INITIATION AU MONACHISME
DES PREMIERS SIÈCLES CHRÉTIENS

Égypte et Palestine
par Soeur Véronique DUPONT, osb, Venière

CHAPITRE VI

LES APOPHTEGMES

Vous avez certainement déjà eu des contacts avec les apophtegmes, aussi je ne ferai qu’une présentation expliquant le terme apophtegme, puis nous verrons comment nous sont parvenues et présentées les collections d’apophtegmes. Enfin, nous donnerons quelques jalons pour la lecture de ces paroles des Anciens.

1. LE SENS DU MOT APOPHTEGME

Le terme apophtegme signifie sentence, précepte. Une sentence qui, par sa limpidité, a nature d’oracle, fait autorité et appelle la docilité. C’est toujours une sentence concise et "pointue", souvent laconique et piquante, incisive, percutante, non conformiste, parfois humoristique, rarement sarcastique, ayant de temps à autre une forme de boutade. Les apophtegmes sont toujours exprimés de manière paradoxale, avec l’intention de provoquer la réflexion. La réponse, sous mode apophtegmatique, à une question n’est jamais une réponse "comblante" mais une invitation à trouver autre chose par soi-même. Faute de cette notion de paradoxe, on fait des interprétations fondamentalistes qui faussent tout. Le préfixe apo " (= au loin, à l’écart) précise que cette sentence est hors du commun.

Xénophon, philosophe et général athénien, au IVe siècle avant le Christ, est le premier à employer le terme apophtegme, mais le genre apophtegmatique existait déjà bien avant lui. Il était pratiqué de longue date chez les spartiates (du VIe s. au IIe s. avant Jésus-Christ).

Le terme apophtegme n’est pas le plus ancien pour désigner les sentences des Pères du désert; en effet, il a été employé pour la première fois par le moine Zozime (VIe s.) et a alors fait fortune. Avant le VIe siècle, on employait le mot rhêma, ou celui de logos . Le rhêma est une parole, mais peut être aussi simplement un acte; il suffira alors à un visiteur de voir l’Ancien sans rien lui demander, ni sans rien entendre de lui. Le logos , c’est une parole : on interroge un Ancien moins en vue de savourer une parole lumineuse et profonde que dans le désir d’un changement de vie. Si le Père se rend compte que sa parole est inefficace, il ne dit rien. Le rhêma, ou le logos des Pères sont toujours une invitation à la conversion du coeur et de la vie; autrement dit, c’est toujours évangélique, ce n’est pas de la théorie!

2. LE MONDE DES ASCETES

Le mode de vie du désert est dirigé par un enseignement oral. Alors que le monde antique est caractérisé par une culture foncièrement littéraire, faite de documents écrits, le christianisme, à ses tout premiers débuts, a mis l’accent sur la prédication et l’enseignement oral. Notre Seigneur n’a pas laissé de textes, mais seulement des logia qui deviendront par la suite "texte" : le Nouveau Testament.

Dans ce monde de culture littéraire, on voit une toute autre attitude chez les Pères du désert. Un jeune moine du désert n’est pas formé à l’aide de textes mais par l’enseignement oral et individuel donné d’homme à homme par le Père spirituel. Condensé en sentences à méditer, l’essentiel est la parole et le silence de la méditation. L’Ecriture elle-même est ruminée et chantée par coeur, par le coeur.

Comme on l’a vu aux Cellules avec Evagre, cette tradition orale sera ensuite écrite mais elle portera toujours la marque de cette origine. On y retrouve le contact direct d’homme à homme, qui se réalise par la parole vivante, le dialogue, surtout à deux, et qui est une belle pratique de "la direction spirituelle" telle qu’elle fut vécue aux origines et dans laquelle nous avons beaucoup à puiser.

3 . LES COLLECTIONS D’APOPHTEGMES

La transmission se fit d’abord par oral, comme je vous le disais; entre moines qui parlent ensemble, au sein de petits groupes du dimanche à la réunion communautaire, ou par petits groupes de disciples d’un même maître. Ces Paroles de vérité ont été vite mises par écrit et cela a donné lieu à de multiples collections que l’on a finalement ordonnées. C’est ainsi que de nos jours nous disposons de :

3.1. La collection grecque dans laquelle les apophtegmes sont présentés sous deux formes principales :

3.2. Puis il y a diverses collections provenant de manuscrits d’origines très diverses, manuscrits traduits en plusieurs langues, transformés parfois par le traducteur ou le copiste au cours des temps, lesquels pensent nécessaire d’ajouter telle ou telle précision. L’Abbaye de Solesmes, dans la mouvance de Dom Regnault, a traduit une bonne partie de ces collections qui se présentent actuellement ainsi :

. Apophtegmes traduits du grec (qui ne font pas partie de la collection ci-dessus).

