Au sein
du mouvement monastique, le monachisme égyptien a été
amené très vite à exercer une influence prépondérante,
en partie en raison de son importance numérique et de la valeur
exemplaire de ses plus illustres représentants, mais aussi sans
doute à cause de la séduction qu'exerçait l'image
presque mythique de "l 'Egypte " et du " grand désert".
Quoi
qu'il en soit, l'Egypte, et surtout l'Egypte semi-anachorétique,
est devenue comme la patrie spirituelle, la " terre des origines
", pour beaucoup de moines, même en des régions où
le monachisme était autochtone.
SAINT
ANTOINE
Selon
saint Jérôme, le premier ermite aurait été
saint Paul de Thèbes, qui se serait retiré dans la solitude
vers 250.
Toutefois,
le récit de Jérôme ne semble pas mériter,
de la part de l'historien, une confiance sans réserve.
Quoi
qu'il en soit, ni la personnalité de Paul, ni le récit
de sa vie, n'ont eu sur le monachisme une influence comparable à
celle que saint Antoine exerça, surtout par l'entremise de sa
Vie écrite par saint Athanase.
Pour
inciter les moines à l'ascèse, dira Athanase, c'est un
exemple suffisant que la vie d'Antoine (1).
L'histoire
a confirmé ce jugement, et saint Antoine le Grand mérite
vraiment d'être considéré comme "le Père
des moines".
La vocation
même d'Antoine, par son caractère éminemment évangélique,
a valeur d'exemple.
Né
d'une famille aisée, vers 250, mais orphelin dès l'âge
de dix-huit ans, Antoine entend un jour lire à l'église
l'appel du Christ au jeune homme riche : Si tu veux être parfait,
va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi
(Matth. 19,21).
La parole
de Dieu, proclamée dans la célébration liturgique,
atteint Antoine comme une interpellation directe, personnelle, du Seigneur.
Il se
met à l'école des ascètes du voisinage, puis s'enfonce
toujours plus profondément dans le désert.
Chacune
de ces "fuites" successives apparaît comme l'expression
d'une conception essentiellement dynamique, progressive, de la vie monastique.
Saint
Athanase nous dit d'Antoine : Il ne pensait pas au temps écoulé,
mais chaque jour, comme s'il débutait dans l'ascèse, il
cherchait à progresser avec une ardeur nouvelle. Il se répétait
souvent le mot de l'Apôtre: " Oubliant le chemin parcouru,
je vais droit de l'avant (2) " (Phil. 3,13).
Athanase,
champion de la lutte contre l'arianisme, a fortement insisté
sur le combat spirituel incessant qu'Antoine dut mener contre Satan,
et sur les victoires que le Christ remportait en lui. Cette puissance
victorieuse du Christ qui se manifestait à travers son serviteur
n'était-elle pas une preuve éclatante de sa divinité?
C'est
dans le même esprit qu'Athanase décrit le rayonnement charismatique
d'Antoine, la beauté spirituelle qui émanait de sa personne
transfigurée par la grâce et qui attirait autour de lui
disciples et quémandeurs. Antoine mourut en 356, sur la montagne
au pied de laquelle s'élève encore le monastère
qui porte son nom.
Ses disciples menaient une vie semi-anachorétique dans des cellules
relativement peu éloignées les unes des autres, se réunissant
périodiquement pour célébrer la liturgie et pour
des conférences spirituelles.
Plusieurs
groupements de ce genre se constituèrent du vivant d'Antoine;
celui-ci résidait habituellement sur sa montagne, à l'écart,
et descendait de temps à autre visiter ses "monastères".
Après
sa mort, il eut pour successeur dans cette charge saint Ammonas, qui
fut élevé à la dignité épiscopale.
On a
conservé, sous le nom d'Antoine le Grand et d'Ammonas, des Lettres,
vraisemblablement authentiques, qui comptent parmi les documents les
plus caractéristiques que nous possédions sur la spiritualité
monastique primitive.
