L'expérience de Dieu dans l'écoute de la musique
par Père Alphonse Goettmann
Terre du Ciel N° 78
Toutes
les écritures sacrées placent la vibration au commencement
de la Création.
Ainsi, dans la vision biblique, toutes choses viennent à la vie par
l'acte créateur du Verbe de Dieu. De même, pour la physique
moderne l'univers est un phénomène vibratoire. Le son est
bien la première manifestation de l'énergie universelle. Rien
d'étonnant donc que dans tous les temples de l'humanité on
chante et on fasse de la musique.
C'est sur la puissance thérapeutique de la musique, passerelle entre
le corps et l'âme, le rôle initiatique du son, son importance
dans l'ouverture au divin, que le père Goettmann, prêtre orthodoxe,
attire notre attention.
Le son étant à l'origine de tout, l'homme est conçu
pour l'écoute et la réception.
Vivre, c'est écouter, et l'écoute est l'acte spirituel par
excellence de l'homme. Si le monde a été créé
par la musique, c'est encore par la musique qu'il revient à la source
qui l'a créé.
Dans
le principe est le Verbe, dit saint Jean. Le Verbe est son. C'est avec lui
et par lui que tout est créé. Cela nous est révélé
dès le début de la Bible : Dieu dit et tout surgit de ce son,
du Verbe primordial (GEN. i J). Tout ce qui existe, le moindre grain de
poussière, s'origine dans le son, est tissé par le son formé
par lui, à commencer par l'homme lui-même.
Cette antique vision de la Bible s'accorde non seulement avec toutes les
autres grandes Traditions de l'humanité, mais se trouve aujourd'hui
confirmée par la physique moderne. Celle-ci nous apprend que l'univers
est un phénomène vibratoire. Selon la théorie quantique
des champs, chaque particule chante perpétuellement sa chanson, produisant
des systèmes rythmiques d'énergie sous des formes lourdes
ou subtiles, écrit le physicien Fritjof Capra. Rien n'y échappe
donc depuis l'état énergétique précédant
même la particule jusqu'aux masses stellaires les plus importantes,
auprès desquelles le soleil lui-même n'est qu'une minuscule
boule de feu, dit de son côté le professeur Alfred Tomatis.
Nous sommes là devant une vision unitaire du cosmos et avons en main,
ou plutôt dans l'oreille, la clé de compréhension de
tout ce qui nous entoure et jusqu'aux confins de l'univers. La création
est une formidable composition sonore, une symphonie jubilatoire offerte
à notre émerveillement. Le déploiement de cette mélodie
fantastique à travers l'histoire constitue les étapes de l'évolution
universelle, depuis les éléments les plus pri-maires jusqu'au
surgissement de l'homme. Tout est son, tout est vibration, et tout phénomène
vibratoire sonique est générateur d'énergie. Le monde
se déroule en musique, même si seules les sensibilités
exacerbées de quelques Mozart sont réellement parvenues à
se brancher sur ce monde sonique dont les morceaux se jouent sur les octaves
inaccessibles à la plupart des êtres vivant sur ce globe (A.
TOMATIS).
Sur ce chemin, les savants nous dévoilent aujourd'hui des découvertes
surprenantes. Le son émane du mouvement des molécules, qui
est la manifestation principale de la vie, le souffle vital lui-même.
C'est donc la vie qui chante, et la matière vibre selon son timbre
propre et sa structure moléculaire.
A en croire, par ailleurs, le résultat des expériences d'un
laboratoire d'acoustique californien, le son et la lumière seraient
identiques. C'est un même phénomène vibratoire, uniquement
distinct parce qu'il se manifeste à partir de supports différents.
Cela est proprement proligieux ! En effet, nous ne sommes pas loin de comprendre
le rôle initiatique du son sur l'illumination d'un être, à
quel forage mystique peuvent nous conduire les ,rands chefs-d'oeuvre de
la musique !
Si l'on chante et fait de la musique dans tous les temples spirituels de
l'humanité, c'est que l'on a toujours éprouvé, depuis
les origines de l'histoire, l'impact puissant et mystérieux du son
sur l'homme. La science sous apprend maintenant que le cosmos tout entier
est an Temple et que nous vivons littéralement « dans un bain
acoustique », où le silence lui-même est la modulation
d'une harmonie inaudible. Saint Maxime le Confesseur, au VIIe siècle,
parlait déjà d'une véritable « liturgie cosmique
». Le son primordial est un incessant producteur d'énergie.
