LA VIE A SCETE, CHEZ LES
PARFAITS
LES ORIGINES DE SCETE
Encore plus enfoncé dans le désert que
les Cellules, se trouve Scété, "le grand désert intérieur", à 70 km
de Nitrie. Le fond de cette cuvette de 30 kilomètres de long sur 7 kilomètres
de large se trouve plus bas que le niveau de la mer, et contient des
lacs. Là vivent des anachorètes dont la vie semble vraiment être cachée
en Dieu. Ce sont les "parfaits", les "solitaires". Le Ouadi Natroum
- c'est la dépression couverte par le dépôt de Nitre de ce lieu géographique
- fut habité dès 330 par Macaire l'Ancien qui en fut le premier solitaire.
Commerçant en nitrate de potassium (produit chimique servant à la momification
des cadavres), autrement dit PDG d'une entreprise de pompes funèbres,
Macaire venait avec ses chameaux jusque dans cet endroit désertique
et reculé. Devenu ascète et clerc à proximité de son village, il s'enfuit
jusqu'à Scété pour échapper à la gloire humaine. Sa présence lui attire
des disciples. Ainsi, ce lieu devint une colonie monastique.
La maxime fondamentale de ces solitaires
va être "n'avoir rien en propre'. Avoir si peu que ce
soit provoque un scandale. Cette maxime est accompagnée d'une autre
: "Priez sans cesse'. Selon l'usage de la primitive Eglise, à
heure fixe du jour et de la nuit, les solitaires récitent des hymnes,
des psaumes et des passages de l'Ecriture. Chacun organise son horaire
comme il l'entend, avec l'avis de son Ancien. Autrement dit tous les
solitaires ne récitent pas des psaumes ou des hymnes à la même heure.
Mais tous le font au long des jours et des nuits. Leur prière est enflammée
du fond de leur coeur, sans voix, sans parole. Leur âme est transportée
en Dieu. Cet acte de prière, solitaire, qui naît partout (et
naîtra de même dans les monastères de type cénobitique) va peu à peu
s'organiser et se structurer. Néanmoins, on n'est pas dans une 'évolution"
de l'Office Divin; cet acte est un phénomène naturel en vie
chrétienne.
Ils prient aussi en travaillant; c'est
la ruminatio; ils récitent par coeur des versets de psaumes.
Nous reviendrons dans un chapitre ultérieur sur cette forme de prière.
La lutte pour maîtriser totalement le
corps occupe également une grande place dans le combat du moine. Le
corps se venge par des tentations. A travers cette ascèse se creuse
la pureté du coeur. Le moine se bat loyalement contre les démons
en faisant le signe de la croix et en invoquant le Nom de jésus. Ses
défenses favorites sont le jeûne et la prière. Il est vigilant mais
sans crainte et désire atteindre la vie éternelle déjà sur la terre.
Parmi les tentations qui guettent le moine, il est celle de l'acédie
qui fait de celui-ci "un déserteur de l'armée du Christ". Le moine zélé,
lui, est tenté par l'excès. Certains hommes, par leur héroïsme, sont
des orgueilleux. Tous les grands maîtres du désert protestent avec énergie
contre l'excès, aussi la spiritualité du désert va-t-elle s'orienter
vers l'idéal de discrétion et d'équilibre qui s'épanouissent dans la
Règle de saint Benoît.
Cette vie au désert est auréolée d'un
immense prestige et attire de ce fait, pêle-mêle, un flot de vrais croyants
mais aussi des aventuriers, et des asociaux de toute espèce, empressés
de couvrir du beau nom d'ermite une vie de paresse, de mendicité ou
d'extravagance. Mais évoquons plutôt quelques grandes figures de Scété.
QUELQUES GRANDES FIGURES DE SCETE
En tout premier, bien sûr, il convient
de nommer Macaire d'Egypte dont je vous parlais brièvement
précédemment. On l'appelle aussi Macaire l'Ancien ou encore Macaire
le Grand.
Macaire d'Egypte est le grand héros spirituel
de la colonie monastique du désert. Il a une grosse influence sur l'histoire
du monachisme égyptien.
Né vers 300 en haute Egypte, il se retire
vers l'âge de trente ans dans le désert de Scété où il mène une vie
érémitique pendant soixante ans. Beaucoup de disciples se joignent très
vite à lui. Il a un discernement extraordinaire si bien qu'on l'appelle
"le jeune vieillard". A quarante ans, il reçoit le don de prévision
de l'avenir et de guérison. Ordonné prêtre il est souvent invité à prêcher
aux colonies de moines de Nitrie. Il rendra visite à saint Antoine plusieurs
fois. Vers la fin de sa vie l'évêque arien d'Alexandrie l'envoie en
exil sur une île du Nil. Macaire a alors un âge avancé. Il pourra revenir
bientôt dans son désert de Scété et y mourra peu avant 390.
