INITIATION AU MONACHISME
DES PREMIERS SIÈCLES CHRÉTIENS

Égypte et Palestine

par Soeur Véronique DUPONT, osb, Venière

CHAPITRE V

LA VIE A SCETE, CHEZ LES PARFAITS

LES ORIGINES DE SCETE

Encore plus enfoncé dans le désert que les Cellules, se trouve Scété, "le grand désert intérieur", à 70 km de Nitrie. Le fond de cette cuvette de 30 kilomètres de long sur 7 kilomètres de large se trouve plus bas que le niveau de la mer, et contient des lacs. Là vivent des anachorètes dont la vie semble vraiment être cachée en Dieu. Ce sont les "parfaits", les "solitaires". Le Ouadi Natroum - c'est la dépression couverte par le dépôt de Nitre de ce lieu géographique - fut habité dès 330 par Macaire l'Ancien qui en fut le premier solitaire. Commerçant en nitrate de potassium (produit chimique servant à la momification des cadavres), autrement dit PDG d'une entreprise de pompes funèbres, Macaire venait avec ses chameaux jusque dans cet endroit désertique et reculé. Devenu ascète et clerc à proximité de son village, il s'enfuit jusqu'à Scété pour échapper à la gloire humaine. Sa présence lui attire des disciples. Ainsi, ce lieu devint une colonie monastique.

La maxime fondamentale de ces solitaires va être "n'avoir rien en propre'. Avoir si peu que ce soit provoque un scandale. Cette maxime est accompagnée d'une autre : "Priez sans cesse'. Selon l'usage de la primitive Eglise, à heure fixe du jour et de la nuit, les solitaires récitent des hymnes, des psaumes et des passages de l'Ecriture. Chacun organise son horaire comme il l'entend, avec l'avis de son Ancien. Autrement dit tous les solitaires ne récitent pas des psaumes ou des hymnes à la même heure. Mais tous le font au long des jours et des nuits. Leur prière est enflammée du fond de leur coeur, sans voix, sans parole. Leur âme est transportée en Dieu. Cet acte de prière, solitaire, qui naît partout (et naîtra de même dans les monastères de type cénobitique) va peu à peu s'organiser et se structurer. Néanmoins, on n'est pas dans une 'évolution" de l'Office Divin; cet acte est un phénomène naturel en vie chrétienne.

Ils prient aussi en travaillant; c'est la ruminatio; ils récitent par coeur des versets de psaumes. Nous reviendrons dans un chapitre ultérieur sur cette forme de prière.

La lutte pour maîtriser totalement le corps occupe également une grande place dans le combat du moine. Le corps se venge par des tentations. A travers cette ascèse se creuse la pureté du coeur. Le moine se bat loyalement contre les démons en faisant le signe de la croix et en invoquant le Nom de jésus. Ses défenses favorites sont le jeûne et la prière. Il est vigilant mais sans crainte et désire atteindre la vie éternelle déjà sur la terre. Parmi les tentations qui guettent le moine, il est celle de l'acédie qui fait de celui-ci "un déserteur de l'armée du Christ". Le moine zélé, lui, est tenté par l'excès. Certains hommes, par leur héroïsme, sont des orgueilleux. Tous les grands maîtres du désert protestent avec énergie contre l'excès, aussi la spiritualité du désert va-t-elle s'orienter vers l'idéal de discrétion et d'équilibre qui s'épanouissent dans la Règle de saint Benoît.

Cette vie au désert est auréolée d'un immense prestige et attire de ce fait, pêle-mêle, un flot de vrais croyants mais aussi des aventuriers, et des asociaux de toute espèce, empressés de couvrir du beau nom d'ermite une vie de paresse, de mendicité ou d'extravagance. Mais évoquons plutôt quelques grandes figures de Scété.

QUELQUES GRANDES FIGURES DE SCETE

En tout premier, bien sûr, il convient de nommer Macaire d'Egypte dont je vous parlais brièvement précédemment. On l'appelle aussi Macaire l'Ancien ou encore Macaire le Grand.

Macaire d'Egypte est le grand héros spirituel de la colonie monastique du désert. Il a une grosse influence sur l'histoire du monachisme égyptien.

Né vers 300 en haute Egypte, il se retire vers l'âge de trente ans dans le désert de Scété où il mène une vie érémitique pendant soixante ans. Beaucoup de disciples se joignent très vite à lui. Il a un discernement extraordinaire si bien qu'on l'appelle "le jeune vieillard". A quarante ans, il reçoit le don de prévision de l'avenir et de guérison. Ordonné prêtre il est souvent invité à prêcher aux colonies de moines de Nitrie. Il rendra visite à saint Antoine plusieurs fois. Vers la fin de sa vie l'évêque arien d'Alexandrie l'envoie en exil sur une île du Nil. Macaire a alors un âge avancé. Il pourra revenir bientôt dans son désert de Scété et y mourra peu avant 390.

