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Le défunt voyage dans la barque solaire avec le dieu Rê-Horakhty et lui présente son coeur en guise d'oraison


L'origine égyptienne de la prière du coeur

par Christian CANNUYER
article paru dans le numéro 11 de la revue Le Monde Copte

Né à Ath (Belgique) en 1957; licencié en histoire médiévale de l'Université Catholique de Louvain, licencié en philologie et histoire orientales, candidat en philologie biblique, prépare une thèse de doctorat en égyptologie SOus la conduite du professeur Cl. VANDERSLEYEN.

Ses études l'ont amené à s'intéresser à la coptologie - il a étudié le copte avec le professeur G. GARITTE puis avec M l'abbé G. LAFONTAINE. En collaboration avec ce dernier, il prépare la publication d'une épître inédite attribuée à Saint Athanase. Il a enseigné la religion et l'histoire au Collège St Julien à Ath de 1980 à 1982.

Son mémoire de licence l'a conduit à étudier la situation des communautés chrétiennes du Proche-Orient au Xlll" siècle à travers le témoignage de Jacques de Vitry, évêque de Saint-Jean d'Acre (1160/70-1240).

A mon ami Benoît De Keyser

" Je vous guiderai vers la voie de vie
" La bonne voie de celui qui obéit à Dieu
" Heureux celui que son coeur conduit vers elle
" Celui dont le coeur est ferme Sur la voie de Dieu
" Affermie est son existence sur la terre. "

PETOSIRIS, prêtre d'Hermopolis (IVe siècle avant J.C.)


L'affirmation d'Hérodote (II,37) qui prétendait que les habitants de l'Egypte ancienne étaient les plus dévots de tous les hommes a été diversement commentée.

Certains l'ont entendue dans un sens très restrictif et plutôt péjoratif: selon eux, elle signifierait que les égyptiens étaient un peuple superstitieux et extrêmement crédule, au regard des Grecs plus attachés à la raison et à la sagesse humaines. (1)

Plusieurs études menées par des égyptologues ont heureusement nuancé cette interprétation; elles ont prouvé que l'âme égyptienne, toute l'histoire de la civilisation pharaonique durant, avait été travaillée par de réels sentiments de piété, d'amour du Divin, voire de mysticisme. (2)

On a souligné, voici quelques années déjà (3) et tout récemment dans les pages de cette revue (4), combien cette tradition de religiosité profonde de l'Egypte antique avait préparé le terrain au Christianisme et permis à la vallée du Nil d'être une des premières contrées chrétiennes du monde, celle où allait éclore le monachisme, auquel l'Eglise de Jésus doit tant.

Les conceptions anthropologiques de la vieille Egypte considéraient le coeur comme l'élément essentiel de la vie physique, source du sang, du souffle et du sperme générateur, mais aussi le siège sacré des sentiments, de la pensée, de l'intelligence et de la volonté. (5)

Pointe suprême de la conscience, le coeur assumait la responsabilité des actes de l'individu et, à ce titre, subissait l'épreuve de la psychostasie après la mort de son possesseur.

Comme le dit un texte inscrit sur un cercueil conservé au Musée de Vienne, le coeur d'un homme était " son dieu lui-même " (ntr ds.f)

(6) (voir aussi un texte d'Olivier Clément sur le coeur centre spirituel de l'homme-note du webmestre)

Aucun texte n'exprime peut-être mieux l'importance du muscle cardiaque que le célèbre traité de théologie memphite où toute la cosmogonie développée à pour moteur la parole réalisatrice des volutions du coeur
(ib) (7)

Le coeur de l'Égyptien était aussi le lieu privilégié de son corps par lequel passait l'inspiration divine. En lui, cheminait la voie par laquelle le conseil divin arrivait jusqu'à l'être.

Le dieu fait naître la pensée dans les coeurs des hommes ( rdj.n ntr hpr m ib.w.sn) (8)

En retour, selon que l'Égyptien avait le coeur ouvert ou non (wbi-ib), il lui était loisible d'être plus ou moins en communication avec le Divin et de Lui être obéissant. (9)

Dans l'état de prière, qui, d'après l'antique sagesse pharaonique, était avant tout un état de SILENCE (10), il allait de soi que le coeur était le pivot indispensable autour duquel gravitait l'oraison. L'intériorisation était la condition sine qua non de celle-ci.

