vont jouer.
Antoine
gardera toute sa vie ce caractère réfléchi, lui
permettant de structurer les étapes de sa vie.
Car
sa vie sera celle d'un ascète -sportif de Dieu, si l'on peut
dire- à étapes.
Il va
chaque fois jusqu'au bout de la lumière dont il dispose, mais
pas plus loin !
C'est
ainsi qu'après la première Parole entendu à l'Eglise,
il organise sa vie, intégrant exigence divine et sagesse humaine,
selon ce qui lui apparaissait le meilleur, l'expérience lui montre-t-elle
que la solution trouvée n'est pas satisfaisante ?
Ici,
c'est un inconfort intérieur ; une autre fois, ce sera l'importunité
des visites...
Alors
chaque fois il ajuste, il recrée, non pour s'adapter mais - et
c'est là l'essentiel qu'Antoine nous apprend- pour aller dans
le sens d'une plus parfaite exigence avec une inflexible détermination.
On le
voit après la seconde mention de l'Evangile à l'église,
il va progresser, distribuant le pécule de sa soeur, cette fois
à une autre catégories de personnes les petites gens,
aux besoins moins visibles.
Antoine
était trop attentif à tous pour oublier qui que ce soit.
Puis
il transmet la responsabilité de sa soeur à des "
vierges " -un peu comme des moniales, exerçant entre
autres une activité de formation- pour qu'elles s'occupent de
son éducation.
Nous
ne saurons jamais quels furent les sentiments de sa soeur à ce
moment-là.
Cette
époque était différente de la nôtre !
On
sait qu'elle finira sa vie, moniale elle aussi, au désert. Antoine
alors n'a plus rien. Il est libre pour Dieu seul.
Il peut
se mettre à l'apprentissage de l'ascèse.
Il
nous reste un étonnement, et sérieux !
Les
encombrements qui auraient pu entraver sa marche vers Dieu seul ont
été montrés : terres, argent, souci de sa soeur...
Or
il n'est dit nulle part qu'il ait aussi voulu écarter le mariage.
Et il
a toujours vécu dans le célibat.
Pourquoi
le texte ne mentionne-t-il pas aussi sa volonté d'être
libre d'un amour humain ?
Oublions
nos schémas modernes d'interprétation et transportons-nous,
une nouvelle fois, dans le contexte culturel d'Antoine.
Le mot
grec " monos " -qui va donner le mot " moine
" vers la fin de la vie d'Antoine- ne signifie pas d'abord, dans
l'Eglise ancienne, celui qui vit dans la solitude, loin des hommes,
mais celui qui vit seul parce qu'il n'a pas pris femme, pour des raisons
religieuses.
Non
pas que le mariage soit mauvais, mais celui qui veut vivre pour Dieu
seul, l'ascète, le "zélé", ne
peut pas, en même temps, s'occuper d'une femme, d'une famille.
L'ascète
ne peut être que célibataire s'il veut être totalement
unifié dans sa quête de Dieu.
Cette
évidence allait tellement de soi à cette époque
qu'il n'était même pas imaginable de vouloir être
ascète et se marier.
Antoine
partageait cette évidence, qui s'imposait à tous.
Il n'eut
pas à prendre position sur ce sujet.
Nous
allons maintenant laisser Antoine au moment où il prend la route
de l'ascèse, mais pas encore du désert !
Il a
20 ans et encore 85 ans à vivre.
Nous
sommes en l'an 270.
LE PREMIER EXODE D'ANTOINE: LA FORMATION
Antoine
est désormais libre.
L'ascète
Antoine s'est mis en route.
Qui
dit " route " ou " chemin ", dit déplacement,
changement de lieu, signe du changement intérieur.
Le premier
déplacement d'Antoine est apparemment minime, mais combien symbolique
!
Il quitte
l'intérieur de sa maison, lieu clos, familier, lieu de son enfance,
hérité de ses parents, déjà allégé
de son ameublement. Et il part s'installer... devant sa maison.
A vrai
dire, il semblerait que ce soit, à la façon d'autres ascètes
avant lui, à l'arrière de la maison, où se trouvaient
porcherie, abris pour les outils...
Point
n'est besoin d'aller très loin pour se mettre en route : il suffit
de " sortir ".
Vie
nouvelle, mais sans rupture brutale.
Là,
il fait son " apprentissage ", comme on le dit d'une
profession à exercer.
C'est
l'apprentissage de la vie d'ascète.
La règle
qu'il se donne en est simple autant que fondamentale : attentif à
lui-même et s'astreignant à une rude discipline.
En quelques
mots tout est dit.
Attentif
à lui-même ; de nos jours, nous dirions : conscience en
éveil, maîtrise de soi, non-dispersion, priorité
à l'intériorité lucide, rejet du laisser-aller
et du tumulte des pensées, vigilance permanente.
C'était
sa façon d'être depuis l'enfance, nous l'avons vu.
Il en
fait un objectif délibéré, une règle de
vie.
Une
démarche spirituelle juste ne peut que s'inscrire dans la ligne
de notre structure psychologique.
S'astreignant
à une rude discipline.
Nous
voyons apparaître pour la première fois (dans notre texte,
pas dans l'Histoire car c'était déjà la pratique
des " zélés " qui l'avaient précédé),
un des traits par lesquels Antoine marquera le monachisme : la grande
rigueur avec laquelle la volonté impose des épreuves à
tout l'être, de façon méthodique et continue.
En cela
il n'y a ni exaltation de néophyte, ni prouesses héroïques
sans lendemain, pas davantage de relâchement ou de fluctuations.
Antoine
va droit son chemin, comme il l'a décidé, seul, et son
chemin montera toujours. Ces deux traits vont constituer la base de
son " âme " d'ascète.
Antoine
a bien conscience de commencer une nouvelle vie.
Mais
il n'imagine nullement qu'il puisse l'inventer tout seul. Il va donc
tout naturellement se mettre à l'école des ascètes
venus avant lui.
Athanase
prend soin ici de donner des précisions à ces occidentaux
auxquels il écrivait et qui devaient s'imaginer les déserts
d'Egypte peuplés depuis toujours de nombreux monastères.
L'Egypte
évoquait en effet partout chez les chrétiens - Athanase
l'avait constaté lors de ses exils - le paradis des moines.
L'imagination
a toujours été enflammée par ce pays, et cela continue
!
Un bref
rappel historique lui paraît pédagogique.
Cela
lui permet du même coup de situer en quoi et comment Antoine innovera
en allant au "désert".
Quand
Antoine a commencé, explique donc Athanase, il n'y avait pas
encore ces nombreux monastères que l'on connaît au moment
où la vie d'Antoine est rédigée, après 350.
Personne
n'avait même songé à s'installer dans le "
grand désert ".
Pas
davantage ne parlait-on alors de " moines ".
Au lieu
de ce mot, Athanase crée une merveilleuse formule pour désigner
un ascète de ce temps : quiconque voulait vaquer à soi-même.
C'est
exactement le propos d'Antoine, qui, pour le vivre, va commencer par
s'installer non loin de son village.
C'est
l'éloignement.
Or
prés d'un village voisin de celui d'Antoine vivait un vieillard
qui allait attirer son attention.
Il
vivait " en solitaire " depuis sa jeunesse, ce qui
nous reporte vers l'an 200.
Selon
la coutume du temps et suivant sa propre façon de faire, Antoine
va le rencontrer, pour se mettre à son écoute, afin de
mettre en pratique pour lui ce qu'il aura vu et rivaliser avec lui dans
le bien.
C'est
la démarche des correspondants occidentaux d'Athanase.
Même
démarche ouverte, humble et pragmatique.
Il ne
cherche pas à être un pionnier ouvrant de nouveaux chemins
d'ascèse.
Son
voisin le vieillard vit-il aux environs de son village ?
Antoine
va en faire autant.
