Les moines des Kellia aux 4e et 5e siècles
par Antoine GUILLAUMONT

DOSSIERS HISTOIRE ET ARCHEOLOGIE N°133 (décembre 1988)

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LA FONDATION DES KELLIA

Une fois, l'abba Antoine se rendit chez l'abba Amoun, à la montagne de Nitrie, et quand ils se furent rencontrés, l'abba Amoun lui dit : « Grâce à tes prières, les frères sont devenus très nombreux et certains d'entre eux désirent construire des cellules au loin pour avoir la solitude : à quelle distance recommandes-tu que se trouvent les nouvelles cellules par rapport à celles qui sont ici ? » L'abba Antoine lui répondit : « Mangeons à la neuvième heure, puis partons, parcourons le désert et recherchons l'endroit. » Quand ils eurent marché dans le désert jusqu'au coucher du soleil, l'abba Antoine lui dit: « Faisons une prière et plantons ici une croix ; c'est ici que construiront ceux qui désirent construire, ainsi ceux de là-bas, quand ils visiteront ceux d'ici, viendront après avoir pris leur collation à la neuvième heure, et ceux d'ici se mettront en route après avoir fait de même, et, de cette manière, ils pourront se rendre visite sans se laisser divertir. » Or la distance est de douze bornes.

Apophthegmata Patrum, Antoine.


A l'époque des origines du monachisme chrétien, le centre monastique le plus important de Basse-Egypte est l'ensemble constitué par les «déserts» de Nitrie, de Scété et des Kellia.

C'est de ces déserts que sont issus les fameux Apophtegmes (ou Paroles) des Pères, qui, écrits en grec et traduits non seulement en latin, mais dans toutes les langues de l'Orient chrétien, ont exercé sur toute la tradition monastique chrétienne, aussi bien en Orient qu'en Occident, une influence décisive.

Ces milieux monastiques sont connus aussi par d'autres ouvrages célèbres, composés par des auteurs qui y avaient séjourné plus ou moins longtemps à la fin du IVe siècle, c'est-à-dire à l'époque la plus brillante : Jean Cassien, qui les fit connaître à l'Occident latin, Pallade, l'auteur de l'Histoire Lausiaque, et les voyageurs anonymes qui rédigèrent la Relation sur les moines d'Egypte, adaptée en latin par Rufin, qui, lui aussi, connaissait les lieux et les moines qui y vécurent alors.

Les déserts de Basse Egypte

La localisation de ces déserts, connus par les sources grecques et latines, est longtemps restée incertaine. Celle de Scété et de Nitrie a été solidement établie par Evelyn White, dans un ouvrage paru en 1932. Scété était ce que l'on appelle aujourd'hui le Ouadi Natroun : c'est une dépression située dans le désert occidental ou libyque et orientée N.O.-S.E., dont le fond est occupé par des nappes d'eau riches en nitrates (d'où son nom) et qui se trouve non loin de la route actuelle, dite « route du désert » allant du Caire à Alexandrie, grosso modo à mi-chemin entre ces deux villes ; quatre monastères coptes y sont encore habités, bien connus des touristes qui ne négligent pas de visiter l'Egypte chrétienne. L'ancienne Nitrie, aujourd'hui complètement disparue, est à situer à quelque 60 km au nord, dans la région maintenant habitée et cultivée du Delta, à environ 15 km au sud de la ville de Damanhour. L'emplacement des Kellia a été longtemps discuté ; je l'ai établi, je pense définitivement, lors d'une reconnaissance que j'y fis en 1964, en me fondant sur toutes les indications fournies par les textes et compte tenu de la localisation des deux sites précédents ; il est entre les deux, à environ 18 km au sud de Nitrie ; situé jadis, et naguère encore, dans le désert, il est à présent de plus en plus envahi par les cultures, par suite de travaux d'irrigation qui y sont poursuivis depuis plusieurs années.

