Les
déserts de Basse Egypte
La localisation
de ces déserts, connus par les sources grecques et latines,
est longtemps restée incertaine. Celle de Scété
et de Nitrie a été solidement établie par Evelyn
White, dans un ouvrage paru en 1932. Scété était
ce que l'on appelle aujourd'hui le Ouadi Natroun : c'est une dépression
située dans le désert occidental ou libyque et orientée
N.O.-S.E., dont le fond est occupé par des nappes d'eau riches
en nitrates (d'où son nom) et qui se trouve non loin de la
route actuelle, dite « route du désert » allant
du Caire à Alexandrie, grosso modo à mi-chemin entre
ces deux villes ; quatre monastères coptes y sont encore
habités, bien connus des touristes qui ne négligent
pas de visiter l'Egypte chrétienne. L'ancienne Nitrie, aujourd'hui
complètement disparue, est à situer à quelque
60 km au nord, dans la région maintenant habitée et
cultivée du Delta, à environ 15 km au sud de la ville
de Damanhour. L'emplacement des Kellia a été longtemps
discuté ; je l'ai établi, je pense définitivement,
lors d'une reconnaissance que j'y fis en 1964, en me fondant sur
toutes les indications fournies par les textes et compte tenu de
la localisation des deux sites précédents ; il est
entre les deux, à environ 18 km au sud de Nitrie ; situé
jadis, et naguère encore, dans le désert, il est à
présent de plus en plus envahi par les cultures, par suite
de travaux d'irrigation qui y sont poursuivis depuis plusieurs années.
Les
premiers moines à Scété et Nitrie
La vie monastique
apparut à Scété et à Nitrie presque
dans les mêmes temps, un peu avant le milieu du IVe siècle.
Le premier qui alla vivre en anachorète à Scété
fut Macaire dit l'Egyptien, ou le Grand Macaire ; originaire d'un
village des bords du Nil, il avait connu cet endroit pour y avoir
accompagné, comme jeune chamelier, des gens de son village
qui venaient y faire provision de nitre. Engagé dans la vie
ascétique après la mort de ses parents, il vint s'y
fixer vers 330. Il y vécut d'abord seul, en divers endroits
du ouadi, en dernier lieu dans la région où se dresse
encore le monastère qui porte son nom, vers la pointe S.E.
du ouadi. D'autres ascètes vinrent l'y rejoindre, se faisant
ses disciples ; en peu de temps le ouadi se peupla d'ermitages.
Parmi les moines de Scété, aux IVe et Ve siècles,
on peut citer Paphnuce, dit le Bubale, connu surtout par Cassien,
Moïse, un noir de race éthiopienne, ancien brigand devenu
le plus doux des hommes, Sisoès, Jean le Nain, Poimen, et,
assez différent des autres par son passé de haut fonctionnaire
à la cour impériale, Arsène. Amoun se retira
à Nitrie à peu près dans les mêmes temps
que Macaire à Scété ; originaire d'une ville
du Delta, il y vécut d'abord une vingtaine d'années,
avec sa femme, dans l'ascèse et la continence ; puis il alla
se construire un ermitage à Nitrie, qui se trouvait alors
à l'orée du désert ; il y vécut encore
un peu plus de vingt ans et y mourut vers 350. De nombreux disciples
s'établirent rapidement auprès de lui, dont les plus
connus sont Or et surtout Pambo.
