Toutes
les écritures sacrées placent la vibration au commencement
de la Création.
Ainsi, dans la vision biblique, toutes choses viennent à la vie
par l'acte créateur du Verbe de Dieu. De même, pour la
physique moderne l'univers est un phénomène vibratoire.
Le son est bien la première manifestation de l'énergie
universelle. Rien d'étonnant donc que dans tous les temples de
l'humanité on chante et on fasse de la musique.
C'est sur la puissance thérapeutique de la musique, passerelle
entre le corps et l'âme, le rôle initiatique du son, son
importance dans l'ouverture au divin, que le père Goettmann,
prêtre orthodoxe, attire notre attention.
Le son étant à l'origine de tout, l'homme est conçu
pour l'écoute et la réception.
Vivre, c'est écouter, et l'écoute est l'acte spirituel
par excellence de l'homme. Si le monde a été créé
par la musique, c'est encore par la musique qu'il revient à la
source qui l'a créé.
Dans le principe
est le Verbe, dit saint Jean. Le Verbe est son. C'est avec lui et par
lui que tout est créé. Cela nous est révélé
dès le début de la Bible : Dieu dit et tout surgit de
ce son, du Verbe primordial (GEN. i J). Tout ce qui existe, le moindre
grain de poussière, s'origine dans le son, est tissé par
le son formé par lui, à commencer par l'homme lui-même.
Cette antique vision de la Bible s'accorde non seulement avec toutes
les autres grandes Traditions de l'humanité, mais se trouve aujourd'hui
confirmée par la physique moderne. Celle-ci nous apprend que
l'univers est un phénomène vibratoire. Selon la théorie
quantique des champs, chaque particule chante perpétuellement
sa chanson, produisant des systèmes rythmiques d'énergie
sous des formes lourdes ou subtiles, écrit le physicien Fritjof
Capra. Rien n'y échappe donc depuis l'état énergétique
précédant même la particule jusqu'aux masses stellaires
les plus importantes, auprès desquelles le soleil lui-même
n'est qu'une minuscule boule de feu, dit de son côté le
professeur Alfred Tomatis.
Nous sommes là devant une vision unitaire du cosmos et avons
en main, ou plutôt dans l'oreille, la clé de compréhension
de tout ce qui nous entoure et jusqu'aux confins de l'univers. La création
est une formidable composition sonore, une symphonie jubilatoire offerte
à notre émerveillement. Le déploiement de cette
mélodie fantastique à travers l'histoire constitue les
étapes de l'évolution universelle, depuis les éléments
les plus pri-maires jusqu'au surgissement de l'homme. Tout est son,
tout est vibration, et tout phénomène vibratoire sonique
est générateur d'énergie. Le monde se déroule
en musique, même si seules les sensibilités exacerbées
de quelques Mozart sont réellement parvenues à se brancher
sur ce monde sonique dont les morceaux se jouent sur les octaves inaccessibles
à la plupart des êtres vivant sur ce globe (A. TOMATIS).
Sur ce chemin, les savants nous dévoilent aujourd'hui des découvertes
surprenantes. Le son émane du mouvement des molécules,
qui est la manifestation principale de la vie, le souffle vital lui-même.
C'est donc la vie qui chante, et la matière vibre selon son timbre
propre et sa structure moléculaire.
A en croire, par ailleurs, le résultat des expériences
d'un laboratoire d'acoustique californien, le son et la lumière
seraient identiques. C'est un même phénomène vibratoire,
uniquement distinct parce qu'il se manifeste à partir de supports
différents. Cela est proprement proligieux ! En effet, nous ne
sommes pas loin de comprendre le rôle initiatique du son sur l'illumination
d'un être, à quel forage mystique peuvent nous conduire
les ,rands chefs-d'oeuvre de la musique !
Si l'on chante et fait de la musique dans tous les temples spirituels
de l'humanité, c'est que l'on a toujours éprouvé,
depuis les origines de l'histoire, l'impact puissant et mystérieux
du son sur l'homme. La science sous apprend maintenant que le cosmos
tout entier est an Temple et que nous vivons littéralement «
dans un bain acoustique », où le silence lui-même
est la modulation d'une harmonie inaudible. Saint Maxime le Confesseur,
au VIIe siècle, parlait déjà d'une véritable
« liturgie cosmique ». Le son primordial est un incessant
producteur d'énergie. Comme manifestation du Verbe, il travaille
toujours (JN. 5,17) : constamment les forces créatrices, qui
animent le cosmos, traversent l'homme sous forme de fluides pour l'informer
et le structurer. Tout l'univers est construit par ces vibrations, mais
seul l'être humain, grâce à sa conscience, peut entrer
avec elles dans une relation de réciprocité. Quand on
parle de conscience ici, il ne s'agit pas du mental, mais d'une conscience
sensorielle, où le corps tout entier est impliqué comme
expression de la totalité de l'homme, inséparablement
corps-âme-esprit.