Les
Lettres d'Antoine (3) portent des traces d'un origénisme que
l'on retrouvera, beaucoup plus systématiquement utilisé,
chez Evagre le Pontique. Celles d'Ammonas (4) contiennent une doctrine
que les Homélies spirituelles attribuées à saint
Macaire le Grand développeront avec ampleur et qui, par elles,
deviendra le bien commun de la tradition spirituelle orthodoxe. Selon
cet enseignement, il existe deux degrés dans la vertu: dans le
premier, l'homme, animé par l'esprit de pénitence, doit
faire effort pour se purifier.
Le second
est inauguré par le don de l'Esprit Saint, qui permet à
l'homme d'accomplir le bien avec aisance et joie et l'initie aux mystères
célestes.
Ammonas
annonce encore les Homélies spirituelles de saint Macaire le
Grand par sa doctrine de la désolation éducative, selon
laquelle le Saint Esprit, après s'être manifesté
aux débutants, se retire pour un temps afin de mettre l'homme
à l'épreuve.
LES DÉSERTS DE SCÉTÉ ET DE NITRIE
Les
deux autres centres les plus importants de la vie semi-anachorétique
dans l'Egypte des IVe et Ve siècles furent les déserts
de Scété et de Nitrie.
Située
à une soixantaine de kilomètres au sud d'Alexandrie, la
colonie monastique de Nitrie eut pour fondateur saint Amoun qui s'y
retira vers 315, et bénéficia des conseils et de l'exemple
de saint Antoine qu'il visita.
L'Histoire
lausiaque de Pallade et les Apophtegmes nous ont gardé le souvenir
des moines les plus illustres qui vécurent dans ce désert:
les abbés Pior, Or, Pambo, Isidore, Cronios, Macaire d'Alexandrie.
Les
cellules individuelles et les groupements semi-anachorétiques
se multiplièrent rapidement ; l'ensemble des moines reconnaissait
l'autorité de "l'abbé de Nitrie ", qui
était secondé par un collège de sept autres anciens,
prêtres comme lui.
Pas
plus que les prêtres des monastères de Scété,
dont il sera question plus loin, ces anciens n'étaient des supérieurs
au sens juridique du mot, comme en auront les communautés cénobitiques
; néanmoins un certain rôle administratif et disciplinaire
leur incombait.
Afin
d'assurer aux ascètes les plus avancés la solitude profonde
qu'ils ne trouvaient plus à Nitrie en raison de l'affluence des
moines, Amoun fonda, à une vingtaine de kilomètres au
sud-ouest, le désert des Cellules, qui eut pour prêtre
saint Macaire d'Alexandrie.
Relativement
proche d'Alexandrie, Nitrie eut beaucoup à souffrir des querelles
doctrinales qui agitèrent le ve siècle.
Le nombre
de ses habitants décrut, et finalement ce centre monastique disparut
au profit des monastères d'Alexandrie ou du désert de
Scété.
Le désert
de Scété (qu'il faut sans doute identifier à l'actuel
Wadi Natrun), situé à quelque cinquante kilomètres
au sud des Cellules, eut une destinée plus prospère, puisque
la vie monastique s'y est perpétuée jusqu'à nos
jours, malgré les razzias meurtrières des Bédouins,
les dissensions doctrinales et la domination musulmane.
Le fondateur
de ce centre fut saint Macaire d'Egypte, qui vint y demeurer vers 330.
Comme Amoun, Macaire ne fut pas à strictement parler un disciple
de saint Antoine, mais il reçut ses conseils et ses directives.
On sait
peu de choses sur les premiers disciples qui vinrent se mettre sous
sa direction ; sans doute faut-il ranger parmi eux Ammoès, le
père spirituel de Jean Kolobos (ou Jean le Petit), et Isidore,
qui fut le prêtre de l'église édifiée près
de la première résidence de saint Macaire, celui-ci s'étant
retiré plus loin dans la solitude.
Isidore
eut pour successeur Paphnuce, qui accueillit Cassien et Germain pendant
leur séjour à Scété, dans les dernières
années du Ive siècle.