Les moines devinrent
bientôt si nombreux à Nitrie que certains ne pouvaient
plus y trouver autant de solitude qu'ils le désiraient. Amoun
pensa donc à faire une nouvelle fondation, du côté
du désert, vers le sud. Le lieu en fut fixé sur les
conseils de saint Antoine, le célèbre initiateur de
la vie anachorétique, qui était alors retiré
dans son lointain ermitage du désert oriental, non loin de
la mer Rouge. C'était probablement en 338, lors du voyage
qu'Antoine fit à Alexandrie pour y soutenir saint Athanase
contre les menées des ariens : Nitrie était sur son
chemin. Le récit de la rencontre est rapporté dans
les Apophtegmes des Pères (Antoine 34). Amoun lui ayant fait
part de ses intentions, Antoine partit avec lui dans le désert
et, à environ quatre heures de marche, lui indiqua l'endroit
qui convenait pour la nouvelle fondation : les moines établis
là, tout en n'étant point trop éloignés
de ceux de Nitrie, avec lesquels ils pourraient rester en relation,
trouveraient dans l'étendue du désert une plus grande
solitude. Ainsi furent créés les Kellia, c'est-à-dire
les « Cellules », les moines ayant leurs cellules dispersées
dans le désert. C'est au Kellia que vécurent, entre
autre Macaire dit l'Alexandrin (pour le distinguer de son homonyme
de Scété) et surtout Evagre, qui, originaire de la
province du Pont, en Asie Mineure, disciple, dans sa jeunesse, de
saint Basile et de Grégoire de Nazianze, s'y retira vers
385, après deux années passées à Nitrie,
et y composa une oeuvre considérable ; homme de grande culture,
il mit par écrit l'enseignement ascétique traditionnel
des maîtres du Désert, en l'insérant dans un
système métaphysique grandement tributaire de la doctrine
d'Origène.
L'influence
de saint Antoine
Le récit
de la fondation des Kellia vient de montrer les rapports qu'eut
Amoun avec Antoine et l'influence que celui-ci exerçait sur
lui. De semblables rapports existèrent entre Antoine et Macaire
de Scété. Les Apophtegmes des Pères (Macaire
4 et 26) fo mention de visites que Macaire, dans les premiers temps
de sa retraite au Ouadi Natroum, faisait à Antoine ; celui-ci
se trouvait alors dans son monastère situé près
de la rive orientale du Nil, au lieu-dit Pispir (aujourd'hui Deir
elMeimoun) ; c'est là que demeuraient, autour de l'ermitage
où il avait longtemps vécu solitaire, les disciples
qui étaient venus à lui ; quand, désireux de
retrouver une plus grande solitude, il se fut retiré non
loin de la me: Rouge, il y revenait assez souvent voir ses disciples,
qui eux-mêmes allaient parfois le visiter La vie monastique
menée dans les déserts de Scété, Nitrie
et des Kellia se situe dans la ligne du monachisme antonien ; elle
était de caractère foncièrement anachorétique,
en quoi elle se distinguait de celle, de caractère cénobitique
que l'on menait dans les monastères fondés par saint
Pacôme en Haute-Egypte. C'était, plus exactement, le
semi-anachorétisme, un genre de vie qui assurait une sorte
d'équilibre entre la vie solitaire et la vie communautaire,
comme on le voit bien aux Kellia.
Les moines passaient
toute la semaine solitaires, dans leurs cellules, mais ils se réunissaient
tous les samedis et dimanches pour ce que l'on appelait la «
synaxe », laquelle si tenait à l'église. C'était
le seul moment de la semaine où les moines avaient une activité
commune, marquée par deux temps forts : uni grande liturgie
célébrée en commun, qui étai proprement
la « synaxe », et un repas, pris également en
commun. Les renseignements fournis par les textes ne permettent
pas d'établir, d'une façon certaine comment s'ordonnaient
les activités de ces deux jours. La liturgie était
célébrée, semble-t-il, durant la nuit du samedi
au dimanche ; elle comportait d'abord la récitation psalmodiée
de psaumes, chacun d'eux étant suivi d'une prière
dite debout et d'un moment de prostration ; elle se terminait par
la célébration eucharistique, au cours de laquelle
les moines communiaient, chacun quittant sa place pour se présenter
devant l'autel. Cet office nocturne était précédé,
le samedi soir, de la récitation, faite également
en commun, de l'office du soir, comportant une douzaine de psaumes.
Entre ces deux offices se situait, vraisemblablement, un temps de
repos. L'autre événement essentiel de ces deux jours
était le repas, le seul de la semaine que les moines prenaient
ensemble ; ce repas était appelé agapê, survivance
du terme qui désignait le repas que les premiers chrétiens
prenaient entre eux, semble-t-il, avant ou après l'eucharistie
; cette appellation montre bien que ce repas, auquel nul ne devait
se dérober, était le signe du lien de charité
qui unissait les frères entre eux. De façon unanime,
les textes disent que ce repas, au cours duquel étaient servis,
contrairement à l'ordinaire de la semaine, des aliments cuits
et du vin, avait lieu à l'église. Peut-être
est-ce parce que ce repas avait lui-même une valeur liturgique
? Il faut plutôt admettre, semble-t-il, les canons ecclésiastiques
interdisant de manger dans les églises, que ce que l'on appelait
« l'église » était un ensemble de locaux
comprenant l'église proprement dite, où était
célébrée la liturgie, et, la jouxtant, une
salle servant de réfectoire ; ces bâtiments comprenaient
aussi des locaux servant de magasins ; au début du Ve siècle,
on construisit aux Kellia, comme il y en avait une déjà
à Nitrie, une hôtellerie, où l'on hébergeait
les hôtes de passage et aussi les moines gravement malades.
