LES APOPHTEGMES
Vous avez certainement déjà eu des contacts
avec les apophtegmes, aussi je ne ferai qu’une présentation expliquant
le terme apophtegme, puis nous verrons comment nous sont parvenues
et présentées les collections d’apophtegmes. Enfin, nous donnerons
quelques jalons pour la lecture de ces paroles des Anciens.
1. LE SENS DU
MOT APOPHTEGME
Le terme apophtegme signifie
sentence, précepte. Une sentence qui, par sa limpidité, a nature d’oracle,
fait autorité et appelle la docilité. C’est toujours une sentence
concise et "pointue", souvent laconique et piquante, incisive, percutante,
non conformiste, parfois humoristique, rarement sarcastique, ayant
de temps à autre une forme de boutade. Les apophtegmes sont toujours
exprimés de manière paradoxale, avec l’intention de provoquer
la réflexion. La réponse, sous mode apophtegmatique, à une question
n’est jamais une réponse "comblante" mais une invitation à trouver
autre chose par soi-même. Faute de cette notion de paradoxe, on fait
des interprétations fondamentalistes qui faussent tout. Le préfixe
apo " (= au loin, à l’écart) précise que cette sentence est
hors du commun.
Xénophon, philosophe et général athénien,
au IVe siècle avant le Christ, est le premier à employer le terme
apophtegme, mais le genre apophtegmatique existait déjà bien
avant lui. Il était pratiqué de longue date chez les spartiates (du
VIe s. au IIe s. avant Jésus-Christ).
Le terme apophtegme n’est pas le plus
ancien pour désigner les sentences des Pères du désert; en effet,
il a été employé pour la première fois par le moine Zozime (VIe s.)
et a alors fait fortune. Avant le VIe siècle, on employait le mot
rhêma, ou celui de logos . Le rhêma est une parole,
mais peut être aussi simplement un acte; il suffira alors à un visiteur
de voir l’Ancien sans rien lui demander, ni sans rien entendre de
lui. Le logos , c’est une parole : on interroge un Ancien
moins en vue de savourer une parole lumineuse et profonde que dans
le désir d’un changement de vie. Si le Père se rend compte que sa
parole est inefficace, il ne dit rien. Le rhêma, ou le logos
des Pères sont toujours une invitation à la conversion du coeur et
de la vie; autrement dit, c’est toujours évangélique, ce n’est pas
de la théorie!
2. LE MONDE DES ASCETES
Le mode de vie du désert est dirigé
par un enseignement oral. Alors que le monde antique est caractérisé
par une culture foncièrement littéraire, faite de documents écrits,
le christianisme, à ses tout premiers débuts, a mis l’accent sur la
prédication et l’enseignement oral. Notre Seigneur n’a pas laissé
de textes, mais seulement des logia qui deviendront par la
suite "texte" : le Nouveau Testament.
Dans ce monde de culture littéraire,
on voit une toute autre attitude chez les Pères du désert. Un jeune
moine du désert n’est pas formé à l’aide de textes mais par l’enseignement
oral et individuel donné d’homme à homme par le Père spirituel. Condensé
en sentences à méditer, l’essentiel est la parole et le silence
de la méditation. L’Ecriture elle-même est ruminée et chantée par
coeur, par le coeur.
Comme on l’a vu aux Cellules avec Evagre,
cette tradition orale sera ensuite écrite mais elle portera toujours
la marque de cette origine. On y retrouve le contact direct d’homme
à homme, qui se réalise par la parole vivante, le dialogue, surtout
à deux, et qui est une belle pratique de "la direction spirituelle"
telle qu’elle fut vécue aux origines et dans laquelle nous avons beaucoup
à puiser.
3 . LES COLLECTIONS
D’APOPHTEGMES
La transmission se fit d’abord par oral,
comme je vous le disais; entre moines qui parlent ensemble, au sein
de petits groupes du dimanche à la réunion communautaire, ou par petits
groupes de disciples d’un même maître. Ces Paroles de vérité ont été
vite mises par écrit et cela a donné lieu à de multiples collections
que l’on a finalement ordonnées. C’est ainsi que de nos jours nous
disposons de :
3.1. La collection grecque dans
laquelle les apophtegmes sont présentés sous deux formes principales
:
- La collection alphabétique qui contient
les apophtegmes classés par ordre alphabétique d’après le nom
de l’Ancien dont il est question. Attention! D’une part, l’Ancien
dont il est question : cela peut être "Abba X a dit, a fait..."
auquel cas ce n’est pas l’auteur direct de l’apophtegme; cela
peut être aussi directement l’auteur de l’apophtegme. D’autre
part cette collection étant grecque, elle suit l’alphabet grec,
c’est-à-dire qu’elle va d’A à W, autrement dit, dans les traductions
françaises, vous trouverez de A à O!
- - la collection des Anonymes. Dans cette
deuxième série sont réunis des apophtegmes méthodiquement répartis
en une vingtaine de chapitres selon les principales vertus : componction,
maîtrise de soi, douceur, humilité, patience....., apophtegmes
dont on ne connaît pas les auteurs, mais qui sont assurément de
la même tradition.