Assez
vite, Scété compta quatre groupements principaux, qui
formèrent des monastères semi-anachorétiques :
le monastère des saints Maxime et Domèce (qui existe encore,
sous le nom de Deir Baramous), qui avait pour centre l'église
édifiée par saint
Macaire sur l'emplacement de la cellule occupée par deux
jeunes disciples d'origine romaine, morts prématurément;
le monastère dédié à l'abbé Bishoï
(encore existant lui aussi) ; celui de l'abbé Jean Kolobos ;
enfin, le monastère formé autour de la dernière
résidence de Macaire (aujourd'hui Deir Abou Makar).
Primitivement,
le noyau central de ces monastères ne comportait qu'une église
où les moines se réunissaient le dimanche, un réfectoire
pour le repas qui suivait la liturgie, une boulangerie et une réserve
pour les provisions, quelques locaux où logeaient le prêtre
et le frère qui assurait l'économat (diaconie), ainsi
que les hôtes de passage.
Durant
la semaine, les moines vivaient dans des cellules éloignées,
soit seuls, soit avec un ou plusieurs disciples.
Leur
travail consistait à tresser des cordes de jonc et à fabriquer
des nattes et des corbeilles, tout en s'adonnant à la prière
continuelle.
Les
plus cultivés exerçaient parfois le métier de copiste.
A l'époque
de la moisson, certains allaient se louer dans des fermes éloignées.
Chaque
monastère était dirigé par un prêtre, et
l'ensemble des quatre était placé sous l'autorité
du "Père de Scété", charge dans
laquelle Paphnuce, puis Jean Kolobos, succédèrent à
saint Macaire après la mort de celui-ci.
Au ve
siècle, l'insécurité du désert obligea les
moines à construire des tours de défense auprès
de l'église, afin de s'y réfugier en cas d'alerte; dans
la suite, ils furent même contraints de regrouper leurs cellules
à l'abri d'une enceinte enveloppant aussi l'église (ou
les églises) du monastère et le réfectoire.
C'est
sous cet aspect que se présentent encore les monastères
du Wadi Natrun.
Trois
figures attachantes du monachisme scétiote méritent particulièrement
d'être mentionnées: les abbés Arsène, Moïse
et Poemen (appelé Pastor dans les versions latines).
Saint
Arsène, ancien précepteur des fils de l'empereur, avait
tenu un haut rang dans le monde, jusqu'à ce qu'une voix lui eût
révélé le célèbre: Arsène,
fuis les hommes, et tu seras sauvé. D'abord disciple de Jean
Kolobos, il s'était retiré dans la solitude, dans le voisinage
de l'abbé Moïse.
La
tradition a vu en lui le docteur par excellence de l'hésychia,
de la solitude et du silence contemplatifs.
Moïse,
lui, était un Noir, ancien brigand converti, qui vécut
solitaire près du monastère de Baramous, où l'on
vénère encore ses reliques.
Ce moine,
aussi accueillant pour tous qu' Arsène était d'un abord
austère, fut le premier martyr de Scété; il périt
victime d'une incursion de Bédouins.
Quant
à la vie de l'abbé Poemen, elle nous est peu connue; mais
c'est probablement à lui et à ses disciples que l'on doit
le premier noyau des collections d'Apophtegmes ou Géronticon.
Ces
Apophtegmes (5) - paroles dites par les anciens aux disciples venus
leur demander "comment être sauvé", et
anecdotes relatives à ces anciens - sont le joyau de la littérature
du désert: Dans son essence, l'apophtegme apparaît comme
un charisme...
Ces
sentences ne sont pas des maximes morales choisies parce que bien frappées
et faciles à retenir...
C'est
la parole de Dieu qui se transmet dans le désert, sorte de parole
prophétique, qui n'est pas le fruit de la science humaine, mais
un don de Dieu que reçoit l'homme éprouvé par la
pratique du désert (6).