La Vie copte de saint Macaire (faussement
attribuée à Sérapion de Tmuis) affirme que lorsque Macaire s'établit
à Scété, il y creusa deux grottes dans le rocher. De l'une, celle qui
était à l'est, il fit un sanctuaire dans lequel il célébrait l'eucharistie
et vaquait à la prière; de l'autre il fît le lieu dans lequel il travaillait
et se nourrissait.
Il nous reste un seul écrit de Macaire
l'Ancien : une lettre authentique à ses disciples, dont je vais vous
commenter quelques passages. Nous disposons aussi de quelques apophtegmes
de Macaire ou sur Macaire, écrits et transmis par d'autres que lui.
Macaire le Grand a eu une telle renommée que son nom fut emprunté pour
faire passer des écrits d'autres auteurs. Ce sera le cas, très spécialement,
du pseudo-Macaire, un messalien du Ve siècle en Asie mineure et dont
les écrits spirituels sont tout à fait remarquables. Mais revenons à
la Lettre de Macaire à ses fils.
LETTRE DE MACAIRE A SES FILS
Cette lettre est d'un intérêt exceptionnel
non seulement à cause de son antiquité, mais aussi et surtout parce
qu'elle traite, au moins implicitement, d'un problème crucial en spiritualité
monastique : comment harmoniser les efforts de l'ascète et l'action
de la grâce?
La structure de ce texte est la suivante
: succession de petits discours bien ordonnés en un cheminement qui
montre tout un progrès spirituel. Chaque discours est bâti autour du
même schème, à savoir:
Tentation très forte (à la limite du supportable),
suivie de l'intervention de la force divine.
Divers types de tentations sont abordés,
mais la stratégie de défense reste la même: l'ouverture et l'abandon
total au Seigneur. Une fois les épreuves traversées, cet itinéraire
spirituel s'achève sur une prise en charge par le Saint-Esprit et une
docilité nouvelle à sa direction.
Autrement dit, les étapes de ce chemin
spirituel sont marquées d'un côté par une suite de tentations de plus
en plus subtiles, infligées par "le diable" (par le truchement des 'désirs");
de l'autre côté, après des moments d'extrême détresse, par l'octroi
de la part de Dieu, d'une force de plus en plus puissante pour vaincre
l'ennemi.
Voici comment Isaac de Ninive (moine syrien
du Vlle siècle) décrit cet itinéraire spirituel qu'il a admirablement
perçu :
'(Dans sa lettre) Macaire parle de
la façon dont Dieu distribue les luttes et les soutiens de la
grâce, afin que par eux resplendisse (dans les ascètes) sa sagesse
dans laquelle ils s'exercent'. La seule attitude valable des ascètes
est décrite par Isaac en ces termes : 'Leur visage est sans cesse
suspendu et tourné vers lui (le Seigneur), dans un regard qui
lui reste fidèle, pour que croisse en eux son saint amour,
et pendant qu'ils ne cessent de se précipiter en lui à cause
de la violence des passions et de leur crainte de céder, ils
sont affermis dans la foi, l'espérance et l'amour' (cf. Traité sur
la Perfection religieuse).
Voici un passage de la lettre de Macaire,
que nous allons ensuite commenter :
(9) Lorsque le coeur se sent faible
en tout cela 1'usqu'à s'épuiser dans le labeur de ces luttes,
alors, Dieu, dans sa grande bonté et miséricorde, lui envoie
une force sainte. Il affermit son coeur, lui donne le repentir, la
joie et le soulagement du coeur, de sorte qu'il devient plus fort
que ses ennemis qui même malgré eux, craignent la force qui l'habite. Cette force dont Paul a dit : 'Luttez et vous recevrez la forcer celle aussi à
laquelle fait allusion Pierre lorsqu'il parle de l'héritage incorruptible
et inflétrissable, préparé dans les cieux pour nous que la force
de Dieu garde par la foi (IPI,4-5).
(10) Lorsque le Dieu très bon voit
que le coeur s'est fortifié contre les ennemis, il lui soustrait
la force peu à peu. Il laisse les ennemis l'attaquer au moyen
de toutes formes d'impureté, par le plaisir des yeux, par celles de
la vaine gloire et de l'orgueil, de sorte qu'il devient comme un
navire sans
gouvernail, qui se heurte de toutes
parts.
(11) Lorsque le coeur se sent faible
en tout ce que les ennemis lui font, alors le Dieu très bon,
qui prend soin de sa créature, lui envoie de nouveau sa sainte
force. Il affermit son coeur, son corps et tous ses membres sous
le joug du Paraclet, car lui-même a dit : Prenez- sur vous mon joug
et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29).