. Apophtegmes traduits du latin.

. Apophtegmes traduits du syriaque.

. Apophtegmes traduits de l’arménien.

. Apophtegmes traduits du copte.

. Apophtegmes traduits de l’éthiopien.

De son côté, Dom Leloir a édité les Paterika (Paroles des Pères) arméniens dans leur entier (dans l’entier de ce qui nous est parvenu!).

3.3. D’autres collections ne sont pas encore traduites en français, telles les collections d’apophtegmes coptes d’origine traduits en géorgien et/ou lituanien.

L’ensemble des apophtegmes dont nous disposons aujourd’hui a été compilé après la purge opérée par l’évêque Théophile d’Alexandrie lors de la crise origéniste. C’est pourquoi ils ne retiennent que l’aspect ascétique des expériences qui ont animé le IVe siècle. Les œuvres les plus typiques n’ont pu être conservées, partiellement du reste, qu’en version latine (pour ce qui concerne la tradition d’Origène) ou syriaque (pour ce qui concerne directement Evagre). L’essentiel de la mystique (et pas seulement de l’ascèse) du désert sera transmis au monde byzantin sous des noms d’emprunts (tel Nil) ou avec des remaniements.

Dernière remarque : nulle part deux manuscrits ne donnent le même texte : c’est dire comme les textes ont été dégradés au cours du temps.

4. LE BUT DES APOPHTEGMES

Les apophtegmes des Pères veulent être - et sont- un livre essentiellement pratique. L’apophtegme est un instrument pédagogique, le moyen de recevoir une direction spirituelle individuelle. Son but est de mettre le disciple, par une série d’expériences particulières, en possession de ce don nécessaire à quiconque, mais plus encore à quiconque vit dans la solitude : le discernement spirituel.

5. CONCLUSION

Les apophtegmes sont " le joyau de la littérature du désert" (P. Deseille). Ils nous transmettent une spiritualité très solide, conjuguant la grâce divine et l’effort humain : la vie des moines est une Pâque continuelle. Les apophtegmes nous donnent des portraits de moines à tous les stades de la vie spirituelle : de l’apprentissage de l’obéissance à la transfiguration de l’âme et même du corps (on verra le corps de certains moines rayonner, voire brûler, pendant la prière), en passant par le combat pour maîtriser ses passions, pour vaincre le démon, etc... Autrement dit, les apophtegmes apprennent au moine à passer de la "pratique" à la contemplation (la "théoria") qui est l’union à Dieu; autrement dit, à passer de l’apathéia à l’hésychia.

Pour bien comprendre les apophtegmes, il convient de les lire tels qu’ils sont, c’est-à-dire une multitude d’expériences particulières, parfois désordonnées, parfois même contradictoires, comme l’écrit le Père J.C. Guy. Ils sont un "matériel brut" à partir duquel s’est constituée la spiritualité monastique postérieure.

En lisant, ruminant, priant les apophtegmes - car les apophtegmes ne se lisent pas comme un guide touristique, on ne va pas au désert en amateur - vous percevez que la grande question qui sous-tend toute cette littérature monastique et à laquelle le rhéma répond, est : "Père, comment être sauvé?" Autrement dit, cette demande est :"Dis-moi une parole m’indiquant comment je serai sauvé, comment je me sauverai, ce que je dois faire, moi, pour que le salut apporté au monde par l’Evangile devienne mien, et cette parole, je la recevrai comme une parole d’Evangile, comme la parole même de Dieu".

Mais pour achever ce chapitre, laissons la parole au Père Lucien Régnault à qui nous devons l’accès aux apophtegmes.

"Par la sainteté de ses habitants, le désert est devenu un paradis, mais un paradis "terrestre" : on peut y voir, comme dans l’Evangile, le divin resplendir dans l’humain, la lumière et la force de Dieu reçues dans des êtres de chair et de sang qui sont vraiment nos frères en humanité avant d’être nos pères dans l’Esprit. (...)

Mais qu’est-ce qui transforme un désert en paradis? Simplement l’eau, l’eau vive coulant sur une terre aride. Il y avait un fleuve dans le jardin d’Eden, ce fleuve sur lequel les Pères ont vu l’Esprit de Dieu. Telle est aussi la source divine qui a fait fleurir le désert. Les apophtegmes sont un peu comme de minces filets d’eau jaillissant du sable et révélant le fleuve caché de la vie spirituelle des Vieillards.

La lecture des apophtegmes doit être entreprise comme une paisible promenade dans ce paradis des Pères. Laissons-nous prendre au charme qui émane de ces vieux textes, et ils nous livreront bientôt leurs fruits cachés de sagesse et de salut, pourvu que nous puissions loyalement nous poser la question : Comment être sauvé?