Les premiers moines à Scété et Nitrie

La vie monastique apparut à Scété et à Nitrie presque dans les mêmes temps, un peu avant le milieu du IVe siècle. Le premier qui alla vivre en anachorète à Scété fut Macaire dit l'Egyptien, ou le Grand Macaire ; originaire d'un village des bords du Nil, il avait connu cet endroit pour y avoir accompagné, comme jeune chamelier, des gens de son village qui venaient y faire provision de nitre. Engagé dans la vie ascétique après la mort de ses parents, il vint s'y fixer vers 330. Il y vécut d'abord seul, en divers endroits du ouadi, en dernier lieu dans la région où se dresse encore le monastère qui porte son nom, vers la pointe S.E. du ouadi. D'autres ascètes vinrent l'y rejoindre, se faisant ses disciples ; en peu de temps le ouadi se peupla d'ermitages. Parmi les moines de Scété, aux IVe et Ve siècles, on peut citer Paphnuce, dit le Bubale, connu surtout par Cassien, Moïse, un noir de race éthiopienne, ancien brigand devenu le plus doux des hommes, Sisoès, Jean le Nain, Poimen, et, assez différent des autres par son passé de haut fonctionnaire à la cour impériale, Arsène. Amoun se retira à Nitrie à peu près dans les mêmes temps que Macaire à Scété ; originaire d'une ville du Delta, il y vécut d'abord une vingtaine d'années, avec sa femme, dans l'ascèse et la continence ; puis il alla se construire un ermitage à Nitrie, qui se trouvait alors à l'orée du désert ; il y vécut encore un peu plus de vingt ans et y mourut vers 350. De nombreux disciples s'établirent rapidement auprès de lui, dont les plus connus sont Or et surtout Pambo.

Les moines devinrent bientôt si nombreux à Nitrie que certains ne pouvaient plus y trouver autant de solitude qu'ils le désiraient. Amoun pensa donc à faire une nouvelle fondation, du côté du désert, vers le sud. Le lieu en fut fixé sur les conseils de saint Antoine, le célèbre initiateur de la vie anachorétique, qui était alors retiré dans son lointain ermitage du désert oriental, non loin de la mer Rouge. C'était probablement en 338, lors du voyage qu'Antoine fit à Alexandrie pour y soutenir saint Athanase contre les menées des ariens : Nitrie était sur son chemin. Le récit de la rencontre est rapporté dans les Apophtegmes des Pères (Antoine 34). Amoun lui ayant fait part de ses intentions, Antoine partit avec lui dans le désert et, à environ quatre heures de marche, lui indiqua l'endroit qui convenait pour la nouvelle fondation : les moines établis là, tout en n'étant point trop éloignés de ceux de Nitrie, avec lesquels ils pourraient rester en relation, trouveraient dans l'étendue du désert une plus grande solitude. Ainsi furent créés les Kellia, c'est-à-dire les « Cellules », les moines ayant leurs cellules dispersées dans le désert. C'est au Kellia que vécurent, entre autre Macaire dit l'Alexandrin (pour le distinguer de son homonyme de Scété) et surtout Evagre, qui, originaire de la province du Pont, en Asie Mineure, disciple, dans sa jeunesse, de saint Basile et de Grégoire de Nazianze, s'y retira vers 385, après deux années passées à Nitrie, et y composa une oeuvre considérable ; homme de grande culture, il mit par écrit l'enseignement ascétique traditionnel des maîtres du Désert, en l'insérant dans un système métaphysique grandement tributaire de la doctrine d'Origène.

L'influence de saint Antoine

Le récit de la fondation des Kellia vient de montrer les rapports qu'eut Amoun avec Antoine et l'influence que celui-ci exerçait sur lui. De semblables rapports existèrent entre Antoine et Macaire de Scété. Les Apophtegmes des Pères (Macaire 4 et 26) fo mention de visites que Macaire, dans les premiers temps de sa retraite au Ouadi Natroum, faisait à Antoine ; celui-ci se trouvait alors dans son monastère situé près de la rive orientale du Nil, au lieu-dit Pispir (aujourd'hui Deir elMeimoun) ; c'est là que demeuraient, autour de l'ermitage où il avait longtemps vécu solitaire, les disciples qui étaient venus à lui ; quand, désireux de retrouver une plus grande solitude, il se fut retiré non loin de la me: Rouge, il y revenait assez souvent voir ses disciples, qui eux-mêmes allaient parfois le visiter La vie monastique menée dans les déserts de Scété, Nitrie et des Kellia se situe dans la ligne du monachisme antonien ; elle était de caractère foncièrement anachorétique, en quoi elle se distinguait de celle, de caractère cénobitique que l'on menait dans les monastères fondés par saint Pacôme en Haute-Egypte. C'était, plus exactement, le semi-anachorétisme, un genre de vie qui assurait une sorte d'équilibre entre la vie solitaire et la vie communautaire, comme on le voit bien aux Kellia.