Comme manifestation du Verbe, il travaille toujours (JN. 5,17) : constamment
les forces créatrices, qui animent le cosmos, traversent l'homme
sous forme de fluides pour l'informer et le structurer. Tout l'univers est
construit par ces vibrations, mais seul l'être humain, grâce
à sa conscience, peut entrer avec elles dans une relation de réciprocité.
Quand on parle de conscience ici, il ne s'agit pas du mental, mais d'une
conscience sensorielle, où le corps tout entier est impliqué
comme expression de la totalité de l'homme, inséparablement
corps-âme-esprit.
L'homme est une grande oreille parce que l'écoute est le fondement
même de l'univers. Puisque tout est Son, expression du Verbe, il est
normal que toute l'organisation de l'homme, sa longue genèse et son
évolution loin d'être terminée, gravite autour de l'appareil
auditif, c'est-à-dire du système de réceptivité
qui doit permettre le dialogue. C'est dans cette logique, qui est déjà
une christologique, que Dieu énonce le premier et le plus grand des
commandements, à la fois méthode et mystique de toute la Tradition
judéo-chrétienne Ecoute Israël ! (DEUT. 6,4). «
Israël » étant le prénom de chaque homme.
Mais il en est de même dans les autres Traditions. En Inde, par exemple,
on considère l'ouïe comme le sens fondamental, celui qui perçoit
l'aspect le plus intérieur des structures du monde, l'état
vibratoire le plus simple et originel.
Les civilisations anciennes ont toutes reconnu le son comme première
manifestation de l'énergie universelle. C'est pourquoi de nombreux
mythes considèrent que la musique est d'origine divine ou surgit
des couches les plus profondes de l'inconscient humain, portant en elle
la possibilité de la pleine réalisation de l'homme et un chemin
vers la sagesse.
L'écoute est donc l'attitude fondamentale de l'homme, elle est ontologique,
c'est-à-dire elle fait qu'un homme soit un homme. S'il est vrai que
le son tisse l'homme à chaque instant, ce n'est que par l'écoute
de ce qui est ancré ainsi au tréfonds de son noyau vital qu'il
entre en communication avec la Source de son être. Vivre c'est écouter.
L'écoute et la conscience sont une seule et même réalité.
Là se trouve le Chemin de l'homme et sa capacité de métamorphose.
Il n'est pas étonnant alors que l'adversaire de la Vie, Satan, s'enroule
exactement autour de cette attitude de l'homme pour l'en arracher (GN. 3,1-7).
Le symbole du Serpent ici est grandiose, car c'est un animal sourd ! En
invitant Adam à faire la sourde oreille à l'ordre divin, il
lui ouvre le chemin de l'orgueil, qui est la non-accordance à l'harmonie
céleste, la fausse note qui fera déchanter toute la création.
C'est pourquoi les prophètes s'écrient vers elle Ecoutez,
cieux ! Terre, prête l'oreille ! (is. 1,2), et vers l'homme : Obstinez-vous
à écouter sans comprendre ! (Is. 6,9). Mais l'homme, et c'est
là son péché, ne cesse de raidir la nuque pour ne pas
écouter (JR. 17,23).
Alors la tradition juive émet ce précepte singulier de sonner
le chofar et l'obligation de l'écouter, afin de réveiller
ceux qui dorment et secouer ceux qui somnolent, et les engager à
examiner leurs actes. Tous les hébreux savent depuis toujours «
l'étrange pouvoir » de ces sons sur eux. Pourquoi en est-il
ainsi? Selon Zalman de Liady, le son du chofar est une voix qui crie du
plus profond du coeur... elle provient du souffle du coeur, de son intériorité,
et conduit, par son gémissement répété, jusqu'à
sa brisure et à la lamentation qui touchent la miséricorde
divine. Par l'écoute, l'homme est à nouveau relié à
la source de son être, l'oreille est l'organe de la repentance et
du retournement. Il est admis, dans la tradition juive, que le son du chofar
puisse arracher l'homme aux couches archaïques et sombres de son psychisme
pour l'ouvrir à une nouvelle naissance. C'est pourquoi on compare
les sons du chofar aux cris de la femme qui enfante. Ecoutez et votre âme
renaîtra, dit Isaie le prophète (Is 55,3). Naître et
renaître à la Présence au plus intime de soi, c'est
ce que permet l'ouïe, car le son pur est Verbe (LÉVINAS).
Nous sommes ainsi devant l'évidence que l'écoute est l'acte
spirituel par excellence de l'homme. L'oreille perçoit le Son qui
est au-delà de tout son et expérimente alors la dimension
non-conditionnée. Cette écoute est un recueillement dans les
profondeurs de l'être, où l'on accueille ce qui est entendu
pour s'en laisser pénétrer. La pénétration réciproque
est le propre de l'amour. Quand je suis tout oreille et que j'écoute
avec mon corps entier, je laisse pénétrer Dieu en moi, et
mon tréfonds le plus secret entre mystérieusement en résonance
avec Lui. Là est mon refuge personnel où je suis réellement
« chez moi », un avec mon être et Celui qui m'engendre.