L'homme est une grande oreille parce que l'écoute est le fondement
même de l'univers. Puisque tout est Son, expression du Verbe,
il est normal que toute l'organisation de l'homme, sa longue genèse
et son évolution loin d'être terminée, gravite autour
de l'appareil auditif, c'est-à-dire du système de réceptivité
qui doit permettre le dialogue. C'est dans cette logique, qui est déjà
une christologique, que Dieu énonce le premier et le plus grand
des commandements, à la fois méthode et mystique de toute
la Tradition judéo-chrétienne Ecoute Israël ! (DEUT.
6,4). « Israël » étant le prénom de chaque
homme.
Mais il en est de même dans les autres Traditions. En Inde, par
exemple, on considère l'ouïe comme le sens fondamental,
celui qui perçoit l'aspect le plus intérieur des structures
du monde, l'état vibratoire le plus simple et originel.
Les civilisations anciennes ont toutes reconnu le son comme première
manifestation de l'énergie universelle. C'est pourquoi de nombreux
mythes considèrent que la musique est d'origine divine ou surgit
des couches les plus profondes de l'inconscient humain, portant en elle
la possibilité de la pleine réalisation de l'homme et
un chemin vers la sagesse.
L'écoute est donc l'attitude fondamentale de l'homme, elle est
ontologique, c'est-à-dire elle fait qu'un homme soit un homme.
S'il est vrai que le son tisse l'homme à chaque instant, ce n'est
que par l'écoute de ce qui est ancré ainsi au tréfonds
de son noyau vital qu'il entre en communication avec la Source de son
être. Vivre c'est écouter. L'écoute et la conscience
sont une seule et même réalité. Là se trouve
le Chemin de l'homme et sa capacité de métamorphose.
Il n'est pas étonnant alors que l'adversaire de la Vie, Satan,
s'enroule exactement autour de cette attitude de l'homme pour l'en arracher
(GN. 3,1-7). Le symbole du Serpent ici est grandiose, car c'est un animal
sourd ! En invitant Adam à faire la sourde oreille à l'ordre
divin, il lui ouvre le chemin de l'orgueil, qui est la non-accordance
à l'harmonie céleste, la fausse note qui fera déchanter
toute la création.
C'est pourquoi les prophètes s'écrient vers elle Ecoutez,
cieux ! Terre, prête l'oreille ! (is. 1,2), et vers l'homme :
Obstinez-vous à écouter sans comprendre ! (Is. 6,9). Mais
l'homme, et c'est là son péché, ne cesse de raidir
la nuque pour ne pas écouter (JR. 17,23).
Alors la tradition juive émet ce précepte singulier de
sonner le chofar et l'obligation de l'écouter, afin de réveiller
ceux qui dorment et secouer ceux qui somnolent, et les engager à
examiner leurs actes. Tous les hébreux savent depuis toujours
« l'étrange pouvoir » de ces sons sur eux. Pourquoi
en est-il ainsi? Selon Zalman de Liady, le son du chofar est une voix
qui crie du plus profond du coeur... elle provient du souffle du coeur,
de son intériorité, et conduit, par son gémissement
répété, jusqu'à sa brisure et à la
lamentation qui touchent la miséricorde divine. Par l'écoute,
l'homme est à nouveau relié à la source de son
être, l'oreille est l'organe de la repentance et du retournement.
Il est admis, dans la tradition juive, que le son du chofar puisse arracher
l'homme aux couches archaïques et sombres de son psychisme pour
l'ouvrir à une nouvelle naissance. C'est pourquoi on compare
les sons du chofar aux cris de la femme qui enfante. Ecoutez et votre
âme renaîtra, dit Isaie le prophète (Is 55,3). Naître
et renaître à la Présence au plus intime de soi,
c'est ce que permet l'ouïe, car le son pur est Verbe (LÉVINAS).
Nous sommes ainsi devant l'évidence que l'écoute est l'acte
spirituel par excellence de l'homme. L'oreille perçoit le Son
qui est au-delà de tout son et expérimente alors la dimension
non-conditionnée. Cette écoute est un recueillement dans
les profondeurs de l'être, où l'on accueille ce qui est
entendu pour s'en laisser pénétrer. La pénétration
réciproque est le propre de l'amour. Quand je suis tout oreille
et que j'écoute avec mon corps entier, je laisse pénétrer
Dieu en moi, et mon tréfonds le plus secret entre mystérieusement
en résonance avec Lui. Là est mon refuge personnel où
je suis réellement « chez moi », un avec mon être
et Celui qui m'engendre. Je me situe à mon point de jaillissement.