Les
apophtegmes nous donnent de la vie et de la doctrine des Pères
du désert une image infiniment plus équilibrée
et plus humaine que les récits épiques - précieux
d'ailleurs - de l'Histoire
lausiaque de Pallade (7) et de l'Histoire des moines d'Egypte (8)
traduite en latin par Rufin.
La tradition
postérieure, érémitique ou cénobitique,
s'en est inlassablement nourrie, et ils méritent d'être
considérés comme un des textes majeurs de la spiritualité
monastique.
Ils
nous mettent en présence d'une spiritualité virile, accordant
une large part à l'effort humain.
Toute
leur vie, les moines du désert ont participé généreusement
au combat rédempteur du Christ contre les Puissances du mal;
mais en même temps, ils ont connu dès ici-bas un reflet
de la gloire du matin de Pâques, et l'Esprit du Christ ressuscité
a transfiguré leur âme, et quelquefois leur corps.
Aussi
ces saints moines nous apparaissent-ils pénétrés
de l'esprit des Béatitudes: douceur et humble amour des hommes,
paix et joie dans la lumière de Dieu.
Les
moines de Scété et de Nitrie étaient relativement
peu cultivés.
Leur
enseignement était formulé dans des catégories
essentiellement bibliques, sans référence à la
philosophie grecque.
Cela
n'empêcha pas un certain nombre de lettrés de venir s'établir
parmi eux et de se mettre à leur école.
Le plus
illustre est Evagre le Pontique (346-399).
Ancien
disciple des Cappadociens devenu moine à Nitrie et disciple de
saint Macaire le Grand,
il a réalisé une synthèse vigoureuse et très
personnelle, quoique entachée de spéculations aventureuses
empruntées à Origène, entre la spiritualité
du désert et la tradition philosophique alexandrine (9).
Un de
ses grands mérites est d'avoir analysé et enseigné
la technique du combat spirituel; c'est lui qui a donné leur
forme quasi définitive pour l'Orient à la doctrine des
huit vices capitaux, à la distinction des trois phases de la
vie spirituelle (praktikè, théoria physikè, théologia),
à l'enseignement sur l'apathéia.
Expurgés
et placés sous des patronages d'emprunt (notamment celui de saint
Nil), les écrits de l'origéniste Evagre exerceront une
immense influence sur tout l'Orient monastique, sans en excepter les
auteurs qui le couvriront de leurs anathèmes.
A l'origine
de la doctrine spirituelle orthodoxe, telle que l'ont formulée
au cours des siècles les maîtres spirituels du Sinaï
et de l'Athos, ainsi que saint
Isaac le Syrien, nous trouvons d'une part cet apport évagrien,
décanté de ses éléments hétérodoxes,
et d'autre part les mystérieuses et admirables Homélies
spirituelles attribuées à saint Macaire le Grand (10).
Celles-ci
complètent la doctrine d'Evagre par leur enseignement sur le
rôle du coeur, sur la sensibilité spirituelle, sur la pédagogie
divine et sur l'expérience du don du Saint Esprit.
Un autre
maître spirituel qui se rattache au désert de Scété
est l'abbé Isaïe (1488).
D'abord
moine à Scété, il fonda dans la suite un monastère
près de Gaza. Nous possédons de lui vingt-neuf Discours
(11), qui présentent certaines convergences avec les Homélies
spirituelles macariennes.
Son
oeuvre est, avec les Apophtegmata Patrum, une de celles qui ont le plus
contribué à répandre la doctrine ascétique
traditionnelle des Pères égyptiens (12).
Le semi-anachorétisme
de type scétiote était répandu dans d'autres contrées
de Basse-Egypte, notamment dans le Fayoum (laures de Neklone et de Takinasch),
où, à la veille de la conquête arabe, l'abbé
Samuel fondera encore le monastère de Kalamon.
A neuf
milles d'Alexandrie, comme son nom l'indique, l'Ennaton était
un centre monastique important, comprenant tout un ensemble de laures
et de cellules d'ermites isolés. Aux vie et vile siècles,
ce sera le principal foyer du monachisme en Egypte.