Les moines passaient toute la semaine solitaires, dans leurs cellules, mais ils se réunissaient tous les samedis et dimanches pour ce que l'on appelait la « synaxe », laquelle si tenait à l'église. C'était le seul moment de la semaine où les moines avaient une activité commune, marquée par deux temps forts : uni grande liturgie célébrée en commun, qui étai proprement la « synaxe », et un repas, pris également en commun. Les renseignements fournis par les textes ne permettent pas d'établir, d'une façon certaine comment s'ordonnaient les activités de ces deux jours. La liturgie était célébrée, semble-t-il, durant la nuit du samedi au dimanche ; elle comportait d'abord la récitation psalmodiée de psaumes, chacun d'eux étant suivi d'une prière dite debout et d'un moment de prostration ; elle se terminait par la célébration eucharistique, au cours de laquelle les moines communiaient, chacun quittant sa place pour se présenter devant l'autel. Cet office nocturne était précédé, le samedi soir, de la récitation, faite également en commun, de l'office du soir, comportant une douzaine de psaumes. Entre ces deux offices se situait, vraisemblablement, un temps de repos. L'autre événement essentiel de ces deux jours était le repas, le seul de la semaine que les moines prenaient ensemble ; ce repas était appelé agapê, survivance du terme qui désignait le repas que les premiers chrétiens prenaient entre eux, semble-t-il, avant ou après l'eucharistie ; cette appellation montre bien que ce repas, auquel nul ne devait se dérober, était le signe du lien de charité qui unissait les frères entre eux. De façon unanime, les textes disent que ce repas, au cours duquel étaient servis, contrairement à l'ordinaire de la semaine, des aliments cuits et du vin, avait lieu à l'église. Peut-être est-ce parce que ce repas avait lui-même une valeur liturgique ? Il faut plutôt admettre, semble-t-il, les canons ecclésiastiques interdisant de manger dans les églises, que ce que l'on appelait « l'église » était un ensemble de locaux comprenant l'église proprement dite, où était célébrée la liturgie, et, la jouxtant, une salle servant de réfectoire ; ces bâtiments comprenaient aussi des locaux servant de magasins ; au début du Ve siècle, on construisit aux Kellia, comme il y en avait une déjà à Nitrie, une hôtellerie, où l'on hébergeait les hôtes de passage et aussi les moines gravement malades.

Les moines étaient soumis à l'autorité du moine-prêtre

La célébration eucharistique impliquait qu'il y eût parmi ces moines, qui étaient, d'une façon générale, des laïcs, au moins un prêtre, ou peut-être plusieurs. Le plus connu des moines-prêtres des Kellia, à la fin du IVe siècle, est Macaire d'Alexandrie ; après lui, il y eut un abbé Isaac, qui construisit l'hôtellerie. Auprès de ce prêtre il y avait, semble-t-il, d'autres prêtres ou clercs, qui l'assistaient, et aussi au moins un économe chargé de l'entretien et de la gestion des biens collectifs. Le prêtre exerçait une certaine autorité sur l'ensemble des moines : il présidait une sorte de conseil des anciens qui se réunissait à l'église quand il fallait régler une affaire commune ou prendre des sanctions contre un moine coupable d'une faute grave ; mais son autorité restait de caractère spirituel, les moines n'étant soumis à aucune règle écrite ni engagés par des voeux.

Les moines se dispersaient le dimanche matin, après, semble-t-il, une petite collation, chacun regagnant sa cellule ; selon les textes dont nous disposons, il n'y eut, jusqu'au milieu du Ve siècle, qu'une seule église aux Kellia ; c'est seulement après le concile de Chalcédoine (451) et le schisme qui s'ensuivit qu'une seconde église fut construite. Certains habitaient fort loin de l'église, jusqu'à cinq ou six kilomètres, s'il faut en croire Rufin. Selon le même auteur, les cellules étaient distantes les unes des autres de telle sorte que (compte tenu du fait que le désert était quelque peu vallonné) ils ne pouvaient, de l'une à l'autre, ni se voir ni s'entendre ; or, au dire de Pallade, qui passa aux Kellia une dizaine d'années à la fin du IVe siècle, il y avait alors six cents moines dans ce désert, ce qui donne une idée de l'étendue que présentait dès cette époque l'habitat monastique. En principe, tous les moines se rendaient, en fin de semaine, à l'église ; si on remarquait que l'un d'eux manquât, on pensait qu'il était malade et les frères allaient prendre de ses nouvelles durant la semaine, ce qui était signe, remarque Rufin, de la solidarité qui existait entre eux tous. Mais hormis cette réunion hebdomadaire, les moines vivaient séparément, chacun dans sa cellule, durant toute la semaine.