Il abandonne
sa maison pour vivre, lui aussi en " solitaire ", à
proximité de son propre village.
Commence
alors une période très fructueuse pour Antoine, où
progressivement il va se donner son style propre de vie ascétique,
sans rechercher l'originalité.
Au contraire,
il va voir ce qui se vit chez les " zélés
" dont il entendait parler.
La formule
laisse conclure qu'ils devaient être assez nombreux - ce que l'on
sait par ailleurs - et qu'Antoine, loin de s'enfermer, a cherché
à multiplier les ouvertures, sans s'en tenir à une seule
expérience ou à un seul maître.
Ce n'était
ni dispersion ni curiosité mais nécessité de se
faire son miel à lui, sa nourriture pour le chemin de l'ascèse.
Le texte
dit : viatique, nourriture pour la route.
Il n'est
pas un papillon volage, mais une prudente abeille comme le décrira
Cassien dans la présentation qu'il en fera pour les moines de
l'Occident latin.
Nous
verrons plus loin comment il va exploiter ce trésor.
Après
ses rencontres avec les " zélés ", Antoine
rentrait, nous dit le texte.
Jusque
là, rien de surprenant.
Antoine
avait besoin de se retrouver seul avec lui-même, pour ne pas s'en
tenir à une imitation extérieure, mal intégrée.
C'est
le contraire qui nous étonnerait !
L'information
capitale est dans ce qui suit.
Que
faisait-il, une fois rentré ?
Analysait-il
le trésor amassé ?
Mettait-il
des projets en forme, comme s'il voulait rédiger une " Règle
" pour les futurs ascètes?
En
aucun cas, car Antoine est à un autre niveau.
L'essentiel
pour lui est de mettre en oeuvre les moyens de fortifier l'homme intérieur
dans sa détermination, de se structurer.
Tout
proche encore de l'époque où il avait du bien, où
il était entouré de ses proches, il sait qu'il n'est pas
encore unifié dans tout son être, autour de ce que veut
son coeur. Il perçoit parfaitement que rôde toujours la
tentation de revenir en arrière.
Mais
il ne cherche pas à s'y affronter, à la combattre.
Au contraire,
et comme s'il lui tournait le dos, il se concentre vigoureusement sur
l'objectif vers lequel il est tendu.
Mobilisation
intérieure permanente et passage à l'acte, dans la durée,
tel est l'essentiel de "l'effort ascétique "
d'Antoine à cette période.
Non
pas une règle, mais une âme.
Pratiquement,
comment cela se passe-t-il ?
Que
faisait-il toute la journée durant cette phase initiale de structuration
et de consolidation ? Athanase nous le donne à voir.
Antoine
organise sa vie autour de trois pôles : le travail, la prière
et les Ecritures.
Ces
trois pôles resteront fondamentaux dans toute vie monastique,
quel qu'en soit l'équilibre.
Antoine
pratique un travail manuel, probablement de type artisanal plutôt
qu'agricole, ayant entendu la phrase de Saint Paul : celui qui ne travaille
pas, qu'il ne mange pas !
Ce travail
couvre l'unique besoin auquel il ne puisse se soustraire, qui est de
manger.
Et comme
il gagne plus qu'il ne lui est nécessaire pour acheter son pain
- la seule nourriture mentionnée dans le texte-, il ne diminue
pas son travail mais donne le surplus à ceux qui sont dans le
besoin.
Secourir
les pauvres est essentiel à sa démarche d'ascète.
Et il
ne garde rien pour lui.
Il a
bien retenu la leçon de ne pas se préoccuper de l'avenir.
La
prière : il avait appris auprès de ses aînés
dans l'ascèse qu'il faut prier sans cesse, d'une prière
personnelle.
Notons
au passage que la dernière fois où Athanase le montrera
allant prier dans une église aura été lors de l'épisode
de conversion intérieure mentionné plus haut.
Il va
donc s'appliquer à cette prière sans cesse, en son particulier.
Utilisait-il
une formule, du type de ce qui sera " la
prière du coeur " ? Rien ne l'indique dans le texte.
Le
reste du livre inclinerait plutôt à penser à une
attitude de prière se nourrissant en permanence de citations
de l'Ecriture, des Psaumes en particulier.
L'Ecriture
est sa langue, tellement intériorisée qu'il " parle
psaume ".
Le
troisième pôle est la fréquentation des Ecritures.
Ce lui
était pratique naturelle depuis l'enfance, qu'il ait eu un accès
direct aux textes ou qu'il les ait écoutés.
Il n'est
pas certain en effet qu'Antoine ait su lire.
Quoi
qu'il en soit de ce point, Athanase nous donne des informations majeures
sur sa pratique.
Et d'abord
il était attentif dans ce contact avec les Ecritures, de la même
façon qu'il était attentif à lui-même.
C'est
la même attitude intérieure, rappelant l'importance d'être
absolument présent avec tout son être.
Ensuite
cette lecture n'est pas sélective ou partielle, comme le font
certains qui vont chercher une réponse à leurs interrogations.
Elle
a comme fin de recevoir la totalité disponible de l'Ecriture.
S'étant
porté à toute l'Ecriture avec toute son âme, il
s'en nourrit et s'en imprègne au point de la porter dans sa mémoire
et dans son coeur.
Dans
son corps aussi, car c'était une lecture à voix haute
et, pour les psaumes, lecture chantée.
Ce
trésor intérieur lui sera, sa vie durant, une source inestimable
où il puisera force et lumière en toutes circonstances.
Nous
arrivons ainsi à la fin de la période de formation d'Antoine.
Avec
quelque solennité, Athanase fait le point.
Et son
message nous prend un peu à contre-pied.
Qu'a-t-il
de si important à nous dire ?
C'est
qu'Antoine était aimé ! et aimé de tous.
Antoine
ne fuira donc pas la compagnie des hommes, comme par rejet ou incapacité
de vivre bien avec les autres.
Bien
au contraire.
Avec
les " zélés " d'abord, ses anciens.
Il les
consulte avec une vraie humilité, sans juger ni critiquer.
Il va
à leur rencontre pour prendre chez eux avec discernement ce qui
lui convient à pratiquer.
Il va
à l'essentiel de l'expérience de chacun, dont il ne retient
qu'un seul trait, ce qui est le propre d'un esprit clair et efficace,
écartant l'accessoire.
Ce faisant,
il révèle son interlocuteur à lui-même, tout
en recevant de lui le cadeau de ce qu'il est.
Nous
voyons ainsi se profiler le visage de ces ascètes, avec pour
chacun sa marque propre : assiduité à la prière
et à la lecture pour l'un - pratique des veilles pour un autre
- et encore pratique du jeûne - repos sur la terre nue - constance
d'âme - amabilité - patience - non-irascibilité
- douceur - charité- grandeur d'âme.
Chacun
était reconnu dans ce en quoi il excellait.
De toutes
ces pratiques, Antoine va faire une synthèse en lui-même,
et c'est l'image qui restera de lui. Au coeur de tout, Antoine perçoit
ce qui en est l'âme : l'attachement au Christ et l'amour mutuel.
Ce sont
les deux piliers de l'édifice.
On comprend
qu'il ait été aimé de tous ces " anciens
", si bien écoutés et compris !
Avec
ceux des ascètes qui étaient ses contemporains, la relation
était toute autre.
Antoine
n'était plus en attitude surtout d'écoute déférente,
mais de compétition.
Cela
aurait pu causer quelque tension, d'autant plus qu'il le faisait avec
jalousie, c'est à dire qu'il s'y livrait sans aucune réserve.
Et pourtant,
loin d'en être chagrins, les autres ascètes n'en éprouvaient
que de la joie car l'intention d'Antoine leur était claire :
il ne cherchait pas à l'emporter sur les autres mais il ne voulait
pas être à la traîne, alourdissant la marche des
autres.