(12) Alors le Dieu très bon commence
à lui ouvrir les yeux du coeur afin que l'homme comprenne que
c'est Lui qui le rend fort. Il sait maintenant vraiment comment
rendre honneur à Dieu en toute humilité et brisement de coeur,
comme le dit David : 'Le sacrifice pour Dieu est un esprit brisé'
(i-,s. 5o). Car l'humilité et le brisement du coeur viennent de la
dureté du combat,
Cette force, d'abord anonyme, est présentée
comme affermissant le coeur du lutteur pour qui elle est source de joie
et de douceur.
La seule arme, dans un tel combat, - vous
voyez, ce n'est pas médiocre, ni étriqué - est la prière persévérante.
Le texte de saint Paul auquel fait allusion Macaire n'est pas identifié,
mais l'évocation de la lutte, dans ce texte comme souvent chez saint
Paul, implique celle d'une prière incessante : "Luttez et vous recevrez
la force". Quelle était cette prière incessante que faisait Macaire
lui-même ? Quelques apophtegmes, par chance, nous le disent. Cette prière
est à la fois intercession et combat :‘Il n'est pas nécessaire
d'user de beaucoup de paroles, mais il suffit d'étendre les mains
et de dire : Seigneur, comme tu le veux, comme tu le sais, aie pitié
de moi'. Et, lorsque le combat devient plus insistant : Seigneur,
au secours. Lui-même sait ce qui nous convient et nous fait miséricorde'.
Dans un autre apophtegme, nous lisons
ceci : "Seigneur, si tes oreilles ne m'entendent pas crier
vers toi, aie pitié de moi à cause de mes péchée,, car de mon
côté, je ne me fatigue pas de t'appeler à mon secours'.
Les paragraphes Il et suivants nous apportent
des précisions sur l'action personnelle du Saint Esprit qui prend possession
de tout l'être de l'ascète, lui révèle progressivement les joies du
ciel et le soumet à son influence directe à laquelle le moine devra
adhérer de près.
A l'ascète passé ainsi par le creuset
de la lutte jusqu'au bord du désespoir, avant que Dieu intervienne pour
lui assurer une victoire qui n'était plus attendue, il est demandé un
unique effort : celui de l'abandon, de l'abdication, toujours
plus humble et plus confiant dans la force de Dieu qui est à l'œuvre
en lui.
Au sortir d'un tel creuset, l'ascète sait
par expérience que "c'est Dieu lui même qui le rend fort". Cette ascèse
est ascèse d'abaissement, c'est-à-dire d'humilité, comme le rappelle
Macaire en ce même paragraphe 12 que nous venons de lire. Vous le sentez,
cette humilité est aux antipodes des prouesses d'athlétisme spirituel
attribuées, parfois trop rapidement , à certains moines du désert. Cette
ascèse respire le pur esprit de l'Evangile elle est une ascèse de pauvreté
ontologique.
ARSENE
Arsène, haut dignitaire de la cour impériale,
quitte Constantinople pour l'Egypte et devient moine à Scété auprès
de Jean Kolobos. Bien que de constitution fragile, il vécut juqu'à quatre-vingt
quinze ans. Il fut malade bien des fois à Scété et y fut toujours très
bien soigné.
A part ses maladies, on ne connaît pas
grand chose de sa vie, sinon qu'il n'a pas toujours vécu auprès de ses
disciples, il s'en éloigna parfois, notamment à la fin de sa vie, pendant
un temps assez long. Il vivait alors avec deux disciples, près du Caire.
Un jour il partit seul à Alexandrie où il tomba gravement malade. Guéri,
il retourna à Toura, son ermitage près du caire. Arsène avait laissé
des disciples à Scété et c'est probablement à eux qu'il écrivit. Il
nous reste en effet une lettre à ses "frères bienheureux et très chers".
A travers ce texte, je vous propose de découvrir l'enseignement d'Arsène.
L'enseignement d'Arsène
La vie du moine doit être une vie à l'image
de celle des anges. Cette notion de "vie angélique" n'a rien
à voir avec ce qu'en a fait une pseudo-spiritualité du siècle dernier.
Elle touche au contraire des points fondamentaux, ontologiques, ce pour
quoi Dieu nous a créés, en son amour, à savoir :
. Comme les anges, le moine se tient devant
Dieu avec humilité et respect, oublieux du monde.
. Comme les anges, le moine bénit et chante
son Seigneur.
. Le moine reçoit la même nourriture que
celle des anges : "Il leur a donné le pain des anges" (Ps. 77).
Ce qui est dit du moine est également
vrai de tout chrétien. La vie monastique n'est rien d'autre que la vie
baptismale.