La cellule où le moine vivait en solitaire

La cellule était, normalement, individuelle ; un moine âgé ou malade pouvait cependant avoir auprès de lui un jeune moine, qui était à la fois son disciple et son serviteur. Elle était, comme les bâtiments de l'église, construite en briques, crues pour la masse, cuites pour les parties plus résistantes ; la toiture, en forme de voûte, était faite de même. Elle comportait plusieurs pièces : outre celle où le moine se tenait habituellement, il y en avait une autre réservée à la prière, une autre servant de magasin et, éventuellement, un logement pour le disciple. Elle était entourée d'une cour ceinte d'une clôture basse et renfermant un puits ; elle était fermée par un loquet intérieur, qui pouvait être manoeuvré de l'extérieur au moyen d'une clé ; l'éventuel visiteur devait frapper pour se faire ouvrir ; des fenêtres, haut placées, procuraient un peu de lumière et d'aération. Dans l'épaisseur des murs étaient également aménagées des niches, où le moine pouvait déposer divers objets, notamment des livres, s'il en avait. Le bois étant rare en Egypte, et plus encore au désert, le mobilier était réduit à l'extrême. Le lit était une simple natte étendue sur le sol et souvent le moine dormait assis, appuyé contre le mur ; exceptionnellement, quand, malade, il devait rester longtemps alité, un lit était aménagé dans sa cellule ; comme siège, il utilisait ce que l'on appelait des embrimia, bottes de roseaux ou de papyrus, qui pouvaient aussi servir d'oreiller ; pour ses repas, il disposait simplement, en guise d'assiette, d'une tablette, probablement de terre cuite, et d'un vase contenant la réserve d'eau, dont il était conseillé de boire modérément ; pour son travail, qui consistait le plus souvent, comme à Scété, en ouvrages de vannerie, il avait un autre récipient, une jarre, dans laquelle il mettait à tremper les roseaux ou les fibres de palmier avec lesquels il confectionnait ses paniers ; pour cela, il faisait d'abord une tresse, qu'il disposait ensuite en forme de panier, cousait les unes aux autres les rangées et ajoutait, pour finir, les anses. Seul Evagre est mentionné aux Kellia, à cette époque ancienne, comme copiste : outre la composition de ses propres ouvrages, il se livrait, pour vivre, à la copie de manuscrits, comme le faisaient ses amis de Jérusalem, les moines du monastère de Rufin et de Mélanie.

Le moine devait subvenir à ses besoins par le travail

Le travail était une obligation pour le moine, qui devait pouvoir subvenir à ses besoins et aux besoins de ceux qui, éventuellement, ne pouvaient plus travailler. Les paniers étaient collectés par l'économe, qui, du produit de leur vente, achetait ce qui était nécessaire à l'ensemble des moines, en particulier le blé servant à leur nourriture. On voit parfois les moines des Kellia, comme ceux de Scété, aller en groupe, participer à la moisson dans les régions habitées ; ils étaient alors rétribués directement en nature. Il n'y avait pas de boulangerie aux Kellia à l'époque où Pallade y résidait, mais les moines de ce désert recevaient leur pain de Nitrie, où se trouvaient plusieurs boulangeries.

Le moine se mettait au travail dès que la lumière du jour le lui permettait. Il travaillait ainsi, assis, jusqu'à l'heure de midi, le moment chaud de la journée, consacré au repos ou à un léger sommeil jusqu'à la 9e heure (c'est-à-dire environ 3 heures de l'après-midi), qui était l'heure normale du repas, que certains, pour prolonger le jeûne, reportaient au soir. Le repas consistait normalement en pain sec, la ration étant normalement d'environ 300 g par jour, avec du sel, après quoi on buvait un peu d'eau. Certains, comme Evagre à la fin de sa vie, prenaient, au lieu de pain, que leur estomac ne supportait plus, des herbes potagères cuites. Après le repas, le moine reprenait son travail, à moins qu'il n'allât visiter quelqu' autre frère. Ces moines en effet n'étaient pas des reclus : il leur arrivait de sortir de leur cellule ; en ce cas, ils revêtaient leur « mélote », un manteau en peau de chèvre, et prenaient leur bâton, éventuellement des sandales. Ils allaient parfois assez loin, à Nitrie, qui était à une demi-journée de marche, voire à Scété, distant d'un jour et une nuit ; mais le plus souvent ils se rendaient dans le voisinage, soit pour visiter un frère malade, soit surtout pour consulter, quand ils étaient assaillis par les tentations, un « ancien » réputé pour son expérience et son discernement ; en ce cas, la question habituelle, quasi rituelle, était : «Père, dis-moi une parole, afin que je sois sauvé !» ; la réponse de l'ancien est ce que l'on appelle « l'apophtegme » : ce sont ces apophtegmes qui, répétés, transmis, regroupés et finalement mis par écrit, constituent les divers recueils d'Apophtegmes des Pères. Inversement, le moine pouvait recevoir chez lui des visiteurs, venus parfois de fort loin, s'il était un ascète renommé. La charité obligeait le moine à accomplir les rites de l'hospitalité : il ôtait d'abord la mélote du visiteur et lui lavait les pieds ; il lui offrait ensuite à manger, lui servait ce qu'il avait de meilleur, des lentilles cuites ou une espèce de bouillie préparée au feu, sortant la marmite qu'il avait en réserve pour ces occasions ; il mangeait avec lui, quelle que fût l'heure, la charité ayant priorité sur le jeûne. Et naturellement il l'invitait à partager aussi sa prière.