Emulation
non de victoire mais de solidarité, ce qui change tout.
Avec
les gens de son village enfin on sent une relation particulière.
Car
il continue d'être en contact avec eux, en particulier ceux qui
étaient plus soucieux de leur vie spirituelle, qu'Athanase appelle
les gens de bien.
De plus,
bien sûr, beaucoup avaient profité de ses dons lorsqu'il
avait décidé de se désencombrer de ses terres et
de ses meubles.
Mais
surtout tous le voient vivre.
Il est
l'ascète de leur village.
Son
image se précise au point qu'ils vont lui donner comme un nom
nouveau : l'Ami de Dieu. Anciens et plus jeunes l'adoptent, le font
leur, sous cette identité nouvelle.
C'est
une famille qui se constitue autour de lui.
Les
plus âgés l'appellent " fils "; les plus
jeunes : " frère ".
Tout
le monde l'aime bien, ce jeune homme.
LE DEMON ENTRE EN SCENE: LES PREMIERES EPREUVES
Tout
le monde... sauf quelqu'un qui ne s'est pas encore montré : l'ennemi
du bien, le diable.
C'est
la fin de la période, active et rude mais paisible, de la formation
d'Antoine. Manquait l'épreuve.
Ce
n'est pas Antoine qui va " chercher " l'adversaire,
sortant de la ville pour l'attaquer dans ses repaires.
Il ne
le fera d'ailleurs jamais.
C'est
l'inverse qui se passe.
L'affaire
commence par un constat du démon, qui voit sa jalousie excitée.
Que
des ascètes chevronnés le narguent, passe encore !
Mais
qu'un jeune homme se mette dans la tête de rassembler en lui-même
tout le meilleur de l'expérience des anciens et d'en porter au
plus haut la réalisation, voilà qui était insupportable!
A vrai
dire, il se doutait bien qu'un danger se préparait, aux conséquences
incalculables.
Il avait
ce garçon à l'oeil depuis un moment.
Il avait
même préparé son plan pour l'attaquer, mais il attendait
de voir. Et quand les proches d'Antoine lui donnent le nom de ami de
Dieu, ils le désignent, sans le vouloir, comme l'homme à
abattre.
La guerre
va commencer.
"
L'ennemi du bien " passe à l'action.
Oh
! sans chercher à le terroriser.
Son
but est tout simplement de le faire se détacher de l'ascèse.
Pour
son premier assaut, le démon se contente de sa tactique habituelle,
en douceur.
Avec
ces jeunes gens, a-t-il observé, c'est en général
d'un bon succès.
Il lui
propose juste ce qui pourrait affaiblir sa détermination à
avancer, puisque c'est le point d'appui essentiel d'Antoine.
Que
cette base se délite, et tout s'effondre.
Le démon
a une bonne pratique de l'outil idéal pour y parvenir : créer
de l'agitation dans les pensées.
Tout
lui est bon pour le déconcentrer, sans lui donner l'alerte, bien
sûr !
L'essentiel
est qu'il ne puisse plus rester en lui-même, attentif, avec discipline,
dans l'instant à vivre.
Le novice
ascète, Antoine, voit monter à sa conscience le souvenir
de ses biens, le souci de sa soeur, ses relations de famille, l'amour
de l'argent, le désir de la gloire, le plaisir varié de
la nourriture, les autres agréments de la vie, enfin l'âpreté
de la vertu et les grands labeurs qu'elle demande.
Le démon
lui représente également la faiblesse de son corps et
le long temps qu'il lui restait à vivre.
Cette
énumération jette une lumière précieuse
sur les sentiments d'Antoine à cette époque de sa vie.
Le démon
ne crée par le désir ; il exacerbe ce que porte le coeur
de l'homme.
Et le
coeur d'Antoine nous apparaît si proche de nous !
Sa
réaction est d'autant plus éclairante pour notre propre
vie !
Il ne
s'arrête à aucune question, il ne revient sur aucune objection
pour les discuter ou les rejeter.
Immédiatement
il développe une contre-stratégie à cette tentative
de déstabilisation.
Il renforce
d'abord sa détermination - mot également central dans
l'expérience de Thérèse d'Avila -, et le démon
faiblit.
Puis
il se tient avec constance à son objectif, et le diable se sent
plutôt vaincu.
Le combat
prend tournure.
Il réactive
enfin sa grande foi et ses prières continuelles, et l'ennemi,
mis en fuite, succombe.
Antoine
vient de franchir la première étape du chemin spirituel,
la plus courante, puisqu'il suffit au démon d'utiliser notre
propre coeur et nos pensées familières contre nous-mêmes.
Par
la même occasion il nous donne la triple arme pour lutter avec
une bonne stratégie.
Vient
alors la seconde étape, où le démon stimule les
sources profondes et puissantes des pulsions ; et chez cet homme jeune,
il s'adresse à la passion dominante, la sexualité.
Images,
hallucinations, obsessions vont faire remonter le refoulé qu'Antoine
porte en lui.
Le trouble
est tel que cela se voyait sur son visage, rougissant.
Pensées
obscènes, excitations des sens redoublent.
Antoine
se jette dans la prière et met en place sa stratégie spirituelle
: fortifier le lieu où le démon a décidé
de porter le combat : le corps.
Il munissait
son corps par la foi, les prières, les jeûnes.
Autrement
dit, il réagit en structurant de mieux en mieux ce qui sera l'ossature
de sa vie spirituelle.
L'épreuve
lui fait faire un grand pas.
Le
fait de renforcer l'être en renforçant le corps par des
exigences apparemment exténuantes était une intuition
fondamentale.
Elle
conserve toute sa valeur.
La
stratégie d'Antoine sera efficace en ce sens que, chaque fois,
le démon va être contraint de se dévoiler davantage,
perdant d'autant sa force qui est de ne pas être identifié.
Chaque
fois qu'il est dominé, il réagit de la même manière
: il se fait pleurard et a recours aux sortilèges.
Le voilà
donc, tout misérable, réduit à prendre de nuit
l'aspect d'une femme.
Lucide,
Antoine ne tombe pas dans le piège, qui serait de s'y arrêter
au risque de se laisser séduire, ou pour le combattre.
Tout
à l'inverse, il rentre en lui-même, mettant le Christ en
son coeur, méditant sur la noblesse qui vient de lui, sur sa
dignité intérieure.
On n'échappe
à la pression - ici la sexualité - qu'en reportant tout
son être sur les biens à côté desquels l'objet
apparent du désir perd tout son attrait.
Nulle
condamnation du désir ou de la sexualité en tout cela,
mais mise en perspective de ce à quoi le coeur tient au fond
de son être.
La transformation
n'est pas magique, immédiate et sans retour.
La
puissance de la pulsion demeure, au point d'affecter vivement Antoine,
qui en devient plein de colère et de tristesse.
Il a
alors recours à l'ultime réserve, en évoquant dans
son coeur les plus terribles conséquences qu'il puisse imaginer
au cas où il se laisserait séduire : la menace du feu
et le tourment du ver.
Sa panoplie
de lutte est désormais complète.
L'épisode
se termine par un changement notable de ton, comme une méditation
sur ce qui vient de se passer.
C'est
un texte presque liturgique, à résonance paulinienne :
lui (le démon) qui pensa se faire semblable à Dieu était
joué maintenant par un jeune homme; lui qui méprise la
chair et le sang était culbuté par un homme de chair,
aidé du Seigneur qui prit chair pour nous et donna au corps victoire
contre le diable, ce qui fait dire à tous ceux qui luttent :
" Ce n'est pas moi mais la grâce de Dieu qui est avec
moi ". ( 1 Co 15, 10).
Remarquons
bien le renversement d'une perspective courante.
Le
démon n'exalte pas la chair, le corps, mais au contraire il les
méprise.