Les
moines étaient soumis à l'autorité du moine-prêtre
La célébration
eucharistique impliquait qu'il y eût parmi ces moines, qui
étaient, d'une façon générale, des laïcs,
au moins un prêtre, ou peut-être plusieurs. Le plus
connu des moines-prêtres des Kellia, à la fin du IVe
siècle, est Macaire d'Alexandrie ; après lui, il y
eut un abbé Isaac, qui construisit l'hôtellerie. Auprès
de ce prêtre il y avait, semble-t-il, d'autres prêtres
ou clercs, qui l'assistaient, et aussi au moins un économe
chargé de l'entretien et de la gestion des biens collectifs.
Le prêtre exerçait une certaine autorité sur
l'ensemble des moines : il présidait une sorte de conseil
des anciens qui se réunissait à l'église quand
il fallait régler une affaire commune ou prendre des sanctions
contre un moine coupable d'une faute grave ; mais son autorité
restait de caractère spirituel, les moines n'étant
soumis à aucune règle écrite ni engagés
par des voeux.
Les moines
se dispersaient le dimanche matin, après, semble-t-il, une
petite collation, chacun regagnant sa cellule ; selon les textes
dont nous disposons, il n'y eut, jusqu'au milieu du Ve siècle,
qu'une seule église aux Kellia ; c'est seulement après
le concile de Chalcédoine (451) et le schisme qui s'ensuivit
qu'une seconde église fut construite. Certains habitaient
fort loin de l'église, jusqu'à cinq ou six kilomètres,
s'il faut en croire Rufin. Selon le même auteur, les cellules
étaient distantes les unes des autres de telle sorte que
(compte tenu du fait que le désert était quelque peu
vallonné) ils ne pouvaient, de l'une à l'autre, ni
se voir ni s'entendre ; or, au dire de Pallade, qui passa aux Kellia
une dizaine d'années à la fin du IVe siècle,
il y avait alors six cents moines dans ce désert, ce qui
donne une idée de l'étendue que présentait
dès cette époque l'habitat monastique. En principe,
tous les moines se rendaient, en fin de semaine, à l'église
; si on remarquait que l'un d'eux manquât, on pensait qu'il
était malade et les frères allaient prendre de ses
nouvelles durant la semaine, ce qui était signe, remarque
Rufin, de la solidarité qui existait entre eux tous. Mais
hormis cette réunion hebdomadaire, les moines vivaient séparément,
chacun dans sa cellule, durant toute la semaine.
La
cellule où le moine vivait en solitaire
La cellule était,
normalement, individuelle ; un moine âgé ou malade
pouvait cependant avoir auprès de lui un jeune moine, qui
était à la fois son disciple et son serviteur. Elle
était, comme les bâtiments de l'église, construite
en briques, crues pour la masse, cuites pour les parties plus résistantes
; la toiture, en forme de voûte, était faite de même.