En langage évangélique, les paroles qui résument
avec puissance cette attitude fondamentale de l'homme et son expérience
de la quintessence du réel sont celles de saint Paul:
Soyez enracinés et fondés dans l'amour
Alors vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce
qu'est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur,
vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance,
et vous entrerez par votre plénitude
dans toute la Plénitude de Dieu (ÉPH. 3,17-19).
L'écoute comme chemin de vie et état permanent nous enracine
et nous fonde dans l'amour, c'est-à-dire le Christ-Verbe, le
Son qui est à l'origine de tout. En l'écoutant, on «
comprend ». Comprendre c'est « prendre avec soi »,
expérimenter dans sa propre intériorité les dimensions
de l'univers tout entier : sa Largeur, sa Longueur, sa Hauteur et sa
Profondeur, et même ce qui surpasse toute connaissance, car l'amour
du Christ est un abîme de mystère que l'on n'aura jamais
fini d'explorer. Seul par notre plénitude nous pouvons entrer
dans sa Plénitude.
Devant tout cela, l'Homme de toujours, de tous les horizons culturels
et religieux, ne s'est pas trompé en voyant dans la musique le
premier sinon le plus important chemin d'accès à cette
« plénitude ». Il n'y a rien qui donne à l'homme,
même le plus areligieux ou ignorant tout, autant de bonheur que
la musique. Ne faisons pas de différence entre musique et chant
ici, car le chant est une musique où l'homme lui-même se
fait instrument, et inversement la musique est une voix : elle est la
voix de l'univers sonore, la voix de l'humanité, partie intégrante
de notre existence, nous l'avons dit.
Là où il y a musique se concentre l'harmonie de l'univers
entier. La musique relie les fréquences qui nous habitent avec
celles qui vibrent dans le cosmos à des millions d'années-lumière.
Le son pénètre directement dans notre corps, puisque la
matière est elle-même vibration ; rien ne peut toucher
autant notre vie intérieure que ce dont est capable l'ouïe.
Cela parce que l'âme est la forme du corps, elle « l'informe
», au sens physique et métaphysique de ce terme ; c'est
donc par le corps qu'on a un accès immédiat à l'âme.
Dans ce contexte, on peut comprendre la puissance thérapeutique
de la musique sur le corps et l'âme, comment elle travaille à
l'unité des deux et lutte contre la désintégration
de la personnalité. Elle contribue profondément au développement
et à la stabilisation de la structure psychique et physique,
comme cela a été montré depuis longtemps.
Ce qui est vrai pour le corps et l'âme de l'homme l'est aussi,
à leur propre niveau, pour le monde animal, végétal
et minéral. Mais là où la musique atteint sa finalité,
c'est dans l'esprit de l'homme. L'esprit opère par saisissement.
Ici, cependant, la musique est mise à l'épreuve de son
authenticité. En effet, il y a des « musiques »,
si on peut les appeler ainsi, qui détruisent Dieu et l'homme.
Le discernement est de la plus haute importance, si l'on ne veut pas
se fourvoyer ou aboutir dans des impasses enfériques. Beaucoup
de musiques ne conduisent pas plus loin que le psychisme, provoquent
des trémolos purement émotionnels et se complaisent dans
les interminables méandres de l'âme, où elles égrènent
les sentiments multiples de sa mélancolie romantique...
Passer de la tristesse à la gaîté, c'est changer
un état d'âme pour un autre, mais ne signifie pas une transformation
de l'homme. Celui-ci reste captif de son âme et risque, en nourrissant
ainsi son ego, un tel repliement sur soi, que son enflure poussera facilement
la porte de l'orgueil. A partir de là, on joue sur la gamme de
toutes les ambiguïtés...
Mais par ailleurs, le Démon est un esprit, il n'est donc pas
surprenant que la musique « spirituelle » puisse aussi lui
servir de véhicule extraordinaire pour atteindre l'identité
la plus secrète de l'homme. Depuis le « Hard Rock »
où sa présence est voilée jusqu'aux musiques intentionnellement
sataniques, en passant par les « messages subliminaux »
injectés dans les sillons d'un CD, le Malin fait son appât
de la souffrance et de la mort de l'homme. Il y a donc des musiques
mortifères sous des apparences tout à fait alléchantes.