Le vainqueur,
à l'inverse est lui, un homme de chair et de sang, à l'image
du Christ fait chair, en qui il trouve aide.
Le
corps de l'ascète est le lieu de la victoire, non son ennemi
à réduire.
Nous
sommes maintenant prés de la confrontation ultime, marquée
par les dévoilements progressifs de l'adversaire.
Au diable
succède le " dragon ", tout en fureur devant
de désastre subi.
Il s'agit
toujours, bien sûr, du démon, mais du démon qui
affronte Dieu, à l'instar de celui de l'Apocalypse.
Sa fureur
est bien compréhensible car non seulement il n'a pas réussi
à dévoyer Antoine de sa route, mais bien plus encore :
il vient de se faire rejeter du coeur d'Antoine où il voulait
s'implanter, avec la complicité de ses pensées, de ses
passions.
Plus
encore, le diable a été lui-même expulsé
du personnage " séducteur-séductrice "
dont il avait pris les traits.
Il est
mis " hors de lui ", c'est-à-dire hors des images
dans lesquelles il s'était coulé, pour apparaître
ce qu'il est : le dragon. Il va donc se montrer tel qu'il est.
Il
va le faire sous une forme physique.
C'est
peut-être là qu'il va nous surprendre le plus, car c'est
quand il trompe le plus sur lui-même qu'il est le plus lui-même.
La Genèse
disait déjà que le serpent était le plus rusé
de tous les animaux.
Nous
pouvions donc nous attendre à voir apparaître une image
puissante, terrifiante.
Or voici
qu'il se présente sous les traits tout à fait étonnants
d'un " enfant noir ".
Et Athanase
renchérit, prévenant notre surprise : un enfant noir,
c'est en vérité l'image du dragon.
Son
assaut va être également déconcertant, tellement
il apparaît bénin, au moins à première vue.
Cet
enfant ne fait que parler, et avec une voix humaine.
De quoi
désarmer l'ascète.
Craindrait-il
un enfant ?
Et
cet enfant noir avoue qu'il a perdu, qu'il a faibli !
Nulle
intimidation de dragon en tout cela !
Or là
était le piège - Tu es très fort, Antoine, lui
dit-il, beaucoup plus fort que la plupart des autres.
Parce
que, sache-le, je suis très puissant.
Et pourtant
tu as été encore plus puissant que moi.
Le piège
est double : faire tomber Antoine dans l'orgueil, la vaine gloire et
aussi lui faire escamoter que c'est la grâce de Dieu qui a vaincu.
La réaction
d'Antoine est lumineuse.
Aucune
complaisance dans la parole flatteuse qui lui est adressée, comme
s'il ne l'entendait pas.
Mais
une interrogation essentielle : qui est celui qui me parle pour me dire
ces choses ?
Dans
ce retournement se trouve la stratégie décisive face à
toute tentation.
J'ai
enfin devant moi, se dit Antoine, quelqu'un, et qui ne se cache pas,
qui dit " je ".
Je le
tiens et le contraindrai à démasquer son identité.
Comme
chaque fois qu'il a affaire à plus fort que lui, le démon-dragon-enfant
noir prend un ton lamentable et passe aux aveux : je suis l'ami de l'impureté...
l'esprit de fornication.
Il signe
en quelque sorte les images sous lesquelles il s'était présenté,
et avoue sa défaite.
Pour
Antoine, tout est maintenant clair, à tel point qu'en quelques
mots il va résumer l'attitude dont il ne se départira
jamais et qu'il enseignera à ses disciples : Antoine rendit grâces
au Seigneur et s'enhardit contre le démon.
C'est
donc qu'il était loin jusque-là d'avoir cette sécurité
puissante !
Mais
surtout reconnaissance envers la puissance et l'amour de Dieu qui sauve
; hardiesse en conséquence, sans trouble, à l'égard
d'un ennemi implacable mais finalement impuissant.
Telle
est la source à laquelle puiseront Antoine, et tout ascète
qui viendra.
Le
moment est venu pour Antoine, pour la première fois et de façon
solennelle, de porter contre son adversaire la parole décisive,
celle qui le dévoile tout entier : Tu es spirituellement noir
et faible comme un enfant.
La force
du démon tient dans ses masques.
Celui
qui, par grâce de Dieu, les lui arrache a partie gagnée.
Antoine
en a tout à fait conscience qui, au seuil de sa vie d'ascète,
peut ajouter sereinement : je n'ai plus aucun souci à ton sujet.
Quelle
extraordinaire puissance était contenue dans ce jeu de la Vérité
!
A son
tour, Antoine dévoile la source de sa propre force à lui,
qui est -encore le verbe " être "- le Seigneur,
Celui qui est.
L'effet
est immédiat : l'enfant noir s'enfuit, redoutant la voix et même
la seule présence de celui en qui il continue de voir un jeune
homme.
La crainte
se trouve dans le camp de l'ennemi, de ce démon qui voulait effrayer.
La
situation est retournée.
Telle
fut la première victoire d'Antoine contre le diable.
Mais
ce fut plutôt dans Antoine la victoire du Sauveur.
Victoire
dans une guerre qui n'en finira jamais.
Les
escarmouches reprennent d'ailleurs tout de suite, contre lesquelles
Antoine reste vigilant, même s'il est certain, sans présomption,
qu'il ne succombera pas à la volupté physique.
Ce n'est
pas de ce côté-là que viendront les prochains assauts,
se disait-il.
La conclusion
qu'il en tire peut nous paraître paradoxale : il va châtier
son corps et le réduire en servitude.
La formule,
pour le moins excessive, à mettre au compte de l'air du temps,
nous dérange-t-elle ?
En partie,
oui.
A côté
des positions claires que nous avons rencontrées, il y avait
aussi un courant rigoriste de dévalorisation du corps, perçu
comme un mauvais esclave sur lequel l'esprit devait assurer son pouvoir.
Antoine
baignait aussi dans cette atmosphère.
Et
pourtant, s'en tenir là serait passer à côté
d'un intuition singulièrement profonde, dont Athanase nous donne
la clé : de peur que, victorieux sur certains points, il ne succombât
sur d'autres.
Antoine
ne cherche pas une victoire sur le corps, plus ou moins réduit
à la sexualité, mais une victoire de tout l'être.
Or la
victoire de l'être c'est son unification, but par ailleurs de
l'ascète, du moine.
Or si
l'homme est un, c'est par son corps qu'il est un être-au-monde.
Le corps
est le lieu du combat, de la vigilance, de la maîtrise intérieure,
englobant harmonieusement toutes les fonctions et activités de
l'homme.
C'est
dans et par le corps que nous vivons la dispersion, la division, ou
l'unité.
Et donc
le moindre relâchement affectant le corps entraînerait l'ascète
dans une déroute totale, comme se défait un tricot dont
une maille a filé.
ANTOINE, ATHLETE DU CHRIST
Antoine
décide donc d'attaquer de plus en plus , en sportif avisé
qui sait qu'il perdra s'il reste sur la défensive.
C'est
pourquoi il s'entraîne et s'engage dans de plus dures austérités.
Beaucoup
s'en étonnaient.
Il est
donc observé par de nombreuses personnes ; on parle de lui.
On pensait
même qu'il en faisait un peu trop.
Cela
déroutait.
D'autres
ascètes, au désert ou dans l'histoire chrétienne,
s'élanceront ainsi.
Thérèse
d'Avila se verra contrainte, par exemple, de blâmer certains carmes
pour leurs excès, au début de la Réforme du Carmel.
Pourtant
nous tenons du texte lui-même qu'Antoine se trouvait dans une
attitude juste : Il supportait facilement le labeur.
Il vivait
cet effort avec facilité.
C'est
le critère : ni tension excessive, ni exaspération, ni
exaltation, mais un effort continu, comme naturel.
Il ne
" force "pas.