Prière et méditation

La prière était, avec le travail, la principale occupation du moine et devait être, comme lui, autant que possible continuelle, selon le précepte de saint Paul (I Thess. 5, 17) et de Jésus lui-même (Luc 18, 1). Il était astreint, dans sa cellule, à la récitation d'un office, dont les « heures » semblent avoir été cependant assez limitées, contrairement à l'usage en cours dans les autres milieux monastiques : les textes font mention d'un office du soir ou vêpres et surtout d'un office dit au milieu de la nuit, après quelques heures de sommeil, et que l'on appelait la « petite synaxe », pour le distinguer de celui qui était dit en communauté, à l'église, en fin de semaine. Pour cette prière, le moine se tenait debout, les bras levés, la face tournée vers l'orient, direction que matérialisait, dans la salle réservée à cet usage, une croix ou une niche ; elle était donc incompatible avec le travail des mains. Mais la prière du moine ne se limitait pas à cette prière liturgique. Il pratiquait une autre forme de prière qui, elle, était compatible avec le travail : c'est ce que l'on appelait la mélétê, la « méditation » ; mais ce mot ne doit pas être pris dans le sens qu'il a habituellement en français, où il désigne une activité purement mentale ; cet exercice consistait dans la récitation faite à mi-voix, avec application d'esprit et ferveur, d'une formule le plus souvent empruntée à l'Ecriture, telle l'invocation tirée du psaume 40, 14 « Dieu, viens à mon secours, Seigneur, hâte-toi de me secourir ! », dont la « méditation », selon Cassien, était particulièrement recommandée par les anciens. Cette prière, que le moine disait étant assis, tout en travaillant de ses mains, tendait à être continuelle.

Cette prière assidue, outre sa valeur proprement religieuse, avait pour effet de fixer l'esprit, d'empêcher le vagabondage des pensées ; c'est en effet principalement par les pensées que venaient les tentations contre lesquelles le solitaire avait à lutter, ces « mauvaises pensées » qu' Evagre surtout a analysées avec beaucoup de finesse, les jugeant inspirées, chacune selon sa nature, par un démon : telles d'entre elles évoquent à son imagination les joyeux et somptueux repas qu'il fit jadis, quand il était dans le monde, ou le visage de jolies femmes qu'il vit alors ; d'autres sont inspirées par la tristesse ou la colère, laquelle prend souvent chez lui la forme d'un ressentiment, le moine gardant le souvenir d'une parole ou d'un geste de l'un de ses frères qui l'ont peiné ; d'autres flattent sa vanité, lui faisant imaginer que, grâce à son ascèse, il est devenu un saint homme, entouré de vénération ; les plus pernicieuses sont certainement celles, qui sont inspirées par le démon de l'« acédie », appelé aussi « démon de midi » (expression prise à la traduction grecque du psaume 91, 6), parce qu'il sévit particulièrement aux heures chaudes du milieu du jour ; c'est un sentiment complexe qui envahit alors l'âme du solitaire il trouve que le temps s'écoule trop lentement, que les autres moines se désintéressent de lui, que son travail n'aboutit à rien, alors qu'il pourrait avoir ailleurs un travail moins pénible et plus rémunérateur, que son ascèse, si dure, est vaine et, en définitive, que son état de vie lui-même est vain, Dieu, se dit-il, pouvant être adoré et servi en tout lieu. Le moine est ainsi tenté de quitter sa cellule, et même l'état monastique. Les meilleurs remèdes recommandés contre l'acédie sont précisément la prière et le travail, et aussi la pensée de la mort et du Jugement.