Je me situe à mon point de jaillissement.
En langage évangélique, les paroles qui résument avec
puissance cette attitude fondamentale de l'homme et son expérience
de la quintessence du réel sont celles de saint Paul:
Soyez enracinés et fondés dans l'amour
Alors vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu'est
la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur,
vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance,
et vous entrerez par votre plénitude
dans toute la Plénitude de Dieu (ÉPH. 3,17-19).
L'écoute comme chemin de vie et état permanent nous enracine
et nous fonde dans l'amour, c'est-à-dire le Christ-Verbe, le Son
qui est à l'origine de tout. En l'écoutant, on « comprend
». Comprendre c'est « prendre avec soi », expérimenter
dans sa propre intériorité les dimensions de l'univers tout
entier : sa Largeur, sa Longueur, sa Hauteur et sa Profondeur, et même
ce qui surpasse toute connaissance, car l'amour du Christ est un abîme
de mystère que l'on n'aura jamais fini d'explorer. Seul par notre
plénitude nous pouvons entrer dans sa Plénitude.
Devant tout cela, l'Homme de toujours, de tous les horizons culturels et
religieux, ne s'est pas trompé en voyant dans la musique le premier
sinon le plus important chemin d'accès à cette « plénitude
». Il n'y a rien qui donne à l'homme, même le plus areligieux
ou ignorant tout, autant de bonheur que la musique. Ne faisons pas de différence
entre musique et chant ici, car le chant est une musique où l'homme
lui-même se fait instrument, et inversement la musique est une voix
: elle est la voix de l'univers sonore, la voix de l'humanité, partie
intégrante de notre existence, nous l'avons dit.
Là où il y a musique se concentre l'harmonie de l'univers
entier. La musique relie les fréquences qui nous habitent avec celles
qui vibrent dans le cosmos à des millions d'années-lumière.
Le son pénètre directement dans notre corps, puisque la matière
est elle-même vibration ; rien ne peut toucher autant notre vie intérieure
que ce dont est capable l'ouïe. Cela parce que l'âme est la forme
du corps, elle « l'informe », au sens physique et métaphysique
de ce terme ; c'est donc par le corps qu'on a un accès immédiat
à l'âme.
Dans ce contexte, on peut comprendre la puissance thérapeutique de
la musique sur le corps et l'âme, comment elle travaille à
l'unité des deux et lutte contre la désintégration
de la personnalité. Elle contribue profondément au développement
et à la stabilisation de la structure psychique et physique, comme
cela a été montré depuis longtemps.
Ce qui est vrai pour le corps et l'âme de l'homme l'est aussi, à
leur propre niveau, pour le monde animal, végétal et minéral.
Mais là où la musique atteint sa finalité, c'est dans
l'esprit de l'homme. L'esprit opère par saisissement. Ici, cependant,
la musique est mise à l'épreuve de son authenticité.
En effet, il y a des « musiques », si on peut les appeler ainsi,
qui détruisent Dieu et l'homme. Le discernement est de la plus haute
importance, si l'on ne veut pas se fourvoyer ou aboutir dans des impasses
enfériques. Beaucoup de musiques ne conduisent pas plus loin que
le psychisme, provoquent des trémolos purement émotionnels
et se complaisent dans les interminables méandres de l'âme,
où elles égrènent les sentiments multiples de sa mélancolie
romantique...
Passer de la tristesse à la gaîté, c'est changer un
état d'âme pour un autre, mais ne signifie pas une transformation
de l'homme. Celui-ci reste captif de son âme et risque, en nourrissant
ainsi son ego, un tel repliement sur soi, que son enflure poussera facilement
la porte de l'orgueil. A partir de là, on joue sur la gamme de toutes
les ambiguïtés...
Mais par ailleurs, le Démon est un esprit, il n'est donc pas surprenant
que la musique « spirituelle » puisse aussi lui servir de véhicule
extraordinaire pour atteindre l'identité la plus secrète de
l'homme. Depuis le « Hard Rock » où sa présence
est voilée jusqu'aux musiques intentionnellement sataniques, en passant
par les « messages subliminaux » injectés dans les sillons
d'un CD, le Malin fait son appât de la souffrance et de la mort de
l'homme. Il y a donc des musiques mortifères sous des apparences
tout à fait alléchantes. C'est toute la ruse de l'Adversaire
de la vie : mettre le ver dans le fruit et tromper l'homme sous le masque
du bien. Le discernement ici est, bien sûr, difficile, car notre esprit
est réellement saisi par la beauté luciférienne d'une
certaine musique. Mais le critère de révélation qui
nous est révélé par l'Ecriture, c'est l'expérience
des fruits de l'esprit : amour, paix et joie durables (GAL. 5,22). Toute
musique venant de Dieu en est la porteuse et cela d'une façon illimitée.