D'un
type assez différent était l'énorme agglomération
monastique rassemblée autour de la basilique de saint Ménas,
le sanctuaire national de l'Egypte chrétienne : Nous avons ici
un exemple de moines nombreux, attachés au service d'un sanctuaire
très fréquenté, et chargés, selon toute
probabilité, du soin des malades et des étrangers qui
venaient en foule implorer l'intercession de saint Ménas (13).
L'ESPRIT
DU DÉSERT
L'éloignement
des lieux habités par les séculiers est sans doute le
trait le plus caractéristique de ce monachisme, si on le compare
à l'ascétisme urbain. Un premier motif de cette "anachorèse
" est le désir de diminuer les occasions de péché
; certains apophtegmes le disent clairement:
Un ancien
racontait: Lorsque j'étais jeune, j'avais un abba qui aimait
aller toujours dans de plus lointains déserts et à y vivre
en hésychaste.
Un jour
donc, je lui dis: "Pourquoi, Abba, fuis-tu toujours dans les
déserts? Car j'ai idée que celui qui demeure près
du monde, le voyant et le dédaignant, a plus de mérite
que celui qui ne le voit pas du tout. "
Le vieillard
me répondit: "Crois-moi,
mon enfant, tant que l'homme n'est pas devenu presque un ange, il ne
tire aucun profit du monde. Quant à moi, je suis encore fils
d'Adam; et comme mon père, quand je vois le fruit du péché,
aussitôt je le désire, je le prends, je le mange et je
meurs. C'est pour cela que nos pères ont fui dans les déserts
où, ne trouvant pas ce qui excite les passions, ils supprimaient
celles-ci plus facilement (14)."
Cependant,
le motif principal de la retraite du moine dans la solitude rejoint
celui qui animait déjà la pratique du célibat chez
les ascètes et les vierges; comme le renoncement au mariage,
l'anachorèse et l'éloignement du tumulte des affaires
du monde permet au moine de s'adonner au " souvenir de Dieu
" et à la prière d'une façon aussi continuelle
qu'il est possible ici-bas, et de tendre ainsi vers l'idéal de
la " vie angélique "
Source
inviolable de la sainteté, Notre Seigneur n'avait nul besoin
pour s'établir dans une pureté parfaite du secours extérieur
de l'éloignement des hommes et de la solitude...
Il se
retire cependant sur la montagne, seul, pour prier (cf. Matth. 14,23),
afin de nous apprendre que, si nous voulons nous aussi prier Dieu d'un
coeur pur et vierge, nous devons comme lui nous séparer de l'agitation
désordonnée des foules.
Ainsi,
en cette chair mortelle, nous pourrons nous conformer déjà
en quelque mesure à cet état bienheureux promis aux saints
dans le monde à venir, et Dieu sera pour nous tout en tous (15).
La solitude
favorise l'union constante avec Dieu.
Mais
elle le fait d'abord en permettant au moine de faire porter son effort
spirituel sur son véritable terrain, celui des "pensées",
c'est-à-dire celui des tentations, des mouvements intérieurs,
des suggestions et inspirations bonnes ou mauvaises qui s'élèvent
sans cesse en notre coeur.
La
solitude rend le moine attentif à ce monde intime, et va lui
permettre de mener un "combat invisible" qui requerra
de lui un effort constant, et par lequel il participera au combat rédempteur
du Christ:
Vous
savez vous aussi, mes chers frères, écrivait Abba Ammonas,
que depuis la prévarication, l'âme ne peut connaître
Dieu comme il faut si elle ne s'éloigne pas des hommes et de
toute distraction.
Car
elle verra alors l'attaque de ceux qui luttent contre elle, et, si elle
triomphe de l'attaque qui lui survient ainsi, l'Esprit de Dieu habitera
alors en elle, et toute la peine sera changée en joie et en allégresse
(16).
Cette
attention intérieure (appelée aussi " vigilance ",
" garde du coeur ", " sobriété
spirituelle") est la clé de toute la méthode
spirituelle des Pères du désert, qui revêt ainsi
un caractère éminemment personnaliste.