On West pas moine par sa propre
force. On se prépare à recevoir la force de Dieu (27,31)
et cette préparation s'opère en nous par l'éloignement des hommes et
le jeûne (32, 58, 77).
. Le moine cherche l'hésychia; il
désire plaire à Dieu plutôt qu'aux
hommes.
. Le moine aime le silence; il
ne prend pas la parole sans avoir été interrogé.
. Le moine fuit toute dispute ou
contestation.
La grandeur de la vie monastique incite
le moine à l'humilité: il s'humilie devant Dieu mais aussi devant
ce frère qui l'accuse mensongèrement.
Ainsi, le silence prôné par Arsène est
tout autant une certaine manière de parier que de se taire.
La garde de la cellule est le moyen
éminent de l'hésychia.
Le jeûne, avec discrétion : "Le
J'eûne laboure notre coeur afin que nous puissions en recevoir
la force d'en-haut'.
'Ne sais-tu pas, bien-aimé, que personne
ne sème de blé dans une terre non labourée? De même comme vous
ne semez pas de grains dans une terre non labourée, Dieu
non plus ne vous enverra pas son Esprit si' vous ne jeûnez pas,
car il est Saint (... ). Veux-tu, bien-aimé, que l'Esprit de
Dieu vienne sur toi? Crains le Seigneur et purifie ton coeur et n'aie
pas pitié de ton corps pour un seul jour de J'eûne et quand Dieu
verra la rectitude de ton coeur, il enverra son saint Esprit
et il deviendra ton conseiller et ton Maître, et il t'enseignera
tout ce qui lui' plaît' (6,016).
Le sommeil aussi doit être modéré.
. La prière a la première place.
Prier sans cesse, prier de nuit, psalmodier le jour, sanctifier le dimanche,
prier avant d'entreprendre quelque chose.
. La charité fraternelle, l'hospitalité
et l'aumône sont pratiquées dès que l'occasion se présente. 'ISI
tu te conduis avec générosité, bien-aimé, Dieu te donnera davantage.
Si tu es pingre, le diable te dominera Que l'aumône soit
pourtant donnée dans le secret et Dieu prendra soin du donateur'
(24).
Cette authentique charité fraternelle
implique de ne pas se mettre en colère 'car la colère est un péché
comme l'homicide'. Autrement dit, la charité fraternelle implique
le pardon en toutes circonstances.
. Et par-dessus tout : la douceur :
"Soyez doux parce que les doux sont appelés justes" (Mt 5,4). Douceur
qui garde le moine de la colère. Le moine, en effet, ne répond pas à
l'opprobre ou à l'insulte (73) en souvenir du silence du Christ devant
ses juges.
Et enfin, la joie.
Quelques paroles d'Arsène :
(23) S'il t'apparaît devant
les yeux comme l'étoile du matin, sache que c'est le diable qui
t'apparaît et non pas Dieu, afin de t'exalter l'esprit.
(71) N'as-tu
pas vu un bateau en mer? Si on le charge démesurément,
il sombre; et si on met une charge trop légère, les vents s'en emparent.
Si onmet une charge modérément, ni la mer ne l'engloutit, ni les
vents ne s'en emparent.
MOISE L'ETHIOPIEN
Une grande figure de Scété, que ce Moïse,
bandit de grands chemins, brigand et meurtrier, dont Pallade nous dit
qu'il faut bien raconter tous les méfaits afin de montrer la grandeur
de sa conversion qui survint, un soir brusquement. Il décida alors d'entrer
sur-le-champ à Scété où il s'adonna à la pénitence et au combat spirituel.
Par la lutte contre le démon, il parvint à la connaissance du Christ.
Pour lutter contre ses passions qui continuaient de l'assaillir jour
et nuit, il décida de se tenir debout dans sa cellule, toutes les nuits,
sans fermer l'oeil pendant six ans. Même ainsi il ne put venir à bout
de la tentation; il employa alors d'autres méthodes qui finirent par
lasser le démon. Le grand Isidore lui imposa les mains : "A u
nom de Jésus Christ tes rêves ont pris fin, tu peux communier dans
la paix : c'est pour ton bien, pour que tu ne puisses pas te
glorifier d'avoir surmonté une passion que tu as été tourmenté".
Moïse, délivré de ses imaginations devint prêtre de Scété, père
de nombreux disciples qui sont tous devenus saints et forts dans le
service de Dieu. Il fut compté parmi les grands d'entre les Pères.
'Le chien d'une boucherie ne perdra pas l'habitude
d'y venir, sauf si la boucherie ferme et que personne ne lui
donne plus rien : alors il ne s'en approche plus. Pour toi, de
même, si tu persévères dans le jeûne et la prière, le démon découragé
s'écartera de toi'. (Parole d'Isidore à Moïse).