Or, c'est dans les milieux monastiques coptes qu'est attestée le plus anciennement la pratique de la" prière du coeur " ou" prière de Jésus " dont la fortune fut ensuite extraordinaire en milieux byzantin et slave. (11)

L'auteur égyptien des Homélies Spirituelles (Ve siècle) attribuées au grand Saint Macaire de Scété, explique bien que dans ce mode de prière, le lieu par excellence de la grâce contemplative est le coeur: " Dans le Christianisme, il est possible de goûter la grâce de Dieu: Goûtez et voyez que le Seigneur est bon (Ps. XXIV;9). Cette gustation, c'est la puissance pleinement active de l'Esprit qui se manifeste dans le coeur. Les fils de la lumière, ministres de la Nouvelle Alliance dans l'Esprit Saint, n'ont rien à apprendre auprès des hommes; ils apprennent auprès de Dieu. La grâce elle-même inscrit sur leurs coeurs les lois de l'Esprit... Le coeur, en effet, est le maÎtre et le roi de tout J'organisme corporel, et lorsque la grâce s'empare des pâturages du coeur, elle règne sur tous les membres et toutes les pensées; car là est l'intelligence, là se trouvent toutes les pensées de l'âme et c'est là qu'elle attend le bien. Voilà pourquoi la grâce pénètre dans tous les membres du corps. "(12)

On comparera sans peine cette formulation avec celle du traité de Théologie memphite signalé plus haut: l'action des bras, la marche des iambes, le mouvement de tout autre membre est fait suivant l'ordre que le coeur a conçu... la vision des yeux, l'ouïe des oreilles, la respiration de l'air par le nez, ils rendent compte au coeur; c'est lui qui en tire tout jugement et la langue annonce ce que le coeur a conçu. (13)

Les conceptions égyptiennes en la matière allaient avoir une influence prépondérante sur le développement de la pensée d'Evagre le Pontique ( + 399), disciple de Saint Macaire, qui tenta d'intégrer cette démarche de prière dans un système métaphysique dont elle ne se départirait plus. (14)

Au cinquième siècle, Diadoque de Photicé contribua grandement à faire connaître et apprécier la prière du coeur dans tout l'Orient byzantin (15). Il reviendrait cependant au monastère Sainte Catherine du Mont-Sinaï de devenir le centre de propagation de l'hésychasme, notamment grâce à Saint Jean Climaque, higoumène de ce couvent vers 580-650.

Chez ce dernier, l'importance du coeur apparaît tout aussi nettement que chez le pseudoMacaire: l'hésychaste est celui qui dit: " Mon coeur est affermi " (Ps. LVII;8). "L'hésychaste est celui qui dit: "Je dors, mais mon coeur veille " (Cant. V;2). " Fermez la porte de votre cellule à votre corps, la porte de vos lèvres aux paroles, la porte intérieure aux esprits ". (16)

Le rôle central du coeur dans l'hésychasme allait être particulièrement mis en lumière par Nicéphore l'Hésychaste, moine du Mont Athos dans la seconde moitié du Xllle siècle. Il nous a laissé un traité intitulé " Sur la garde du coeur ", dans lequel il conseille, afin de rétablir l'unité essentielle physico-psychique de l'être humain corrompue par le péché et promise à la restauration par la mort du Christ, de " faire revenir l'esprit dans le coeur" : " Entre dans ta chambre, enferme-toi, et t'étant assis dans un coin, fais comme je vais te dire: Tu sais que notre souffle, l'air de notre inspiration, nous ne l'inspirons qu'à cause du coeur... Ainsi que je t'ai dit, assieds-toi, recueille ton esprit, introduis-le -je dis ton esprit - dans les narines; c'est le chemin qu'emprunte le souffle pour aller au coeur. Pousse-le, force-le de descendre en ton coeur en même temps que l'air inspiré. Quand il y sera, tu verras la joie qui va suivre... n'aie d'autre occupation ni méditation que le cri de " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi "... Mais si, mon frère, malgré tous tes efforts, tu n'arrives pas à pénétrer dans les parties du coeur suivant mes indications, fais comme je te dis et, avec le concours de Dieu, tu arriveras à tes fins. Tu sais que la raison de J'homme a son siège dans la poitrine. C'est dans notre poitrine en effet que, nos lèvres demeurant muettes, nous parlons, nous décidons, nous composons nos prières et nos psaumes... Après avoir banni de cette raison toute pensée, ... donne-lui le " Seigneur Jésus-Christ aie pitié de moi " et contrains-le de crier intérieurement, à l'exclusion de toute autre pensée, ces paroles. Quand, avec le temps, tu te seras rendu maître de cette pratique, elle t'ouvrira l'entrée du coeur, ainsi que je te l'ai dit, indubitablement. " (17)

La raison est dans la poitrine - le coeur est le siège de la pensée et l'endroit le plus favorable à la communion mystique. A des siècles et des siècles, voire des millénaires, de distance, ce sont là les mêmes conceptions que celles de Ptahhotep ou du Traité de théologie memphite.

Elles demeureront telles dans l'Église d'Orient jusqu'à nos jours, non seulement dans l'orbe byzantin mais aussi dans le monde slave. Qu'on en prenne à témoin ce texte du grand starets Nil Maïkov (1433-1508), fondateur d'un ermitage sur la rivière Sora : " L 'hésychie... c'est de rechercher le Seigneur dans son coeur, c'est-à-dire de garder son coeur dans la prière et se retrouver constamment à l'intérieur de ce dernier. " (18)

Certains auteurs ont voulu rattacher la prière du coeur chrétienne à la technique du dhikr musulman (19) ou même celle du yoga hindou. C'était oublier que dans l'optique hésychaste l'attention du c(Eur n'est qu'un moyen d'accéder au divin, tandis que pour les adeptes du dhikr ou du yoga, l'extase devient souvent une fin en soi. En ce sens, la prière du coeur chrétienne est bien plus proche des méthodes d'oraison de l'Egypte antique.