Pour
eux, l'objectif de la formation spirituelle n'est pas d'obtenir du moine
qu'il se conforme à une règle commune et adopte un certain
nombre de comportements définis ; ils veulent amener leur disciple
à être parfaitement lui-même, grâce à
une totale expropriation de soi, en sorte que l'Esprit Saint qui vit
en lui puisse devenir le principe de toutes ses actions.
Or ceci
requiert non seulement la rectitude objective des actes, mais aussi
une purification très affinée des motifs de l'agir, et
un discernement averti des mouvements et inspirations intérieures.
Aux suggestions mauvaises, aussitôt démasquées,
le moine doit opposer le "souvenir
de Dieu
", qui est une attention à la présence intime du
Seigneur, soutenue par une invocation brève et fréquente
(17).
S'il
est souvent difficile aux chrétiens modernes d'éviter
des contresens dans leur compréhension du monachisme primitif,
et même du monachisme orthodoxe actuel, qui lui est demeuré
profondément homogène, c'est qu'ils sont habitués
à penser en termes d'institutions, de formules définies
une fois pour toutes, d'états de vie bien spécifiés,
alors que ce monachisme a pour critère essentiel le discernement
des esprits.
A ses
yeux, ce qui légitime ou non telle initiative, telle "
pratique ", tel genre de vie adopté par un moine, ce
n'est pas sa conformité avec une norme théorique établie
une fois pour toutes, mais la nature - bonne ou mauvaise - de l'esprit
qui y a présidé.
De là
vient la grande diversité des réalisations spirituelles
que nous constatons à l'intérieur de ce monachisme, sans
préjudice d'une profonde unité.
Dans
cette conception, le rôle du père spirituel, de l'abba,
revêt évidemment une grande importance.
L' abba
n'est pas un supérieur au sens canonique du mot.
C'est
avant tout un homme pacifié, libéré de ses passions,
et qui par son seul rayonnement communique déjà aux autres
quelque chose de l'Esprit qu'il porte en lui. Les rapports des disciples
avec leur abba se ramènent surtout à ceci : lui manifester
leurs " pensées " avec une sincérité
absolue pour être formés par lui au discernement des esprits
; suivre en toute soumission ses directives ; imiter ses exemples ;
avoir foi dans sa prière; lui rendre les humbles services dont
il peut avoir besoin.
Au désert,
la paternité spirituelle revêt d'ailleurs à l'occasion
une sorte de caractère collégial: il n'est pas rare de
voir un moine consulter plusieurs anciens, qui veillent avec tact, s'ils
sont d'authentiques spirituels, à ne pas se contredire mutuellement.
Tous
ne sont que les organes d'un même Esprit; un abba ne peut avoir
" ses " idées et " sa " doctrine.
Il est
un chaînon dans une tradition qu'il a très personnellement
assimilée.
Les
apophtegmes sont remplis de traits qui montrent avec quelle discrétion,
quel tact et quelle réserve les pères spirituels répondent
à ceux qui viennent les consulter.
Ils
sont avant tout soucieux de respecter l'intégrité spirituelle
de leurs disciples, de les aider à devenir eux-mêmes.
Ils
attendront parfois très longtemps qu'une situation mûrisse
avant de dire le mot qui libère.
A qui
les interroge avec un secret attachement à son sens propre, ils
ne pourront donner qu'une réponse proportionnée à
ce que le consultant peut porter, mais qui ne lui apportera pas le repos.
Comme
on l'a dit très heureusement, les maîtres spirituels du
désert, loin de vouloir endoctriner leurs disciples et de leur
inculquer des idées et des théories, visaient plutôt
à les libérer de toutes celles qu'ils pouvaient avoir
dans la tête pour les rendre capables d'entendre la voix de Dieu
dans le silence du désert (18).