Elle comportait plusieurs pièces : outre celle où
le moine se tenait habituellement, il y en avait une autre réservée
à la prière, une autre servant de magasin et, éventuellement,
un logement pour le disciple. Elle était entourée
d'une cour ceinte d'une clôture basse et renfermant un puits
; elle était fermée par un loquet intérieur,
qui pouvait être manoeuvré de l'extérieur au
moyen d'une clé ; l'éventuel visiteur devait frapper
pour se faire ouvrir ; des fenêtres, haut placées,
procuraient un peu de lumière et d'aération. Dans
l'épaisseur des murs étaient également aménagées
des niches, où le moine pouvait déposer divers objets,
notamment des livres, s'il en avait. Le bois étant rare en
Egypte, et plus encore au désert, le mobilier était
réduit à l'extrême. Le lit était une
simple natte étendue sur le sol et souvent le moine dormait
assis, appuyé contre le mur ; exceptionnellement, quand,
malade, il devait rester longtemps alité, un lit était
aménagé dans sa cellule ; comme siège, il utilisait
ce que l'on appelait des embrimia, bottes de roseaux ou de papyrus,
qui pouvaient aussi servir d'oreiller ; pour ses repas, il disposait
simplement, en guise d'assiette, d'une tablette, probablement de
terre cuite, et d'un vase contenant la réserve d'eau, dont
il était conseillé de boire modérément
; pour son travail, qui consistait le plus souvent, comme à
Scété, en ouvrages de vannerie, il avait un autre
récipient, une jarre, dans laquelle il mettait à tremper
les roseaux ou les fibres de palmier avec lesquels il confectionnait
ses paniers ; pour cela, il faisait d'abord une tresse, qu'il disposait
ensuite en forme de panier, cousait les unes aux autres les rangées
et ajoutait, pour finir, les anses. Seul Evagre est mentionné
aux Kellia, à cette époque ancienne, comme copiste
: outre la composition de ses propres ouvrages, il se livrait, pour
vivre, à la copie de manuscrits, comme le faisaient ses amis
de Jérusalem, les moines du monastère de Rufin et
de Mélanie.
Le
moine devait subvenir à ses besoins par le travail
Le travail était
une obligation pour le moine, qui devait pouvoir subvenir à
ses besoins et aux besoins de ceux qui, éventuellement, ne
pouvaient plus travailler. Les paniers étaient collectés
par l'économe, qui, du produit de leur vente, achetait ce
qui était nécessaire à l'ensemble des moines,
en particulier le blé servant à leur nourriture. On
voit parfois les moines des Kellia, comme ceux de Scété,
aller en groupe, participer à la moisson dans les régions
habitées ; ils étaient alors rétribués
directement en nature. Il n'y avait pas de boulangerie aux Kellia
à l'époque où Pallade y résidait, mais
les moines de ce désert recevaient leur pain de Nitrie, où
se trouvaient plusieurs boulangeries.
Le moine se
mettait au travail dès que la lumière du jour le lui
permettait. Il travaillait ainsi, assis, jusqu'à l'heure
de midi, le moment chaud de la journée, consacré au
repos ou à un léger sommeil jusqu'à la 9e heure
(c'est-à-dire environ 3 heures de l'après-midi), qui
était l'heure normale du repas, que certains, pour prolonger
le jeûne, reportaient au soir. Le repas consistait normalement
en pain sec, la ration étant normalement d'environ 300 g
par jour, avec du sel, après quoi on buvait un peu d'eau.
Certains, comme Evagre à la fin de sa vie, prenaient, au
lieu de pain, que leur estomac ne supportait plus, des herbes potagères
cuites. Après le repas, le moine reprenait son travail, à
moins qu'il n'allât visiter quelqu' autre frère. Ces
moines en effet n'étaient pas des reclus : il leur arrivait
de sortir de leur cellule ; en ce cas, ils revêtaient leur
« mélote », un manteau en peau de chèvre,
et prenaient leur bâton, éventuellement des sandales.
Ils allaient parfois assez loin, à Nitrie, qui était
à une demi-journée de marche, voire à Scété,
distant d'un jour et une nuit ; mais le plus souvent ils se rendaient
dans le voisinage, soit pour visiter un frère malade, soit
surtout pour consulter, quand ils étaient assaillis par les
tentations, un « ancien » réputé pour
son expérience et son discernement ; en ce cas, la question
habituelle, quasi rituelle, était : «Père, dis-moi
une parole, afin que je sois sauvé !» ; la réponse
de l'ancien est ce que l'on appelle « l'apophtegme »
: ce sont ces apophtegmes qui, répétés, transmis,
regroupés et finalement mis par écrit, constituent
les divers recueils d'Apophtegmes des Pères. Inversement,
le moine pouvait recevoir chez lui des visiteurs, venus parfois
de fort loin, s'il était un ascète renommé.
La charité obligeait le moine à accomplir les rites
de l'hospitalité : il ôtait d'abord la mélote
du visiteur et lui lavait les pieds ; il lui offrait ensuite à
manger, lui servait ce qu'il avait de meilleur, des lentilles cuites
ou une espèce de bouillie préparée au feu,
sortant la marmite qu'il avait en réserve pour ces occasions
; il mangeait avec lui, quelle que fût l'heure, la charité
ayant priorité sur le jeûne. Et naturellement il l'invitait
à partager aussi sa prière.