C'est toute la ruse de l'Adversaire de la vie : mettre le ver dans le
fruit et tromper l'homme sous le masque du bien. Le discernement ici
est, bien sûr, difficile, car notre esprit est réellement
saisi par la beauté luciférienne d'une certaine musique.
Mais le critère de révélation qui nous est révélé
par l'Ecriture, c'est l'expérience des fruits de l'esprit : amour,
paix et joie durables (GAL. 5,22). Toute musique venant de Dieu en est
la porteuse et cela d'une façon illimitée. Toute musique
démoniaque peut commencer par là, par singerie, mais ces
fruits pourris ne durent pas : ils ouvrent tôt ou tard à
la division intérieure, à la haine de soi et de l'autre,
aux actes de violence, aux lésions, à la maladie et finalement
à la mort sous toutes ses formes...
On juge l'arbre à ses fruits, dit Jésus (MT. 12,33) :
la musique est divine si, d'une part, elle nous transforme et si, d'autre
part, elle nous fait rayonner des fruits de l'esprit qui sont des attributs
divins. Si une musique est divine, il est normal qu'elle soit libératrice
et vienne nous sauver de notre exil. Elle ne peut donc faire autrement
que de venir là où nous sommes : dans l'errance des terres
étrangères (GN. 4,12), où notre âme se complaît
maladivement, en rupture avec l'esprit, et soupirant pourtant, à
travers sa perpétuelle nostalgie, après la délivrance.
La grande musique se coule dans l'âme malade, l'épouse
du dedans, se fait elle-même psychique par moments, mais pour
la conduire, comme par un acte rédempteur, vers l'esprit. Ce
passage est une Pâque, de la mort à la vie, une renaissance
de tout l'homme, un chemin de déification.
Celui qui, un jour, a été touché par une telle
expérience de l'Être en gardera à jamais les traces
et la nostalgie, il n'en finira plus de se laisser conduire par la musique
là où personne ne l'a encore conduit. Il sait désormais
que l'Invisible est audible et qu'il se manifeste au fond de lui par
un royaume de Lumière. C'est pourquoi, selon Beethoven, la musique
est supérieure à toute sagesse, elle a le pouvoir de nous
révéler ce royaume de notre profondeur perdue et donc
de nous élever au-dessus de la misère où les hommes
se traînent. Il est rare que cela soit pris au sérieux.
La plupart du temps, la musique n'est qu'un divertissement ou bruit
de fond. Mais même là, il arrive que l'on soit saisi par
sa force de pénétration, qui vient confirmer le secret
pressentiment, présent au coeur de chaque homme, que la musique
donne accès à un univers encore inconnu.
Les plus grands philosophes s'accordent et développent même
la conviction de Beethoven. Un Schopenhauer (+ 1860) par exemple caractérise
la musique comme la vraie philosophie : tandis que les concepts contiennent
seulement l'écorce des choses, la musique nous révèle
leur noyau primordial, leur coeur. Kant, l'un des aigles de la pensée
occidentale, a dit un jour : Quand j'écoute un choral évangélique,
je sens monter en moi une paix que ma philosophie ne me donne pas !
Nietzsche, de son côté, estimait que la musique était
l'âme de tout ce qui est. Cela, il essaye de le démontrer
magistralement dès ses premières oeuvres. Pour lui, c'est
seulement par la musique que l'homme peut atteindre son plein accomplissement.
De même, Ernst Bloch affirme que l'unique réponse à
toutes nos question se trouve dans la musique.
On peut relever la même unanimité chez tous les grands
auteurs de la littérature : Goethe, Novalis, Baudelaire, Tolstoï,
Proust, ou Rilke... pour ne citer que ceux qui se sont exprimés
avec force sur ce sujet. Tous se retrouveraient, à quelques nuances
près, dans ce fameux propos de Hermann Hesse, prix Nobel : Après
avoir pris avec tant d'ardeur d'autres chemins dans la recherche de
la rédemption de l'oubli et de la libération, après
avoir si passionnément désiré Dieu, la connaissance
et la paix, j'ai trouvé tout cela seulement dans la musique.
Si des hommes de cette envergure, de tous les temps, d'horizons culturels
et religieux aussi différents, disent la même chose, c'est
qu'il faut tendre l'oreille ! Pourquoi ne percevons-nous pas la même
sagesse qu'eux ? Tout simplement parce nous n'avons pas la même
écoute ! Nous en restons, la plupart du temps, à la face
agitée et extérieure des émotions psychiques, des
impressions vagues et diffuses. On entend, mais on n écoute pas.
Faisant beaucoup de piano autrefois, j'ai découvert par expérience
la Loi inhérente à tous les mantras : la répétition.