Mais
autant les pères sont attentifs à ne pas s'imposer, à
ne pas exercer un rôle de commandement à l'égard
de leurs disciples, autant ceux-ci doivent être disposés
à se soumettre à eux, à ne jamais chercher à
faire prévaloir, de quelque façon que ce soit, leur volonté,
à se laisser enseigner et conduire par autrui.
Cassien
nous dira: Cette obéissance, ils ne la préfèrent
pas seulement au travail manuel, à la lecture ou au silence et
au repos de la cellule, mais aussi à toutes les vertus, à
tel point qu'ils estiment devoir tout faire passer après, et
qu'ils sont heureux de subir n'importe quel dommage plutôt que
de paraître l'avoir en quelque façon transgressée
(19).
L'obéissance
n'est d'ailleurs pas seulement pour le moine un moyen de se laisser
former par un plus éclairé : elle traduit avant tout une
attitude foncière de démission de soi, d'humilité
et de respect de la personne d'autrui.
C'est
pourquoi, dans ce milieu semi-anachorétique, le moine l'exercera
même à l'égard de ceux qui ne détiennent
aucune autorité sur lui: toujours il devra être prêt
à renoncer à ses vues et à ses préférences,
en faveur de son frère.
Cette
spiritualité personnaliste, qui apprend à l'homme à
ne plus voir dans son moi le centre autour duquel tout gravite, a d'ailleurs
développé remarquablement chez ces moines le sens de l'autre
et le sens de la communion des personnes.
C'est
dans un apophtegme attribué à saint Macaire, le fondateur
de Scété, que l'on trouve l'une des descriptions les plus
extraordinaires qui soient de l'enfer; elle est l'antithèse exacte
d'une formule bien connue de Sartre.
Pour
Macaire, ou du moins pour le défunt qui lui apparaît, l'enfer
consiste à ne pas pouvoir regarder le visage d'autrui; et le
plus grand soulagement que pourrait recevoir un damné serait
de voir un peu le visage d'un autre (20).
Aimons
aimer les pauvres... Aimons à être en paix avec tout homme,
avec les grands et avec les petits... Aimons tous les hommes comme nos
frères, dira abba Isaïe (21).
Et dans
l'Ascéticon de ce dernier, comme dans les Apophtegmes, transparaît
partout le souci d'une charité humble, active, étonnamment
délicate dans ses manifestations, ingénieuse à
rendre service, soucieuse à l'extrême de ne pas peiner
autrui et de respecter sa liberté.
Plein
de douceur et de condescendance pour les autres, le serai-anachorète
est austère pour lui-même, selon sa mesure.
Devant
l'importance accordée au jeûne et à l'ascèse
par l'ancien monachisme, l'homme moderne est tenté d'attribuer
aux Pères un dualisme peu chrétien, où il verrait
volontiers une contamination platonicienne ou manichéenne.
Assurément,
la pensée des Pères comporte un certain dualisme, qui
s'exprime parfois au moyen d'expressions platoniciennes.
Mais
dans son fond, ce dualisme est d'origine biblique et proprement chrétienne
: il oppose non la matière comme telle à l'esprit, mais
le monde présent, non glorifié, soumis à la "corruption",
au monde qui vient, et qui sera celui de la résurrection et de
la transfiguration des corps et des âmes.
Aussi
le but de leur ascèse n'est-il pas de séparer l'âme
du corps autant qu'il est possible ici-bas, mais de transfigurer le
corps lui-même pour le faire participer à la divinisation
de l'âme.
Par
l'ascèse, disait saint Antoine, tout le corps est transformé
et vient sous le pouvoir de l'Esprit Saint; et je pense que quelque
part lui est accordée déjà de ce corps spirituel
qu'il recevra lors de la résurrection des justes (22).
Le but
que poursuivaient ces moines était d'assurer l'unification de
tout leur être, corps et âme, dans la lumière de
Dieu.
La "
pureté du coeur " ou, dans un langage plus philosophique,
l'apathéia, à laquelle était ordonné leur
effort ascétique ne consistait nullement, comme chez les stoïciens,
à éteindre la sensibilité ou à assurer sur
elle une emprise despotique de la volonté, mais, au contraire,
à l'apprivoiser, comme ces bêtes redoutables du désert
qui devenaient pour les vieux ascètes des auxiliaires forts et
dociles.