Il s'applique,
et loin de s'en tenir à des impulsions velléitaires sans
lendemain, c'est une course de fond qu'il engage.
Antoine
est le contraire du sprinter éphémère.
Répétition
quotidienne et durée lui permettent de mettre la barre toujours
plus haut, en champion jamais satisfait ou " arrivé
".
Athanase
nous donne ses conditions d'entraînement : réduction du
sommeil et de la nourriture, rudesse du sol pour lit, suppression de
l'huile pour oindre le corps car cela l'amollit.
Pour
Antoine, le fait de réduire les plaisirs du corps renforce la
vigueur de l'âme, c'est-à-dire sa détermination
sur le chemin.
Antoine
pourrait être le patron des athlètes !
A une
différence prés, et qui est de taille : la source de sa
force intérieure, de sa confiance ne résidait pas dans
les performances dont il était capable, mais tout à l'opposé
dans la conscience permanente de sa faiblesse que la force du Christ,
indispensable, venait combler, en toute certitude et sécurité
pour lutter.
Il
y aura cependant un piège à éviter, et qui est
en lui : comment affronter l'épreuve du temps?
Il ne
n'agit plus des longues années à venir qui auraient pu
l'arrêter au début.
Ce qu'il
perçoit maintenant c'est l'usure du temps, le risque de se mettre
à comptabiliser les années déjà passées
dans la retraite en vue de la vertu.
Regarder
en arrière est mortel, sur ce chemin plus que sur tout autre.
Se vivre
comme un " ancien " est la fin de la mobilisation intense,
passionnée qui avait mis en route.
Tous
les sportifs le savent.
Au bout
c'est l'abandon.
L'athlète
" se désunit ", puis " se relève
".
On ne
peut se percevoir, dans l'ascèse comme ailleurs, que " débutant
".
Contre
cette tentation, Antoine n'a qu'une règle : tourné vers
ce qui vient, maintenir et augmenter la pression, la résolution
d'avancer.
Non
pas vers un lointain avenir, à l'horizon, mais dans le temps
qui est donné jour après jour, comme cet autre athlète,
saint Paul, dont il se répétait constamment la parole
: "Oubliant ce qui est derrière moi et me portant de
tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but"
(Ph. 3, 13-14).
Antoine
est, à ce moment de sa vie, en train de parachever sa structure,
de redonner son
"style ".
C'est
dire l'importance pour lui du personnage maintenant évoqué
: le grand prophète
Elie, référence essentielle pour Antoine et pour tout
courant ascétique.
La parole
d'Elie habite son coeur : Le Seigneur est vivant, devant qui je me tiens
aujourd'hui. Antoine faisait remarquer qu'en disant aujourd'hui, Elie
ne comptait pas le temps passé.
Nous
sommes au coeur d'Antoine, vivant l'aujourd'hui comme le seul moment
qui compte, qui nous mette au seuil de la rencontre avec Dieu, ce jour-même.
Il s'efforce
de vivre chaque journée en état de paraître devant
Dieu.
Dans
quelles dispositions s'efforce-t-il d'être pour cela ?
Etre
pur et prêt à obéir à sa volonté,
à nulle autre.
Pur
de coeur, c'est-à-dire dans l'amour parfaitement transparent,
non mêlé, de ceux qui ainsi verront Dieu.
Et
d'une disponibilité totale, à la seule écoute de
Dieu.
Athanase
nous révèle pour finir, comme dans une icône, la
méditation qui emplissait le regard d'Antoine, la figure d'Elie
en qui il voyait comme dans un miroir, la vie qu'il devait mener.
Parvenus
à ce point, nous ne pouvons que contempler en silence le mystère
entr'aperçu.
LE DEUXIEME EXODE D'ANTOINE-LA RUPTURE
Ainsi
se terminait la phase de la vie d'Antoine, dans l'ermitage qu'il s'était
donné aux abords de son village.
Nous
avons déjà noté que, tout au long de sa vie, les
déplacements et les lieux choisis vont être signifiants
: allers et retours des interrogations initiales - prise de distance
dans la continuité, prés de sa maison - amorce de rupture
sans coupure, à proximité du village.
L'expérience
spirituelle qu'il vient de vivre lui fait franchir un pas majeur.
Antoine
se coupe de ses sources du village pour aller dans la région
des tombeaux, à quelque distance.
Il part,
à l'image d'Elie s'enfonçant dans le désert, mais
lui, Antoine ne va pas encore au désert.
Est-ce
une décision moins radicale ?
Ce n'est
pas sûr si l'on en juge par les résistances intérieures
qu'il dut surmonter au point que le texte présente sa décision
comme un triomphe sur lui-même ! nous ne savons pas ce qui, en
lui, était à vaincre.
Nous
ne pouvons que soupçonner l'intensité de la lutte qu'il
eut à livrer. De telle notations nous le rendent singulièrement
vivant.
Il
n'est pas dit qu'il ait imité un " zélé
" dans son choix des sépulcres.
Est-ce
pour souligner l'aspect personnel de sa décision, s'avançant
sur des chemins nouveaux?
Son
chemin à lui était la solitude totale, uniquement occupé
de Dieu.
Ce lieu
dut lui paraître approprié.
L'espace
des tombeaux, loin du village, mais non sans relation avec lui, était
un espace délimité où se trouvaient des grottes
dans lesquelles les paysans enterraient leurs morts.
Le contexte
culturel égyptien, avec son rapport spécifique aux tombeaux
et à l'au-delà, ne doit pas être sous estimé
si l'on veut comprendre le choix d'Antoine.
Athanase
ne parle pas des tombeaux comme le lieu des démons.
Se
trouvaient aussi dans cet espace quelques petites constructions sommaires
à usage de tombeaux.
C'est
dans l'une d'elles que s'installe Antoine conservant juste le lien d'un
ami venant lui apporter du pain à de longs intervalles.
L'image
finale, qui vient clore ce déplacement où s'inaugure la
vie nouvelle d'Antoine, est somptueuse de sens et de simplicité
: Il entra dans un de ces tombeaux, ferma la porte sur lui et y demeura,
seul.
Antoine
peut enfin vivre comme il l'a décidé : aller seul, par
le chemin de l'ascèse, droit au but, qui est Dieu, seul.
Le texte
n'autorise pas à penser que le but d'Antoine ait été
d'aller provoquer les démons.
Par
contre, l'ennemi du bien, lui, a bien conscience des conséquences
de la démarche d'Antoine : l'ascèse d'Antoine va remplir
le désert !
Il lui
faut donc l'attaquer dés le début.
Et il
emploie tout de suite les grands moyens : assaut en règle, une
nuit.
Antoine,
accablé de coups reste étendu au sol, comme mort, souffrant
au-delà de tout ce qu'il pouvait imaginer.
Heureusement
le Seigneur veillait.
Dés
le lendemain matin survenait son ami, avec le pain.
Il le
découvre inanimé et le porte vers le seul lieu source
de vie imaginable : l'église du village.
Voici
qu'Antoine effectivement reprend conscience, sous le regard de ses parents,
de ses amis, ameutés, et qui vont le veiller tout le jour.
La nuit
vient.
Tout
le monde s'endort, sauf son ami.
Antoine
lui fit signe de s'approcher et le pria de le reprendre et de le reporter
aux tombeaux, sans éveiller personne.
Les
historiens se demandent ce qui s'est réellement passé
cette nuit-là.
Etait-ce
une horde de démons ou une troupe de pillards, comme il y en
avait dans la région?
Antoine,
dans ce dernier cas, aurait interprété après coup
cette agression comme inspirée par l'ennemi.
Pourquoi
pas ?
Le sens
n'en serait pas modifié : l'ascète déterminé
doit s'attendre à des combats inspirés par le démon.
Un
ascète moins résolu n'aurait peut-être pas eu le
courage de revenir.