3.2. Puis il y a diverses
collections provenant de manuscrits d’origines très diverses,
manuscrits traduits en plusieurs langues, transformés parfois par
le traducteur ou le copiste au cours des temps, lesquels pensent nécessaire
d’ajouter telle ou telle précision. L’Abbaye de Solesmes, dans la
mouvance de Dom Regnault, a traduit une bonne partie de ces collections
qui se présentent actuellement ainsi :
. Apophtegmes traduits du grec (qui
ne font pas partie de la collection ci-dessus).
. Apophtegmes traduits du latin.
. Apophtegmes traduits du syriaque.
. Apophtegmes traduits de l’arménien.
. Apophtegmes traduits du copte.
. Apophtegmes traduits de l’éthiopien.
De son côté, Dom Leloir a édité les
Paterika (Paroles des Pères) arméniens dans leur entier (dans l’entier
de ce qui nous est parvenu!).
3.3. D’autres collections ne
sont pas encore traduites en français, telles les collections d’apophtegmes
coptes d’origine traduits en géorgien et/ou lituanien.
L’ensemble des apophtegmes dont nous
disposons aujourd’hui a été compilé après la purge opérée par l’évêque
Théophile d’Alexandrie lors de la crise origéniste. C’est pourquoi
ils ne retiennent que l’aspect ascétique des expériences qui ont animé
le IVe siècle. Les œuvres les plus typiques n’ont pu être conservées,
partiellement du reste, qu’en version latine (pour ce qui concerne
la tradition d’Origène) ou syriaque (pour ce qui concerne directement
Evagre). L’essentiel de la mystique (et pas seulement de l’ascèse)
du désert sera transmis au monde byzantin sous des noms d’emprunts
(tel Nil) ou avec des remaniements.
Dernière remarque : nulle part deux
manuscrits ne donnent le même texte : c’est dire comme les textes
ont été dégradés au cours du temps.
4. LE BUT DES APOPHTEGMES
Les apophtegmes des Pères veulent être
- et sont- un livre essentiellement pratique. L’apophtegme est un
instrument pédagogique, le moyen de recevoir une direction spirituelle
individuelle. Son but est de mettre le disciple, par une série d’expériences
particulières, en possession de ce don nécessaire à quiconque, mais
plus encore à quiconque vit dans la solitude : le discernement
spirituel.
5. CONCLUSION
Les apophtegmes sont " le joyau de la
littérature du désert" (P. Deseille). Ils nous transmettent
une spiritualité très solide, conjuguant la grâce divine et l’effort
humain : la vie des moines est une Pâque continuelle. Les apophtegmes
nous donnent des portraits de moines à tous les stades de la vie spirituelle
: de l’apprentissage de l’obéissance à la transfiguration de l’âme
et même du corps (on verra le corps de certains moines rayonner, voire
brûler, pendant la prière), en passant par le combat pour maîtriser
ses passions, pour vaincre le démon, etc... Autrement dit, les apophtegmes
apprennent au moine à passer de la "pratique" à la contemplation (la
"théoria") qui est l’union à Dieu; autrement dit, à passer de l’apathéia
à l’hésychia.
Pour bien comprendre les apophtegmes,
il convient de les lire tels qu’ils sont, c’est-à-dire une multitude
d’expériences particulières, parfois désordonnées, parfois même contradictoires,
comme l’écrit le Père J.C. Guy. Ils sont un "matériel brut" à partir
duquel s’est constituée la spiritualité monastique postérieure.
En lisant, ruminant, priant les apophtegmes
- car les apophtegmes ne se lisent pas comme un guide touristique,
on ne va pas au désert en amateur - vous percevez que la grande question
qui sous-tend toute cette littérature monastique et à laquelle le
rhéma répond, est : "Père, comment être sauvé?" Autrement dit,
cette demande est :"Dis-moi une parole m’indiquant comment je serai
sauvé, comment je me sauverai, ce que je dois faire, moi, pour que
le salut apporté au monde par l’Evangile devienne mien, et cette parole,
je la recevrai comme une parole d’Evangile, comme la parole même de
Dieu".
Mais pour achever ce chapitre, laissons
la parole au Père Lucien Régnault à qui nous devons l’accès aux apophtegmes.
"Par la sainteté de ses habitants,
le désert est devenu un paradis, mais un paradis "terrestre" : on
peut y voir, comme dans l’Evangile, le divin resplendir dans l’humain,
la lumière et la force de Dieu reçues dans des êtres de chair et de
sang qui sont vraiment nos frères en humanité avant d’être nos pères
dans l’Esprit. (...)
Mais qu’est-ce qui transforme un
désert en paradis? Simplement l’eau, l’eau vive coulant sur une terre
aride. Il y avait un fleuve dans le jardin d’Eden, ce fleuve sur lequel
les Pères ont vu l’Esprit de Dieu. Telle est aussi la source divine
qui a fait fleurir le désert. Les apophtegmes sont un peu comme de
minces filets d’eau jaillissant du sable et révélant le fleuve caché
de la vie spirituelle des Vieillards.
La lecture des apophtegmes doit être
entreprise comme une paisible promenade dans ce paradis des Pères.
Laissons-nous prendre au charme qui émane de ces vieux textes, et
ils nous livreront bientôt leurs fruits cachés de sagesse et de salut,
pourvu que nous puissions loyalement nous poser la question : Comment
être sauvé?