Toute musique démoniaque peut commencer par là, par singerie,
mais ces fruits pourris ne durent pas : ils ouvrent tôt ou tard à
la division intérieure, à la haine de soi et de l'autre, aux
actes de violence, aux lésions, à la maladie et finalement
à la mort sous toutes ses formes...
On juge l'arbre à ses fruits, dit Jésus (MT. 12,33) : la musique
est divine si, d'une part, elle nous transforme et si, d'autre part, elle
nous fait rayonner des fruits de l'esprit qui sont des attributs divins.
Si une musique est divine, il est normal qu'elle soit libératrice
et vienne nous sauver de notre exil. Elle ne peut donc faire autrement que
de venir là où nous sommes : dans l'errance des terres étrangères
(GN. 4,12), où notre âme se complaît maladivement, en
rupture avec l'esprit, et soupirant pourtant, à travers sa perpétuelle
nostalgie, après la délivrance. La grande musique se coule
dans l'âme malade, l'épouse du dedans, se fait elle-même
psychique par moments, mais pour la conduire, comme par un acte rédempteur,
vers l'esprit. Ce passage est une Pâque, de la mort à la vie,
une renaissance de tout l'homme, un chemin de déification.
Celui qui, un jour, a été touché par une telle expérience
de l'Être en gardera à jamais les traces et la nostalgie, il
n'en finira plus de se laisser conduire par la musique là où
personne ne l'a encore conduit. Il sait désormais que l'Invisible
est audible et qu'il se manifeste au fond de lui par un royaume de Lumière.
C'est pourquoi, selon Beethoven, la musique est supérieure à
toute sagesse, elle a le pouvoir de nous révéler ce royaume
de notre profondeur perdue et donc de nous élever au-dessus de la
misère où les hommes se traînent. Il est rare que cela
soit pris au sérieux. La plupart du temps, la musique n'est qu'un
divertissement ou bruit de fond. Mais même là, il arrive que
l'on soit saisi par sa force de pénétration, qui vient confirmer
le secret pressentiment, présent au coeur de chaque homme, que la
musique donne accès à un univers encore inconnu.
Les plus grands philosophes s'accordent et développent même
la conviction de Beethoven. Un Schopenhauer (+ 1860) par exemple caractérise
la musique comme la vraie philosophie : tandis que les concepts contiennent
seulement l'écorce des choses, la musique nous révèle
leur noyau primordial, leur coeur. Kant, l'un des aigles de la pensée
occidentale, a dit un jour : Quand j'écoute un choral évangélique,
je sens monter en moi une paix que ma philosophie ne me donne pas ! Nietzsche,
de son côté, estimait que la musique était l'âme
de tout ce qui est. Cela, il essaye de le démontrer magistralement
dès ses premières oeuvres. Pour lui, c'est seulement par la
musique que l'homme peut atteindre son plein accomplissement. De même,
Ernst Bloch affirme que l'unique réponse à toutes nos question
se trouve dans la musique.
On peut relever la même unanimité chez tous les grands auteurs
de la littérature : Goethe, Novalis, Baudelaire, Tolstoï, Proust,
ou Rilke... pour ne citer que ceux qui se sont exprimés avec force
sur ce sujet. Tous se retrouveraient, à quelques nuances près,
dans ce fameux propos de Hermann Hesse, prix Nobel : Après avoir
pris avec tant d'ardeur d'autres chemins dans la recherche de la rédemption
de l'oubli et de la libération, après avoir si passionnément
désiré Dieu, la connaissance et la paix, j'ai trouvé
tout cela seulement dans la musique.
Si des hommes de cette envergure, de tous les temps, d'horizons culturels
et religieux aussi différents, disent la même chose, c'est
qu'il faut tendre l'oreille ! Pourquoi ne percevons-nous pas la même
sagesse qu'eux ? Tout simplement parce nous n'avons pas la même écoute
! Nous en restons, la plupart du temps, à la face agitée et
extérieure des émotions psychiques, des impressions vagues
et diffuses. On entend, mais on n écoute pas.
Faisant beaucoup de piano autrefois, j'ai découvert par expérience
la Loi inhérente à tous les mantras : la répétition.