Prière
et méditation
La prière
était, avec le travail, la principale occupation du moine
et devait être, comme lui, autant que possible continuelle,
selon le précepte de saint Paul (I Thess. 5, 17) et de Jésus
lui-même (Luc 18, 1). Il était astreint, dans sa cellule,
à la récitation d'un office, dont les « heures
» semblent avoir été cependant assez limitées,
contrairement à l'usage en cours dans les autres milieux
monastiques : les textes font mention d'un office du soir ou vêpres
et surtout d'un office dit au milieu de la nuit, après quelques
heures de sommeil, et que l'on appelait la « petite synaxe
», pour le distinguer de celui qui était dit en communauté,
à l'église, en fin de semaine. Pour cette prière,
le moine se tenait debout, les bras levés, la face tournée
vers l'orient, direction que matérialisait, dans la salle
réservée à cet usage, une croix ou une niche
; elle était donc incompatible avec le travail des mains.
Mais la prière du moine ne se limitait pas à cette
prière liturgique. Il pratiquait une autre forme de prière
qui, elle, était compatible avec le travail : c'est ce que
l'on appelait la mélétê, la « méditation
» ; mais ce mot ne doit pas être pris dans le sens qu'il
a habituellement en français, où il désigne
une activité purement mentale ; cet exercice consistait dans
la récitation faite à mi-voix, avec application d'esprit
et ferveur, d'une formule le plus souvent empruntée à
l'Ecriture, telle l'invocation tirée du psaume 40, 14 «
Dieu, viens à mon secours, Seigneur, hâte-toi de me
secourir ! », dont la « méditation », selon
Cassien, était particulièrement recommandée
par les anciens. Cette prière, que le moine disait étant
assis, tout en travaillant de ses mains, tendait à être
continuelle.
Cette
prière assidue, outre sa valeur proprement religieuse, avait
pour effet de fixer l'esprit, d'empêcher le vagabondage des
pensées ; c'est en effet principalement par les pensées
que venaient les tentations contre lesquelles le solitaire avait
à lutter, ces « mauvaises pensées » qu'
Evagre surtout a analysées avec beaucoup de finesse, les
jugeant inspirées, chacune selon sa nature, par un démon
: telles d'entre elles évoquent à son imagination
les joyeux et somptueux repas qu'il fit jadis, quand il était
dans le monde, ou le visage de jolies femmes qu'il vit alors ; d'autres
sont inspirées par la tristesse ou la colère, laquelle
prend souvent chez lui la forme d'un ressentiment, le moine gardant
le souvenir d'une parole ou d'un geste de l'un de ses frères
qui l'ont peiné ; d'autres flattent sa vanité, lui
faisant imaginer que, grâce à son ascèse, il
est devenu un saint homme, entouré de vénération
; les plus pernicieuses sont certainement celles, qui sont inspirées
par le démon de l'« acédie », appelé
aussi « démon de midi » (expression prise à
la traduction grecque du psaume 91, 6), parce qu'il sévit
particulièrement aux heures chaudes du milieu du jour ; c'est
un sentiment complexe qui envahit alors l'âme du solitaire
il trouve que le temps s'écoule trop lentement, que les autres
moines se désintéressent de lui, que son travail n'aboutit
à rien, alors qu'il pourrait avoir ailleurs un travail moins
pénible et plus rémunérateur, que son ascèse,
si dure, est vaine et, en définitive, que son état
de vie lui-même est vain, Dieu, se dit-il, pouvant être
adoré et servi en tout lieu. Le moine est ainsi tenté
de quitter sa cellule, et même l'état monastique. Les
meilleurs remèdes recommandés contre l'acédie
sont précisément la prière et le travail, et
aussi la pensée de la mort et du Jugement.