Antoine
lui-même était-il exempt d'appréhension ?
En
tout cas il ne change rien à ce qu'il avait décidé
et recommence à vivre là seul à l'intérieur,
portes fermées, comme d'habitude.
Ses
blessures l'ont laissé dans un état de faiblesse extrême.
Il
ne peut même pas prier debout.
Qu'à
cela ne tienne !
Sans
s'apitoyer sur lui-même, il décide qu'il priera couché,
car prier là est sa raison d'être.
Or
voici qu'à la sortie de sa prière, il cria.
Comme
empli d'une puissance intérieure qui explose : Me voici, moi,
Antoine. Et pour la première fois, c'est lui qui prend l'initiative,
qui défie l'ennemi.
Il s'offre
aux assauts des démons, si forts qu'ils soient, avec la certitude
de ne pas faiblir.
Faiblir,
ce serait accepter de se laisser séparer de l'amour du Christ.
Et là
il est invulnérable.
Sa faiblesse
même est sa sécurité, à cause de ce lien,
où il puise nourriture et force.
Athanase
nous transporte alors à l'intérieur de la délibération
de l'ennemi.
Ce qui
y domine d'abord, c'est l'étonnement.
Qu'Antoine
ait eu l'audace de revenir !
Furieux,
le démon convoque ses troupes, ses chiens, comme pour les exciter
en vue d'un assaut différent.
Après
la sexualité, après l'agression physique, il va l'attaquer
autrement.
Il déchaîne
alors une meute d'animaux terrifiants, de nuit comme toujours, qui est
le temps des fantasmes et des terreurs.
Il le
fait avec un tel vacarme que la petite maison paraissait s'écrouler.
Le texte
insiste pour faire comprendre qu'il s'agissait de simulacres de démons
et non d'animaux véritables.
Aucun
ne le touchera réellement.
Apparemment
moins dangereuses, ces représentations n'en déclenchaient
pas moins d'angoisse et de terreur, au contraire.
Tous
les tortionnaires savent cela.
Le but
était d'effrayer Antoine pour le faire fuir.
Antoine
ne cède pas, quelque douleur qu'il en ressente.
L'imaginaire
angoissé meurtrit et blesse le corps encore plus profondément
que la dent des animaux.
Mais
si l'imagination d'Antoine fouetté, aiguillonné par ces
attaques mimées, s'affole, en proie à l'émotion,
l'âme, elle, reste en éveil, bien vigilante.
Trouble,
douleur ne mettent pas en péril la stabilité de son coeur,
intrépide, sans peur au fond de l'être.
Antoine
ignore à tel point la panique qu'il peut rester parfaitement
lucide, et même se moquer de ces attaques simulacres, les excitant
avec hardiesse : Si vous pouvez, si vous avez reçu pouvoir contre
moi, ne tardez pas, attaquez.
Si vous
ne pouvez pas, pourquoi vous déranger en vain ?
Notre
foi au Seigneur est notre sceau et notre mur de protection.
C'est
dans la foi qu'Antoine trouve sa force.
D'abord
le Seigneur a ruiné la puissance du démon devenu impuissant.
Dieu seul pourrait lui donner pouvoir.
Or Antoine
se sait entouré, protégé par le Seigneur, à
la mesure de l'attachement qu'il lui porte.
Notons
au passage qu'Antoine passe du " je " au " nous
".
Réminiscence
de psaumes, bien évidemment, mais aussi conscience de ne pas
mener un combat solitaire.
Ce sont
tous les disciples du Seigneur qui luttent avec lui.
La
conclusion de cet affrontement comporte une notation non négligeable
: les démons étaient furieux, et on les comprend !
Mais
furieux de quoi ?
D'avoir
été vaincus ?
Pas
exactement.
Mais
d'avoir été joués, et non pas lui.
La défaite
du démon est d'avoir été déjoué,
d'avoir été découvert dans ses jeux, ses masques,
ses mensonges, révélant son impuissance réelle.
C'est
pourquoi la dernière épreuve était la plus importante.
L'ALLIANCE
Va
maintenant être déployée une scène dont la
signification et la portée seront centrales pour la vie d'Antoine
et pour tous ceux qui prendront le chemin de l'ascèse.
Antoine
a environ 35 ans, il est au seuil de la maturité.
Il achève
exactement le premier tiers de sa vie.
C'est
le moment que choisit le Seigneur pour intervenir.
Le texte
nous dit en effet : Le Seigneur n'oublia pas le combat d'Antoine.
La formulation,
de résonance biblique, peut paraître curieuse, à
première vue.
Elle
ne l'est pas tellement toutefois.
Cela
ne veut pas dire que le Seigneur a enregistré dans sa mémoire
le combat d'Antoine, comme pour ne pas l'oublier.
Par
analogie, quand nous disons " je n'oublie pas ce que tu as fait
pour moi " à quelqu'un qui nous a aidé, c'est
pour signifier que nous en portons en nous l'écho bien vivant.
De
même le Seigneur porte vivante dans son coeur l'évidence
de l'amour déterminé d'Antoine et de sa fidélité.
C'est
pourquoi il intervient.
Pour
faire quoi ?
Pour
lui porter secours.
Là,
franchement, on ne comprend plus.
Ce ne
serait pas un peu tard, non ?
Le
grand combat initial - on pourrait dire : initiatique - ne vient-il
pas de se terminer ?
Ce n'est
pas si sûr ...
Le
moment décisif était encore à venir, et il est
là !
Pendant
la bataille, on se bat, totalement adossé à l'urgence.
Ou bien,
on fuit.
Les
questions, c'est pour après, quand on fera le point, moins pour
le passé que pour l'avenir.
C'est
le moment de la grande confrontation choisi par le Seigneur.
Le sens
de l'événement éclate déjà dans la
forme, solennelle : levant les yeux au ciel, Antoine vit le ciel ouvert
et un rayon de lumière descendre jusqu'à lui.
Les
démons avaient disparu.
La
maison était de nouveau intacte.
Remontent
à notre mémoire, parmi bien d'autres épisodes:
le baptême au Jourdain - la Transfiguration - la Cène -
la Pentecôte...
Expérience
mystique, événement fondateur.
Là
est le secours annoncé par le Seigneur : après la nuit
du démon, la lumière de Dieu descend.
L'univers
est restauré dans son état naturel, enfin dés-enchanté.
Au
monde terrifiant de l'ennemi, fondé sur le simulacre, succède
le monde réel, celui de Dieu.
Athanase
tenait à dire que la venue du Seigneur restaurait la création
dans sa bonté originelle.
Antoine,
lui - et pour cause ! - reste plus prés de événement.
Ce qui
compte, c'est que le Seigneur est là pour l'aider !
Il se
met alors enfin à respirer plus à l'aise.
Oh !
le soupir de soulagement !
C'est
donc que pendant l'assaut, il avait effectivement eu quelque mal à
le faire, ardeur du combat et angoisse aidant.
Et
il n'est pas réellement apaisé.
Il est
seulement plus à l'aise.
Voir
l'humanité d'Antoine nous est bien précieux.
Pas
tout à fait tranquille peut-être, mais cela lui suffit
pour retrouver toute son impétuosité naturelle, cette
fois pour interpeller, après le démon, Dieu lui-même,
dans sa vision.
Puissant
et pathétique : Où étais-tu ?
Pourquoi
n'as-tu pas paru dés le commencement pour faire cesser mes douleurs
?
On entend
Job ou, plus prés de nous Marie-Madeleine après la mort
de Lazare, mais surtout le Christ en croix.
Alors
une voix se fit entendre...
La formule
renvoie aux textes bibliques, qui seuls en donnent la portée
: et Dieu parle "j'étais là, Antoine".
Dieu
se tenait présent, tout proche. J'attendais pour te voir combattre.
Ce combat,
bien au-delà du choc contre des démons, était tentation,
" épreuve ", au sens fort du mot.