Pour apprendre un morceau de musique, il fallait bien que je le répète
des dizaines et des dizaines de fois, une mesure après l'autre, considérant
chaque note, la laissant résonner en moi, procédant ensuite
à leur enchaînement, découvrant donc ainsi un mouvement
et une structure profonde, c'est-à-dire ce qui est à l'arrière-plan
de l'expression.
Cette Loi est incontournable pour celui qui veut faire une percée
vers un au-delà. Il y a beaucoup de degrés dans l'écoute,
c'est pourquoi seule une répétition incessante dans l'écoute
du même morceau, fait d'abord naître à la véritable
écoute et descendre ensuite l'échelle vers les fondements
mêmes du mystère musical. Au-delà du mouvement, du rythme
et des notes, il y a la profondeur immuable de la musique, son caractère
apophatique, c'est-à-dire le « lieu » où elle
entre en dialogue avec le secret de l'homme, parce qu'ils sont de la même
substance.
La meilleure preuve en est que, après avoir écouté
la même musique très souvent, elle finit par s'installer au
fond de soi et à se jouer toute seule. On entend, au sens réel,
l'allégresse de l'être.
L'apprentissage du mystère musical se fait donc en trois temps. D'abord
traiter un morceau comme un mantra, en l'écoutant de nombreuses fois.
Cette musique va alors se frayer un chemin, traverser les couches de notre
conscience, descendre dans le subconscient et l'inconscient. De là,
on peut l'entendre, où que l'on soit, et fredonner la mélodie.
Si le fredonnement se veut fidèle à l'original, il nous pose
de réelles exigences d'attention et de travail. Ce n'est qu'une perte
de temps et de la rêverie que d'entretenir une vague sentimentalité.
Mais celui qui se soumet au sérieux de ce « travail »,
de prime abord difficile, chemine vers la deuxième étape :
la découverte de la structure du morceau, son ordonnancement interne.
Retournant après cela à l'écoute du morceau comme tel,
sans analyse, il entre en contact avec l'au-delà de la musique, une
étrange Présence qui l'interpelle et veut lui communiquer
quelque chose. C'est la troisième étape qui, elle, est sans
limites, un monde de connaissance supérieure, disait Beethoven.
Entrer dans la structure d'une musique, analyser le détail de sa
construction, sa suite mélodique et son mouvement n'est difficile
qu'en apparence. Cela se fait sans aucune recette, par la simple écoute,
puis le fredonnement intérieur qui a, certes, un caractère
analytique pour réélaborer l'architecture du morceau. Mais
on y prend d'autant plus vite un réel goût que l'on s'aperçoit
à quel point, par ce travail, la musique s'enracine dans notre être
profond et nous fait quitter le plan de la jouissance simplement émotive.
Il est normal que la grâce de la musique se coule seulement dans notre
effort participant et qu'elle se refuse au plaisir facile de la passivité.
Ce sont les Lois élémentaires de la Vie... Ce qui résiste
en nous, c'est le monde de nos passions et de nos égoïsmes.
Il nous empêche d'accéder à notre être véritable
et à vivre pleinement.
Lorsque nous accorderons à la musique autant d'intérêt
qu'à la lecture d'un livre sérieux, si nous acceptons de nous
offrir à elle et de nous y investir, elle cessera de n'être
qu'un divertissement marginal et fera sa percée jusqu'au lieu où
elle naît à chaque instant : notre être profond. La puissance
de la musique exerce donc d'abord un immense travail de purification, sur
l'univers de nos passions, précisément, toutes ces dépendances
qui mettent l'homme en exil et lui font porter les masques de son esclavage.
Peu à peu, le secret rayonnement des sons ouvre un chemin de libération
des misères du quotidien et allume le feu divin de l'intériorité,
dont parle encore Beethoven. Quelqu'un est à l'œuvre. Progressivement,
une transparence se crée en nous et nous devenons de plus en plus
sensible à cette Présence qui est l'arrière-plan de
toute musique véritable. Nous assistons à l'éveil d'une
nouvelle conscience, qui est en réalité une réciprocité
des consciences divines et humaines : en nous conduisant jusqu'au noyau
de notre être, au mystère de notre identité, la musique
nous plonge en Dieu, d'où notre personne jaillit à chaque
instant comme le ruisseau d'une source. Les sonorités se taisent,
la musique a atteint son but nous sommes dans le grand « Je suis »
silencieux, qui englobe tout et le contenu de notre propre profondeur. Nous
avons découvert nos racines d'éternité en nous et sentons
comment, autour de nous, l'infini s'inscrit dans le fini des choses.