L'affirmation d'Hérodote (II,37) qui prétendait que les
habitants de l'Egypte ancienne étaient les plus dévots
de tous les hommes a été diversement commentée.
Certains
l'ont entendue dans un sens très restrictif et plutôt péjoratif:
selon eux, elle signifierait que les égyptiens étaient
un peuple superstitieux et extrêmement crédule, au regard
des Grecs plus attachés à la raison et à la sagesse
humaines. (1)
Plusieurs
études menées par des égyptologues ont heureusement
nuancé cette interprétation; elles ont prouvé que
l'âme égyptienne, toute l'histoire de la civilisation pharaonique
durant, avait été travaillée par de réels
sentiments de piété, d'amour du Divin, voire de mysticisme.
(2)
On a
souligné, voici quelques années déjà (3)
et tout récemment dans les pages de cette revue (4),
combien cette tradition de religiosité profonde de l'Egypte antique
avait préparé le terrain au Christianisme et permis à
la vallée du Nil d'être une des premières contrées
chrétiennes du monde, celle où allait éclore le
monachisme, auquel l'Eglise de Jésus doit tant.
Les
conceptions anthropologiques de la vieille Egypte considéraient
le coeur comme l'élément essentiel de la vie physique,
source du sang, du souffle et du sperme générateur, mais
aussi le siège sacré des sentiments, de la pensée,
de l'intelligence et de la volonté. (5)
Pointe
suprême de la conscience, le coeur assumait la responsabilité
des actes de l'individu et, à ce titre, subissait l'épreuve
de la psychostasie après la mort de son possesseur.
Comme
le dit un texte inscrit sur un cercueil conservé au Musée
de Vienne, le coeur d'un homme était " son dieu lui-même
" (ntr ds.f)
(6)
(voir aussi un texte d'Olivier
Clément sur le
coeur centre spirituel de l'homme-note du webmestre)
Aucun texte n'exprime peut-être mieux l'importance du muscle cardiaque
que le célèbre traité de théologie memphite
où toute la cosmogonie développée à pour
moteur la parole réalisatrice des volutions du coeur
(ib)
(7)
Le coeur
de l'Égyptien était aussi le lieu privilégié
de son corps par lequel passait l'inspiration divine. En lui, cheminait
la voie par laquelle le conseil divin arrivait jusqu'à l'être.
Le dieu
fait naître la pensée dans les coeurs des hommes ( rdj.n
ntr hpr m ib.w.sn) (8)
En retour,
selon que l'Égyptien avait le coeur ouvert ou non (wbi-ib), il
lui était loisible d'être plus ou moins en communication
avec le Divin et de Lui être obéissant. (9)

Dans
l'état de prière, qui, d'après l'antique sagesse
pharaonique, était avant tout un état de SILENCE (10),
il allait de soi que le coeur était le pivot indispensable autour
duquel gravitait l'oraison. L'intériorisation était la
condition sine qua non de celle-ci.
Or,
c'est dans les milieux monastiques coptes qu'est attestée le
plus anciennement la pratique de la" prière du coeur
" ou" prière de Jésus " dont la
fortune fut ensuite extraordinaire en milieux byzantin et slave. (11)
L'auteur
égyptien des Homélies Spirituelles (Ve siècle)
attribuées au grand Saint Macaire de Scété, explique
bien que dans ce mode de prière, le lieu par excellence de la
grâce contemplative est le coeur: " Dans le Christianisme,
il est possible de goûter la grâce de Dieu: Goûtez
et voyez que le Seigneur est bon (Ps. XXIV;9). Cette gustation, c'est
la puissance pleinement active de l'Esprit qui se manifeste dans le
coeur. Les fils de la lumière, ministres de la Nouvelle Alliance
dans l'Esprit Saint, n'ont rien à apprendre auprès des
hommes; ils apprennent auprès de Dieu. La grâce elle-même
inscrit sur leurs coeurs les lois de l'Esprit... Le coeur, en effet,
est le maÎtre et le roi de tout J'organisme corporel, et lorsque
la grâce s'empare des pâturages du coeur, elle règne
sur tous les membres et toutes les pensées; car là est
l'intelligence, là se trouvent toutes les pensées de l'âme
et c'est là qu'elle attend le bien. Voilà pourquoi la
grâce pénètre dans tous les membres du corps.