La vie solitaire n'excluait pas l'esprit de communauté

« Rester assis dans la cellule » était le précepte fondamental transmis par les anciens ; c'est ce que l'on appelait l'hésychia, ces moines étant essentiellement des « hésychastes ». Quitter la cellule est la grande tentation que connaît le moine, et cette tentation se dissimule parfois sous les meilleurs motifs : la charité, qui pousse à aller visiter un frère malade, ou le bien de son âme qui inspire d'aller prendre conseil d'un ancien. « Reste assis dans ta cellule, et ta cellule t'enseignera tout », répond un ancien à un jeune moine qui était venu le consulter : parole qui, comme toute boutade, cache une vérité profonde, mais qui ne doit pas être prise au pied de la lettre, car s'ouvrir de ses pensées à un maître spirituel était la pratique la plus répandue et la plus recommandée pour s'en libérer.

Le moine des Kellia, bien que vivant en solitaire, restait en étroite communion avec les autres moines de ce désert. Nous avons vu le lien de charité que maintenait entre eux la réunion hebdomadaire, avec le repas, ou agapê, et la liturgie, célébrée également en commun et suivie de la communion eucharistique. Mais cette solidarité n'était pas rompue durant la. semaine : le travail du moine devait lui permettre de subvenir non seulement à ses besoins, mais aussi à ceux des frères qui, en raison de leur âge ou de la maladie, ne pouvaient plus travailler. Et surtout il y avait entre eux une véritable entraide spirituelle : les plus jeunes ou les moins expérimentés trouvaient auprès des anciens - tout au moins de ceux qui, parmi eux, étaient devenus d'authentiques spirituels, c'est-à-dire des hommes « pneumatophores », habités de l'Esprit divin -, de vrais maîtres spirituels qui savaient leur donner, avec discernement, les conseils salutaires. Ces maîtres spirituels, auxquels on s'adressait en les appelant « père », n'étaient pas des supérieurs hiérarchiques, leur autorité venant seulement du pouvoir charismatique qui leur était reconnu ; mais, à défaut d'une réelle organisation monastique, il se formait spontanément des communautés, des « fraternités », autour d'un maître ; il y en eut aux Kellia comme à Scété ; on connaît, par Pallade, celle qui se constitua autour d' Evagre et de son ami Ammonios.

Les conflits doctrinaux

La paix du désert connut cependant, dès la fin du IVe siècle et le début du Ve, des troubles graves, des dissensions dues à des controverses doctrinales et, peut-être plus profondément, à des différences de culture. La plupart des moines de ce désert, comme aussi de Nitrie et de Scété, étaient des Egyptiens d'origine paysanne, incultes ; rares étaient parmi eux ceux qui savaient lire et possédaient des livres ; pour beaucoup même la possession de livres était chose blâmable. Evagre, d'origine étrangère, et ses amis étaient au contraire gens de haute culture. Un conflit éclata lorsque se répandit, principalement parmi les moines de Scété, la doctrine dite « anthropomorphite » : se fondant sur la parole de la Genèse, selon laquelle Dieu fit l'homme « à son image et ressemblance » (Gen. 1, 13), de nombreux moines se figuraient que Dieu a forme humaine. A cette interprétation trop littérale du texte scripturaire s'opposait l'exégèse allégorique que pratiquaient Evagre et ses amis. Le conflit fut envenimé par l'intervention du patriarche d'Alexandrie, Théophile, qui, ayant d'abord condamné les anthropomorphites, persécuta violemment, pour des raisons personnelles complexes, ceux qu'il accusait de partager les opinions d'Origène sur la préexistence des âmes et sur l'apocatastase, c'est-à-dire le salut de tous, y compris les démons, à la fin des temps.

Dans les siècles suivants, d'autres divisions, retentissement de celles qui affectèrent toute l'Eglise d'Egypte, survinrent parmi les moines des Kellia : divisions entre ceux qui admirent les décisions du concile de Chalcédoine et monophysites, qui les refusèrent ; et, après que le monophysisme eut triomphé, dissensions au sein du parti monophysite lui-même. Cependant la vie monastique continuait aux Kellia ; mais, à partir de la fin du Ve siècle, les documents littéraires qui l'attestent se font plus rares et nous renseignent assez peu sur les moines eux-mêmes et sur les modalités concrètes de leur vie. Pour cela, les données archéologiques apportées par les fouilles prennent heureusement le relais des textes.

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