Reviennent
alors toutes les " épreuves " rapportées
dans la Bible, à la suite de la grande "épreuve "
d'Abraham et d'Isaac.
Respectant
la liberté d'Antoine, Dieu attendait que se manifestât
son vouloir véritable et, plus encore, sa foi.
La réaction
du Seigneur, après avoir observé Antoine, rappelle encore
la Bible : puisque tu as tenu, tu n'as pas été vaincu,
je serai toujours ton secours et je te rendrai célèbre
partout.
Dieu
ne lui dit pas qu'il a remporté la victoire sur le démon
- ce serait faux - mais qu'il n'a pas cédé.
Et puisqu'il
a résisté, le Seigneur va pouvoir lui faire confiance.
Parce
que Antoine a été fort dans sa faiblesse en s'appuyant
uniquement sur Lui, Dieu sera toujours avec lui.
A son
tour, Antoine va pouvoir mettre toute sa confiance dans le Seigneur.
Dieu
termine, comme avec Abraham, par une prédiction-promesse.
Une
alliance solennelle vient d'être scellée entre eux.
L'effet
de ces paroles sur Antoine est immédiat : il se leva et pria.
Agir,
pour lui, c'est prier.
Le Seigneur
l'a rempli de force dans son corps.
Dans
son coeur domine le réconfort ; il en avait bien besoin !
Une
vie nouvelle commence pour lui.
Il est
arrivé exactement au tiers de son âge.
Il a
35 ans.
LE TROISIEME EXODE D'ANTOINE - L'INSTALLATION
A nouvelle
étape, nouveau déplacement.
A son
habitude, Antoine ne traîne pas.
A peine
le jours levé, il s'en va encore plus ardent non à la
recherche de l'ascèse, comme auparavant mais au service de Dieu.
Ce n'est
plus tout à fait le même homme.
Pour
la première fois son but est défini comme une mission.
Et
pour la première fois aussi, il crée un chemin nouveau
: aller vivre au désert.
Avec
prudence toutefois, comme toujours, car il sent le besoin de s'engager
sous le couvert de son " ancien ", peut-être
le vieillard que nous avons déjà rencontré.
On apprend
ainsi que, durant sa période de formation, Antoine s'était
fait accompagner.
Mais
cet ancien refuse de partir avec lui : il se juge trop vieux, et cela
ne s'est jamais fait d'aller au désert !
Antoine
ne perd pas de temps à discuter.
Puisqu'il
en est ainsi, il ira seul.
Et
comme d'habitude, à chaque carrefour de la vie d'Antoine tout
particulièrement, l'ennemi va vouloir se mettre en travers.
Il puise
dans un de ses tours et jette sur la route l'apparence d'un grand disque
d'argent.
Antoine
est maintenant habitué aux sortilèges du démon.
Il devine
la ruse, s'arrête, réfléchit... et s'adresse au
démon avec une parfaite maîtrise de la situation, à
la manière d'un juge ou d'un enquêteur qui confond un malfaiteur
et le convainct de tromperie : D'où vient ce disque dans le désert
?
...
C'est donc un artifice...
Ce n'est
pas avec cela que tu empêcheras mon propos, démon.
Pour
terminer, il le maudit : Qu'il soit avec toi pour ta perte !
On entend
Elie ou les Apôtres des Actes parlant avec puissance.
L'effet
est souverain.
Le sortilège
se dissipe en fumée.
L'ennemi
ne se tient pas pour battu.
Ce
n'est plus un simulacre qu'il dépose cette fois sur la route
mais de l'or véritable.
Cet
or pose un problème à l'auteur de la Vie, Athanase, car
il doute que ce soit le diable qui ait fait cela.
Le démon
est en effet le spécialiste du faux, de l'apparence.
Si c'est
de l'or véritable, il faut que ce soit une puissance bonne qui
l'ait déposé.
Athanase
propose alors une hypothèse intéressante : et si c'était
une épreuve venant d'en-haut pour exercer l'athlète et
montrer à l'ennemi la force d'Antoine.
Athanase
ne conclut pas mais il nous a donné un précieux critère
pour ne pas voir le diable partout.
Antoine,
lui, ne se pose pas de questions sur l'origine de cet or.
En paysan
égyptien réaliste qu'il est, il s'étonne qu'il
y en ait une telle quantité.
Là-dessus
sa réaction peut surprendre : Il passa outre comme au feu, dépassa
sans se retourner, hâtant sa course jusqu'à ce qu'il fut
trop loin pour voir cet or.
De quel
danger s'est-il senti menacé, comme par le feu, lui qui était
si assuré dans l'épisode précédent ?
A-t-il
craint un piège ?
N'aurait-il
pas senti monter en lui une attirance pas encore éteinte pour
cet or ?
De toute
façon, sa réaction le dépeint parfaitement.
Danger,
tentation ou pas, il renforce sa détermination, se hâte
de s'éloigner, se détourne pour ne plus le voir, et n'en
devient que plus fort : jusque-là il marchait.
Maintenant
il s'élance vers la montagne.
Son
troisième exode, le plus radical va s'achever.
Il traverse
le Nil et là, dans le désert, il trouve un fortin abandonné
par les romains.
Il va
s'y établir à demeure.
Antoine
a en effet conscience que jusque-là il s'agissait d'étapes
préparatoires, donc provisoires.
Depuis
le dialogue d'alliance avec le Seigneur, une stabilité intérieure
s'est installée.
Une
puissance mystérieuse émane désormais de son être
transformé, terrifiant les reptiles qui habitent le fortin et
s'enfuient devant lui. Antoine s'organise, s'installe.
Il protège
sa solitude en bouchant l'entrée.
Pour
la nourriture, les Thébains savent faire du pain qui peut tenir
six mois.
On
le lui fera passer par-dessus le mur, ce qui suppose qu'Antoine avait
pris le temps de faire ces arrangements avec les gens du pays.
On sait,
dés le début, qu'il est là.
Dans
le fort, un puits assure l'eau.
Antoine
est autonome.
Il
pourra rester seul, sans sortir ni voir personne.
Il s'exerça
ainsi longtemps.
L'exercice,
on le sait, c'est l'ascèse.
L'ascèse
dans la solitude, pour Antoine, c'est être moine.
Or
voici que c'est du jour où Antoine s'établit dans la plus
rigoureuse solitude, en plein désert, que son rayonnement va
commencer. Ce sont d'abord les familiers d'Antoine qui trouvent sa trace,
probablement des " zélés ".
Antoine
est inflexible, porte fermée.
Il veut
rester dans sa solitude.
Les
familiers ne sont pas rebutés ; ils s'installent à l'extérieur,
jour et nuit.
C'est
ainsi qu'ils sont les témoins du vacarme causé par les
plaintes et les cris des démons.
Ils
étaient chez eux dans ce fortin : Va-t-en de chez nous !
Qu'as-tu
à faire dans ce désert ?
Et ils
le menacent.
Les
gens qui étaient dehors crurent au début que des hommes
étaient descendus vers lui par des échelles et qu'ils
se battaient avec lui.
Ils
n'étaient donc pas aussi imprégnés qu'on le dira
par la suite de l'image d'un désert peuplé de démons
!
Ce sont
des paysans, plus habitués aux raids des pillards qu'aux assauts
démoniaques.
Ils
veulent en savoir plus, regardant par les fentes de la muraille... et
ne voient personne !
Il leur
faut se rendre à l'évidence : c'est mystérieux.
C'est
à ce moment qu'ils pensent aux démons.
Mais
cela change tout pour eux !
De
curieux qu'ils étaient, ils deviennent effrayés.
Ils
étaient prêts à porter secours à Antoine
contre des hommes.
Ce sont
eux maintenant qui l'appellent à l'aide contre les démons.
Antoine
les entend.