Ainsi,
les passions, intérieurement rectifiées, apporteraient
toute leur énergie au service de l'amour de Dieu, avec aisance
et spontanéité.
Archimandrite
Placide Deseille
Notes
(1) Saint Athanase d'Alexandrie, Vie et conduite de noire Père
saint Antoine, 7; trad. B. Lavaud, Bellefontaine, 1979, p. 21. (2) Ibid.,
p. 29.
(3)
Saint Antoine le Grand, Lettres, traduites par les Moines du Mont des
Cats, Bellefontaine, 1976.
(4) Saint Ammonas, Lettres, traduites par B. Outtier et L. Regnault,
dans Lettres des Pères du désert, Bellefontaine, 1985.
(5) Les diverses collections d'Apophtegmes ont été traduites
en français par les moines de Solesmes sous le titre Les sentences
des Pères du désert, 4 vol., Solesmes, 1966, 1970, 1976,
1981.
(6) J.-C. Guy, Remarques sur le texte des Apophtegmata Platrum, dans
R.S.R. 43 (1955), p. 253.
(7) Palladius, Les moines du désert: Histoire lausiaque, introduction
par Louis Leloir, trad. par les Carmélites de Mazille, Paris,
1981.
(8) Traduit en français par A.-J. Festugière sous le titre
: Enquête sur les moines d'Égypte ("Les Moines d'Orient",
IV/1), Paris, 1964.
(9) Les principales oeuvres d'Evagre le Pontique traduites en français
sont: Le Traité de l'oraison: Les Leçons d'un contemplatif,
trad. I. Hausherr, Paris, 1960; Traité pratique, trad. A. etC.
Guillaumont, 2 vol. (SC 170-171), Paris, 1971 ; Les six centuries des
"Kephalaia gnostica" (PO 28/1, fasc. 134), trad. A. Guillaumont,
Turnhout, 1977.
(10) Les homélies spirituelles de saint Macaire, traduction Pl.
Deseille, Bellefontaine, 1984.
(11) Abbé Isaïe, Recueil ascétique, Introd. par Dom
L. Regnault, trad. par Dom M. De Broc, Bellefontaine, 1976. Cf. infra,
p. 40, note 34.
(12) A. Guillaumont, Les "Kephalaia Gnostica" d'Évagre
le Pontique et l'histoire de l'Origénisme chez les Grecs et les
Syriens, Paris, 1962, p. 126.
(13) P. Van Cauwenbergh, Étude sur les moines d'Égypte,
Paris-Louvain, 1914, p. 128.
(14) Apophtegme (NAU 538).
(15) Saint Cassien, Conférences, X, 6.
(16) Abba Ammonas, Lettre I; Patrologie orientale, X, 4, p. 432.
(17) C'est là l'origine de la "prière de Jésus
", qui prendra une grande importance dans le monachisme oriental.
(18) Un moine de Solesmes, dans l'introduction de: Abbé Isaïe,
Recueil ascétique, Bellefontaine, 1976, p. 19.
(19) Saint Cassien, Institutions cénobitiques, IV, 12; SC 109,
p. 136.
(20) Macaire, 38, dans Les Apophtegmes des Pères du désert,
traduits par J.-C. Guy, Bellefontaine, 1968, p. 181.
(21) Abba Isaïe, Ascéticon syriaque, Logos XV, 9 11, dans
R. Draguet, Les cinq recensions de l'Ascéticon syriaque d'Abba
Isaïe (CSCO 293-294), II, p. 281. Il est significatif que dans
l'index dressé par R. Draguet pour son édition de cette
somme de la spiritualité semianachorétique, l'article
"Prochain" couvre 139 lignes de références,
alors que les articles "Retraite et silence" et "Prière"
n'en couvrent respectivement que 4 et 16.
(22) Saint Antoine, Lettre, I, 4.