La
vie solitaire n'excluait pas l'esprit de communauté
« Rester
assis dans la cellule » était le précepte fondamental
transmis par les anciens ; c'est ce que l'on appelait l'hésychia,
ces moines étant essentiellement des « hésychastes
». Quitter la cellule est la grande tentation que connaît
le moine, et cette tentation se dissimule parfois sous les meilleurs
motifs : la charité, qui pousse à aller visiter un
frère malade, ou le bien de son âme qui inspire d'aller
prendre conseil d'un ancien. « Reste assis dans ta cellule,
et ta cellule t'enseignera tout », répond un ancien
à un jeune moine qui était venu le consulter : parole
qui, comme toute boutade, cache une vérité profonde,
mais qui ne doit pas être prise au pied de la lettre, car
s'ouvrir de ses pensées à un maître spirituel
était la pratique la plus répandue et la plus recommandée
pour s'en libérer.
Le moine
des Kellia, bien que vivant en solitaire, restait en étroite
communion avec les autres moines de ce désert. Nous avons
vu le lien de charité que maintenait entre eux la réunion
hebdomadaire, avec le repas, ou agapê, et la liturgie, célébrée
également en commun et suivie de la communion eucharistique.
Mais cette solidarité n'était pas rompue durant la.
semaine : le travail du moine devait lui permettre de subvenir non
seulement à ses besoins, mais aussi à ceux des frères
qui, en raison de leur âge ou de la maladie, ne pouvaient
plus travailler. Et surtout il y avait entre eux une véritable
entraide spirituelle : les plus jeunes ou les moins expérimentés
trouvaient auprès des anciens - tout au moins de ceux qui,
parmi eux, étaient devenus d'authentiques spirituels, c'est-à-dire
des hommes « pneumatophores », habités de l'Esprit
divin -, de vrais maîtres spirituels qui savaient leur donner,
avec discernement, les conseils salutaires. Ces maîtres spirituels,
auxquels on s'adressait en les appelant « père »,
n'étaient pas des supérieurs hiérarchiques,
leur autorité venant seulement du pouvoir charismatique qui
leur était reconnu ; mais, à défaut d'une réelle
organisation monastique, il se formait spontanément des communautés,
des « fraternités », autour d'un maître
; il y en eut aux Kellia comme à Scété ; on
connaît, par Pallade, celle qui se constitua autour d' Evagre
et de son ami Ammonios.
Les
conflits doctrinaux
La paix du désert
connut cependant, dès la fin du IVe siècle et le début
du Ve, des troubles graves, des dissensions dues à des controverses
doctrinales et, peut-être plus profondément, à
des différences de culture. La plupart des moines de ce désert,
comme aussi de Nitrie et de Scété, étaient
des Egyptiens d'origine paysanne, incultes ; rares étaient
parmi eux ceux qui savaient lire et possédaient des livres
; pour beaucoup même la possession de livres était
chose blâmable. Evagre, d'origine étrangère,
et ses amis étaient au contraire gens de haute culture. Un
conflit éclata lorsque se répandit, principalement
parmi les moines de Scété, la doctrine dite «
anthropomorphite » : se fondant sur la parole de la Genèse,
selon laquelle Dieu fit l'homme « à son image et ressemblance
» (Gen. 1, 13), de nombreux moines se figuraient que Dieu
a forme humaine. A cette interprétation trop littérale
du texte scripturaire s'opposait l'exégèse allégorique
que pratiquaient Evagre et ses amis. Le conflit fut envenimé
par l'intervention du patriarche d'Alexandrie, Théophile,
qui, ayant d'abord condamné les anthropomorphites, persécuta
violemment, pour des raisons personnelles complexes, ceux qu'il
accusait de partager les opinions d'Origène sur la préexistence
des âmes et sur l'apocatastase, c'est-à-dire le salut
de tous, y compris les démons, à la fin des temps.
Dans les
siècles suivants, d'autres divisions, retentissement de celles
qui affectèrent toute l'Eglise d'Egypte, survinrent parmi
les moines des Kellia : divisions entre ceux qui admirent les décisions
du concile de Chalcédoine et monophysites, qui les refusèrent
; et, après que le monophysisme eut triomphé, dissensions
au sein du parti monophysite lui-même. Cependant la vie monastique
continuait aux Kellia ; mais, à partir de la fin du Ve siècle,
les documents littéraires qui l'attestent se font plus rares
et nous renseignent assez peu sur les moines eux-mêmes et
sur les modalités concrètes de leur vie. Pour cela,
les données archéologiques apportées par les
fouilles prennent heureusement le relais des textes.