Pour nous, la filiation entre la pensée pharaonique et l'ascèse chrétienne orientale ne fait pas de doute (20). L'étude est à poursuivre et à compléter. Elle prouvera à tout le moins que le legs de l'Égypte païenne à la Chrétienté est encore plus riche qu'on ne le soupçonne, et plus essentiel.

C. CANNUYER
christian.cannuyer@swing.be



(1) A. WIEDEMANN, Herodotos zweites auch mit sachlichen Erliiuterungen, Leipzig 1890, p. 165 par exemple.

(2) A. DE BUCK, L'idéal de sagesse et de vie de la vieille Egypte, in Chronique d'Egypte, t. XXX, juillet 1940, pp. 182-183. H. BONNET, Reallexikon des ägyptischen Religionsgeschichte, Berlin 1952, sub verbo Frommigkeit, pp. 196-198.
F. DAUMAS, Amour de la vie et sens du divin dans l'Égypte ancienne, in Études Carmélitaines. Magie des extrêmes, 1952, Pp.92-141.
G. NAGEL, Un aspect de la religion de l'ancienne Égypte, in Revue de théologie et de philosophie, t. XXIII, 1965, pp. 305-333.
B. VAN DE WALLE, La piété égyptienne (ANALECTA LOVANIENSIA BIBLICA ET ORIENTALIA, sér. Il, fasc. 46), Gembloux 1954, extrait des Ephemerides Theologicae Lovanienses, t. XXX 1954, pp. 440-456.

(3) J. DORESSE, Des hiéroglyphes à la croix' ce que le passé pharaonique a légué au Christianisme (PUBLICATIONS DE L'INSTITUT HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE NEERLAN. DAIS DE STAMBOUL, VII), Istamboul 1960.

(4) A.I. SADEK, La Religion de l'Ancienne Égypte a préparé la voie du Christianisme, in Le Monde Copte N" 9, pp. 15-20.

(5) Voir l'introduction de la thèse de M. MALAISE, Les scarabées du creur dans l'ancienne Égypte (MONOGRAPHIES REINE ELISABETH), Bruxelles 1980.

(6) W. WRESZINSKY, Agyptische Inschiften aus dem K.K. Hofmuseum in Wien, Vienne 1906, p. 160.

(7) H. JUNKER, Die Götterlehre von Memphis, Berlin 1940. Voir le compte-rendu de cet ouvrage par B. VAN DE WALLE, in Chronique d'Égypte, t. XXXI, 1941, pp.80-85.

(8) URK, IV, 261.

(9) Z. ZABA, Les maximes de Ptahhotep, Prague 1956, pp. 59 et 101.

(10) B. VAN DE WALLE, La piété égyptienne, p.445.
F. DAUMAS, La prière dans la religion égyptienne, communication faite au Colloque Interuniversitaire " L'expérience religieuse dans la prière " (CENTRE D'HISTOIRE DES RELIGIONS), Liège-Louvain.la-Neuve, 22 et 23 novembre 1978.

(11) Prière monologistos qui se réduit à la répétition d'un seul mot (Jésus) ou d'une seule expression, rythmée par la suite sur la respiration.
I. HAUSHERR, La méthode d'oraison hésychaste, in Orientalia Christiania, vol. IX, Rome 1927.
A. GUILLAUMONT, Le problème de la prière continuelle dans le monachisme ancien, communication faite au Colloque évoqué supra.
J. GOUILLARD, Petite Philocalie de la Prière du coeur (LIVRE DE VIE), Paris.

(12) Hom. XV, 20 Patrologie Grecque, vol. XXXIV, 589 AB. (13) H. JUNKER, op. cit., pp. 55-57.

(14) Voir son Traité de l'oraison, traduit et commenté par I. HAUSHERR, in Revue d'ascétique et de mystique, t. XV, 1934, pp.34-93 et 113-116.

(15) Voir ses Cent chapitres sur la perfection spirituelle, trad. E. des PLACES (SOURCES CHRETIENNES, 5 bis), Paris 1956 (16) J. GOUILLARD, op. cil., pp 116-117.

(17) J. GOUILLARD, op cit, pp 203-205

(18) Règle de Nil, ed. M. BOROVKOVA-MAIKOVA in Pamjatniki drevnej pis'mennosti, Moscou 1912, pp. 23-24.

(19) L. GARDET, Un problème de mystique comparée la mention du Nom divin - dhikr - dans la mystique musulmane, in Revue Thomiste, 1952, pp 642-679 et 1953, pp. 197-216. (20) Le coeur était aussi considére comme centre psychophysique par les Hébreux qui cultivaient à propos de l'être humain les mèmes idées que les Egyptiens
A. GUILLAUMONT, Le sens du nom de coeur dans l'Antiquité, in Études Carmélitaines, 1950.

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Le coeur de l'homme, centre de l'intelligence spirituelle (Olivier Clément)

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