"(12)
On comparera
sans peine cette formulation avec celle du traité de Théologie
memphite signalé plus haut: l'action des bras, la marche des
iambes, le mouvement de tout autre membre est fait suivant l'ordre que
le coeur a conçu... la vision des yeux, l'ouïe des oreilles,
la respiration de l'air par le nez, ils rendent compte au coeur; c'est
lui qui en tire tout jugement et la langue annonce ce que le coeur a
conçu. (13)
Les
conceptions égyptiennes en la matière allaient avoir une
influence prépondérante sur le développement de
la pensée d'Evagre le Pontique ( + 399), disciple de Saint Macaire,
qui tenta d'intégrer cette démarche de prière dans
un système métaphysique dont elle ne se départirait
plus. (14)
Au cinquième
siècle, Diadoque de Photicé contribua grandement à
faire connaître et apprécier la prière du coeur
dans tout l'Orient byzantin (15). Il reviendrait
cependant au monastère Sainte Catherine du Mont-Sinaï de
devenir le centre de propagation de l'hésychasme, notamment grâce
à Saint Jean Climaque, higoumène de ce couvent vers 580-650.
Chez
ce dernier, l'importance du coeur apparaît tout aussi nettement
que chez le pseudoMacaire: l'hésychaste est celui qui dit: "
Mon coeur est affermi " (Ps. LVII;8). "L'hésychaste
est celui qui dit: "Je dors, mais mon coeur veille " (Cant.
V;2). " Fermez la porte de votre cellule à votre corps,
la porte de vos lèvres aux paroles, la porte intérieure
aux esprits ". (16)
Le rôle
central du coeur dans l'hésychasme allait être particulièrement
mis en lumière par Nicéphore l'Hésychaste, moine
du Mont Athos dans la seconde moitié du Xllle siècle.
Il nous a laissé un traité intitulé " Sur
la garde du coeur ", dans lequel il conseille, afin de rétablir
l'unité essentielle physico-psychique de l'être humain
corrompue par le péché et promise à la restauration
par la mort du Christ, de " faire revenir l'esprit dans le coeur"
: " Entre dans ta chambre, enferme-toi, et t'étant assis
dans un coin, fais comme je vais te dire: Tu sais que notre souffle,
l'air de notre inspiration, nous ne l'inspirons qu'à cause du
coeur... Ainsi que je t'ai dit, assieds-toi, recueille ton esprit, introduis-le
-je dis ton esprit - dans les narines; c'est le chemin qu'emprunte le
souffle pour aller au coeur. Pousse-le, force-le de descendre en ton
coeur en même temps que l'air inspiré. Quand il y sera,
tu verras la joie qui va suivre... n'aie d'autre occupation ni méditation
que le cri de " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie
pitié de moi "... Mais si, mon frère, malgré
tous tes efforts, tu n'arrives pas à pénétrer dans
les parties du coeur suivant mes indications, fais comme je te dis et,
avec le concours de Dieu, tu arriveras à tes fins. Tu sais que
la raison de J'homme a son siège dans la poitrine. C'est dans
notre poitrine en effet que, nos lèvres demeurant muettes, nous
parlons, nous décidons, nous composons nos prières et
nos psaumes... Après avoir banni de cette raison toute pensée,
... donne-lui le " Seigneur Jésus-Christ aie pitié
de moi " et contrains-le de crier intérieurement, à
l'exclusion de toute autre pensée, ces paroles. Quand, avec le
temps, tu te seras rendu maître de cette pratique, elle t'ouvrira
l'entrée du coeur, ainsi que je te l'ai dit, indubitablement.
" (17)
La raison
est dans la poitrine - le coeur est le siège de la pensée
et l'endroit le plus favorable à la communion mystique. A des
siècles et des siècles, voire des millénaires,
de distance, ce sont là les mêmes conceptions que celles
de Ptahhotep ou du Traité de théologie memphite.
Elles
demeureront telles dans l'Église d'Orient jusqu'à nos
jours, non seulement dans l'orbe byzantin mais aussi dans le monde slave.
Qu'on en prenne à témoin ce texte du grand starets Nil
Maïkov (1433-1508), fondateur d'un ermitage sur la rivière
Sora : " L 'hésychie... c'est de rechercher le Seigneur
dans son coeur, c'est-à-dire de garder son coeur dans la prière
et se retrouver constamment à l'intérieur de ce dernier.
" (18)
Certains
auteurs ont voulu rattacher la prière du coeur chrétienne
à la technique du dhikr musulman (19)
ou même celle du yoga hindou. C'était oublier que dans
l'optique hésychaste l'attention du c(Eur n'est qu'un moyen d'accéder
au divin, tandis que pour les adeptes du dhikr ou du yoga, l'extase
devient souvent une fin en soi. En ce sens, la prière du coeur
chrétienne est bien plus proche des méthodes d'oraison
de l'Egypte antique.
Pour
nous, la filiation entre la pensée pharaonique et l'ascèse
chrétienne orientale ne fait pas de doute (20).
L'étude est à poursuivre et à compléter.