Son
attitude se modifie complètement, car il y a danger.
Pas
pour lui, bien sûr, car si les démons l'ennuyaient avec
leur vacarme, il y a bien longtemps qu'ils ne lui causaient plus peur
ni souci.
Antoine
se dit qu'il doit intervenir.
Car
il y a danger pour ces gens qui sont là, dehors.
Antoine
redoutait-il que les démons ne les attaquent ?
Pas
du tout.
Le
danger est ailleurs, et bien plus grave : ils ont peur.
S'ils
laissent la peur entrer en eux, l'ennemi aura gagné.
Car
ils auront perdu la confiance en Dieu qui seul donne la force, en se
laissant jouer par les sortilèges de l'Ennemi.
Là
est tout l'enjeu, non seulement de la vie monastique mais de la foi.
S'ils
ont peur, c'est que Satan est toujours puissant.
Et le
Christ n'est pas ressuscité, vainqueur du Mal, du Malin.
L'inimaginable
alors se produit.
Antoine
s'approche de la porte et, de l'intérieur, leur parle.
Pour
la première fois il sort de son mutisme.
Retirez-vous
... sans crainte..., signez-vous et partez hardiment... les démons
ne sont pas dangereux... laissez-les se jouer eux-mêmes.
Il
leur livre son expérience, tout simplement.
Puis
il ajoute une remarque qui nous fait plonger profondément dans
son histoire à lui : car les démons font de ces prodiges
contre ceux qui ont peur.
Donc
lui aussi, Antoine, contre lequel les démons avaient fait tant
de prodiges, s'était battu avec la peur !
C'est
le jour où la peur fut définitivement expulsée
de son coeur que les démons furent, par là même,
expulsés.
C'est
la peur qui ouvre le coeur de l'homme à la puissance des sortilèges
de l'ennemi.
Tel
fut le premier enseignement d'Antoine, le Père, le Maître
en ascèse à partir de ce jour.
Athanase
résume alors les vingt ans qu'Antoine allait vivre dans ce fortin
du désert: Antoine restait.
Les
démons ne pouvaient lui faire aucun mal ; il ne se lassait pas
de les combattre.
Les
visions célestes et la faiblesse des ennemis augmentaient son
ardeur.
Dés
la première phrase plantée là comme en montrant
le veilleur qui restait, tout le passage est à l'imparfait de
durée, suggérant une longue suite sans interruption.
C'est
la période du combat sans cesse renaissant, contre un ennemi
sans cesse repoussé.
C'est
la victoire sur le temps.
Face
à cette détermination que rien ne peut fatiguer, les visiteurs
n'en croient pas leurs oreilles : il n'est pas mort, il chante, il psalmodie.
Et ce
sont des psaumes de victoire !
C'est
l'Antoine contemplatif, favorisé de visions célestes.
Il n'est
pas seulement l'athlète de l'ascèse.
Ou plutôt
il est rendu fort chaque jour davantage par la présence du Seigneur.
LA SORTIE
Antoine
restait toujours cloîtré !
Qu'est-ce
qui pourrait jamais faire sortir de sa réclusion cet ascète
obstiné ?
Dehors
et dans les villages on s'impatiente.
Il y
a de quoi !
Cela
fait plus de vingt ans que certains attendent de recevoir de lui son
enseignement pour imiter son ascèse !
Cela
suffit !
Alors
un jour ses amis vinrent, brisèrent et enfoncèrent sa
porte.
Antoine
sortit.
Sans
aucune réaction apparente.
Il est
au-dessus de ce tumulte, ou au-delà.
L'événement
fut si extraordinaire, l'ascète était si impressionnant
qu'Athanase eut pour seule ressource d'emprunter à la littérature
de son époque les traits et les images de sa description.
Nous
disposons du teste de Porphyre qu'il utilisa, décrivant Pythagore
au sortir du temple où il avait été initié.
Dans
les deux cas, c'est un homme nouveau qui sort.
Mais
Antoine, lui, n'a rien d'un homme transfiguré en demi-dieu.
Bien
au contraire, ce que chacun admire alors dans cet homme c'est qu'il
était resté le même, il n'était ni engraissé
par le manque d'exercice physique, ni décharné par les
jeûnes et la lutte contre les démons, mais tel qu'on l'avait
connu avant sa retraite.
Ces
vingt ans de réclusion et d'ascèse ne l'avaient pas changé.
Décidément
ces égyptiens du Nil ont le regard bien réaliste !
Mais
le regard de leur coeur est aussi plein de sagesse, qui sait discerner
l'essentiel : Antoine est spirituellement pur, qui est devenu un être
transparent, sans mélange, unifié, à l'opposé
du démon, spirituellement noir.
Au reste,
c'est un Antoine en parfait équilibre qu'ils ont devant eux :
ni resserré par le chagrin, ni dilaté par le plaisir ;
en lui, ni rire, ni tristesse, la multitude ne le troublait pas, tant
de gens qui le saluaient ne lui donnaient pas de joie excessive.
Une
bonne partie de la description est reprise mot pour mot de Porphyre.
Après
tout, il n'y a pas trente-six façons d'être harmonieux
et juste dans son être, et les stoïciens de l'époque
en étaient souvent proches.
L'ascèse
héroïque d'Antoine n'avait pas fait de lui un être
à part.
Tout
simplement il était devenu un homme, au sens plein du terme,
chez qui aucune passion ne venait semer le désordre, gouverné
par la raison, naturel.
Il est
maintenant comme sorti des mains de Dieu au premier jour.
Athanase
nous le montre ensuite - comme dans une transition - commençant
sa nouvelle vie, la seconde moitié, consolant les malheureux,
réconciliant les gens en discorde, exhortant par un discours
persuasif à prendre le chemin de l'ascèse.
C'est
ainsi que des monastères s'élevèrent dans les montagnes
et que le désert se peupla de moines, d'hommes ayant renoncé
à tous leurs biens et donné leur nom à la cité
des cieux.
Cette
dernière formule résume et achève la migration
d'Antoine vers les biens célestes, la cité des cieux,
objet de tout son amour.
La
partie strictement recluse de la vie d'Antoine - la plus courte du livre
- est terminée.
Antoine
va maintenant se partager entre la solitude nécessaire et le
service des ascètes et de l'Eglise.
Il
devient ainsi comme le père de tous les monastères.
Par
son enseignement - qui va occuper la seconde partie de la Vie - par
son action et son exemple, jusqu'à la vieillesse et la mort -
il va devenir le père des moines pour la postérité.
(fin
du livre)
POUR
ALLER PLUS LOIN
Chacun
peut faire sa propre lecture en se reportant au texte de Saint Athanase.
Il est accessible aux Editions
du Cerf, collection " Foi Vivante " sous le titre:
" Antoine
le Grand, père des moines ".
Certains livres peuvent être utiles à consulter par ceux
qui voudraient éclairer ou prolonger leur recherche. Ils se trouvent
dans la collection " Spiritualité
Orientale " des Editions de l'Abbaye
de Belle fontaine:
" La Vie de Saint Antoine -essai sur la spiritualité
du monachisme primitif ", du Père Louis BOUYER. Un classique.
Il suit le texte en faisant le point, chaque fois que nécessaire,
sur les questions historiques et théologiques.
" Aux origines du monachisme chrétien. Pour une phénoménologie
du monachisme ". L'auteur, Antoine GUILLAUMONT, professeur
au collège de France, fait un remarquable travail de première
main. Concernant Antoine, voir plus particulièrement pp 67 et
suivantes, et surtout le ch IV " vues d'ensemble ".
" Et le désert devint une cité -Une introduction
à l'étude du monachisme égyptien et palestinien
dans l'Empire chrétien ". Derwas J. CHITTY, dans un
ensemble d'excellente facture, peut fournir quelques compléments
très utiles. Par exemple pp. 23 et suivantes.