Pour apprendre un morceau de musique, il fallait bien que je le répète
des dizaines et des dizaines de fois, une mesure après l'autre,
considérant chaque note, la laissant résonner en moi,
procédant ensuite à leur enchaînement, découvrant
donc ainsi un mouvement et une structure profonde, c'est-à-dire
ce qui est à l'arrière-plan de l'expression.
Cette Loi est incontournable pour celui qui veut faire une percée
vers un au-delà. Il y a beaucoup de degrés dans l'écoute,
c'est pourquoi seule une répétition incessante dans l'écoute
du même morceau, fait d'abord naître à la véritable
écoute et descendre ensuite l'échelle vers les fondements
mêmes du mystère musical. Au-delà du mouvement,
du rythme et des notes, il y a la profondeur immuable de la musique,
son caractère apophatique, c'est-à-dire le « lieu
» où elle entre en dialogue avec le secret de l'homme,
parce qu'ils sont de la même substance.
La meilleure preuve en est que, après avoir écouté
la même musique très souvent, elle finit par s'installer
au fond de soi et à se jouer toute seule. On entend, au sens
réel, l'allégresse de l'être.
L'apprentissage du mystère musical se fait donc en trois temps.
D'abord traiter un morceau comme un mantra, en l'écoutant de
nombreuses fois. Cette musique va alors se frayer un chemin, traverser
les couches de notre conscience, descendre dans le subconscient et l'inconscient.
De là, on peut l'entendre, où que l'on soit, et fredonner
la mélodie. Si le fredonnement se veut fidèle à
l'original, il nous pose de réelles exigences d'attention et
de travail. Ce n'est qu'une perte de temps et de la rêverie que
d'entretenir une vague sentimentalité. Mais celui qui se soumet
au sérieux de ce « travail », de prime abord difficile,
chemine vers la deuxième étape : la découverte
de la structure du morceau, son ordonnancement interne. Retournant après
cela à l'écoute du morceau comme tel, sans analyse, il
entre en contact avec l'au-delà de la musique, une étrange
Présence qui l'interpelle et veut lui communiquer quelque chose.
C'est la troisième étape qui, elle, est sans limites,
un monde de connaissance supérieure, disait Beethoven.
Entrer dans la structure d'une musique, analyser le détail de
sa construction, sa suite mélodique et son mouvement n'est difficile
qu'en apparence. Cela se fait sans aucune recette, par la simple écoute,
puis le fredonnement intérieur qui a, certes, un caractère
analytique pour réélaborer l'architecture du morceau.
Mais on y prend d'autant plus vite un réel goût que l'on
s'aperçoit à quel point, par ce travail, la musique s'enracine
dans notre être profond et nous fait quitter le plan de la jouissance
simplement émotive. Il est normal que la grâce de la musique
se coule seulement dans notre effort participant et qu'elle se refuse
au plaisir facile de la passivité. Ce sont les Lois élémentaires
de la Vie... Ce qui résiste en nous, c'est le monde de nos passions
et de nos égoïsmes. Il nous empêche d'accéder
à notre être véritable et à vivre pleinement.
Lorsque nous accorderons à la musique autant d'intérêt
qu'à la lecture d'un livre sérieux, si nous acceptons
de nous offrir à elle et de nous y investir, elle cessera de
n'être qu'un divertissement marginal et fera sa percée
jusqu'au lieu où elle naît à chaque instant : notre
être profond. La puissance de la musique exerce donc d'abord un
immense travail de purification, sur l'univers de nos passions, précisément,
toutes ces dépendances qui mettent l'homme en exil et lui font
porter les masques de son esclavage. Peu à peu, le secret rayonnement
des sons ouvre un chemin de libération des misères du
quotidien et allume le feu divin de l'intériorité, dont
parle encore Beethoven. Quelqu'un est à l'œuvre. Progressivement,
une transparence se crée en nous et nous devenons de plus en
plus sensible à cette Présence qui est l'arrière-plan
de toute musique véritable. Nous assistons à l'éveil
d'une nouvelle conscience, qui est en réalité une réciprocité
des consciences divines et humaines : en nous conduisant jusqu'au noyau
de notre être, au mystère de notre identité, la
musique nous plonge en Dieu, d'où notre personne jaillit à
chaque instant comme le ruisseau d'une source. Les sonorités
se taisent, la musique a atteint son but nous sommes dans le grand «
Je suis » silencieux, qui englobe tout et le contenu de notre
propre profondeur. Nous avons découvert nos racines d'éternité
en nous et sentons comment, autour de nous, l'infini s'inscrit dans
le fini des choses.