Elle prouvera à tout le moins que le legs de l'Égypte
païenne à la Chrétienté est encore plus riche
qu'on ne le soupçonne, et plus essentiel.
C. CANNUYER
christian.cannuyer@swing.be

(1) A. WIEDEMANN, Herodotos zweites auch mit
sachlichen Erliiuterungen, Leipzig 1890, p. 165 par exemple.
(2)
A. DE BUCK, L'idéal de sagesse et de vie de la vieille Egypte,
in Chronique d'Egypte, t. XXX, juillet 1940, pp. 182-183. H. BONNET,
Reallexikon des ägyptischen Religionsgeschichte, Berlin 1952, sub
verbo Frommigkeit, pp. 196-198.
F. DAUMAS, Amour de la vie et sens du divin dans l'Égypte ancienne,
in Études Carmélitaines. Magie des extrêmes, 1952,
Pp.92-141.
G. NAGEL, Un aspect de la religion de l'ancienne Égypte, in Revue
de théologie et de philosophie, t. XXIII, 1965, pp. 305-333.
B. VAN DE WALLE, La piété égyptienne (ANALECTA
LOVANIENSIA BIBLICA ET ORIENTALIA, sér. Il, fasc. 46), Gembloux
1954, extrait des Ephemerides Theologicae Lovanienses, t. XXX 1954,
pp. 440-456.
(3)
J. DORESSE, Des hiéroglyphes à la croix' ce que le passé
pharaonique a légué au Christianisme (PUBLICATIONS DE
L'INSTITUT HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE NEERLAN. DAIS DE STAMBOUL,
VII), Istamboul 1960.
(4)
A.I. SADEK, La Religion de l'Ancienne Égypte a préparé
la voie du Christianisme, in Le Monde Copte N" 9, pp. 15-20.
(5)
Voir l'introduction de la thèse de M. MALAISE, Les scarabées
du creur dans l'ancienne Égypte (MONOGRAPHIES REINE ELISABETH),
Bruxelles 1980.
(6)
W. WRESZINSKY, Agyptische Inschiften aus dem K.K. Hofmuseum in Wien,
Vienne 1906, p. 160.
(7)
H. JUNKER, Die Götterlehre von Memphis, Berlin 1940. Voir le compte-rendu
de cet ouvrage par B. VAN DE WALLE, in Chronique d'Égypte, t.
XXXI, 1941, pp.80-85.
(8)
URK, IV, 261.
(9)
Z. ZABA, Les maximes de Ptahhotep, Prague 1956, pp. 59 et 101.
(10)
B. VAN DE WALLE, La piété égyptienne, p.445.
F. DAUMAS, La prière dans la religion égyptienne, communication
faite au Colloque Interuniversitaire " L'expérience religieuse
dans la prière " (CENTRE D'HISTOIRE DES RELIGIONS), Liège-Louvain.la-Neuve,
22 et 23 novembre 1978.
(11)
Prière monologistos qui se réduit à la répétition
d'un seul mot (Jésus) ou d'une seule expression, rythmée
par la suite sur la respiration.
I. HAUSHERR, La méthode d'oraison hésychaste, in Orientalia
Christiania, vol. IX, Rome 1927.
A. GUILLAUMONT, Le problème de la prière continuelle dans
le monachisme ancien, communication faite au Colloque évoqué
supra.
J. GOUILLARD, Petite Philocalie de la Prière du coeur (LIVRE
DE VIE), Paris.
(12) Hom. XV, 20 Patrologie Grecque, vol. XXXIV, 589 AB. (13) H. JUNKER,
op. cit., pp. 55-57.
(14)
Voir son Traité de l'oraison, traduit et commenté par
I. HAUSHERR, in Revue d'ascétique et de mystique, t. XV, 1934,
pp.34-93 et 113-116.
(15)
Voir ses Cent chapitres sur la perfection spirituelle, trad. E. des
PLACES (SOURCES CHRETIENNES, 5 bis), Paris 1956 (16) J. GOUILLARD, op.
cil., pp 116-117.
(17)
J. GOUILLARD, op cit, pp 203-205
(18)
Règle de Nil, ed. M. BOROVKOVA-MAIKOVA in Pamjatniki drevnej
pis'mennosti, Moscou 1912, pp. 23-24.
(19)
L. GARDET, Un problème de mystique comparée la mention
du Nom divin - dhikr - dans la mystique musulmane, in Revue Thomiste,
1952, pp 642-679 et 1953, pp. 197-216. (20) Le coeur était aussi
considére comme centre psychophysique par les Hébreux
qui cultivaient à propos de l'être humain les mèmes
idées que les Egyptiens
A. GUILLAUMONT, Le sens du nom de coeur dans l'Antiquité, in
Études Carmélitaines, 1950.