La Vie copte de saint Macaire (faussement attribuée à Sérapion de Tmuis) affirme que lorsque Macaire s'établit à Scété, il y creusa deux grottes dans le rocher. De l'une, celle qui était à l'est, il fit un sanctuaire dans lequel il célébrait l'eucharistie et vaquait à la prière; de l'autre il fît le lieu dans lequel il travaillait et se nourrissait.

Il nous reste un seul écrit de Macaire l'Ancien : une lettre authentique à ses disciples, dont je vais vous commenter quelques passages. Nous disposons aussi de quelques apophtegmes de Macaire ou sur Macaire, écrits et transmis par d'autres que lui. Macaire le Grand a eu une telle renommée que son nom fut emprunté pour faire passer des écrits d'autres auteurs. Ce sera le cas, très spécialement, du pseudo-Macaire, un messalien du Ve siècle en Asie mineure et dont les écrits spirituels sont tout à fait remarquables. Mais revenons à la Lettre de Macaire à ses fils.

LETTRE DE MACAIRE A SES FILS

Cette lettre est d'un intérêt exceptionnel non seulement à cause de son antiquité, mais aussi et surtout parce qu'elle traite, au moins implicitement, d'un problème crucial en spiritualité monastique : comment harmoniser les efforts de l'ascète et l'action de la grâce?

La structure de ce texte est la suivante : succession de petits discours bien ordonnés en un cheminement qui montre tout un progrès spirituel. Chaque discours est bâti autour du même schème, à savoir:

Tentation très forte (à la limite du supportable), suivie de l'intervention de la force divine.

Divers types de tentations sont abordés, mais la stratégie de défense reste la même: l'ouverture et l'abandon total au Seigneur. Une fois les épreuves traversées, cet itinéraire spirituel s'achève sur une prise en charge par le Saint-Esprit et une docilité nouvelle à sa direction.

Autrement dit, les étapes de ce chemin spirituel sont marquées d'un côté par une suite de tentations de plus en plus subtiles, infligées par "le diable" (par le truchement des 'désirs"); de l'autre côté, après des moments d'extrême détresse, par l'octroi de la part de Dieu, d'une force de plus en plus puissante pour vaincre l'ennemi.

Voici comment Isaac de Ninive (moine syrien du Vlle siècle) décrit cet itinéraire spirituel qu'il a admirablement perçu :

'(Dans sa lettre) Macaire parle de la façon dont Dieu distribue les luttes et les soutiens de la grâce, afin que par eux resplendisse (dans les ascètes) sa sagesse dans laquelle ils s'exercent'. La seule attitude valable des ascètes est décrite par Isaac en ces termes : 'Leur visage est sans cesse suspendu et tourné vers lui (le Seigneur), dans un regard qui lui reste fidèle, pour que croisse en eux son saint amour, et pendant qu'ils ne cessent de se précipiter en lui à cause de la violence des passions et de leur crainte de céder, ils sont affermis dans la foi, l'espérance et l'amour' (cf. Traité sur la Perfection religieuse).

Voici un passage de la lettre de Macaire, que nous allons ensuite commenter :

(9) Lorsque le coeur se sent faible en tout cela 1'usqu'à s'épuiser dans le labeur de ces luttes, alors, Dieu, dans sa grande bonté et miséricorde, lui envoie une force sainte. Il affermit son coeur, lui donne le repentir, la joie et le soulagement du coeur, de sorte qu'il devient plus fort que ses ennemis qui même malgré eux, craignent la force qui l'habite. Cette force dont Paul a dit : 'Luttez et vous recevrez la forcer celle aussi à laquelle fait allusion Pierre lorsqu'il parle de l'héritage incorruptible et inflétrissable, préparé dans les cieux pour nous que la force de Dieu garde par la foi (IPI,4-5).

(10) Lorsque le Dieu très bon voit que le coeur s'est fortifié contre les ennemis, il lui soustrait la force peu à peu. Il laisse les ennemis l'attaquer au moyen de toutes formes d'impureté, par le plaisir des yeux, par celles de la vaine gloire et de l'orgueil, de sorte qu'il devient comme un navire sans

gouvernail, qui se heurte de toutes parts.

(11) Lorsque le coeur se sent faible en tout ce que les ennemis lui font, alors le Dieu très bon, qui prend soin de sa créature, lui envoie de nouveau sa sainte force. Il affermit son coeur, son corps et tous ses membres sous le joug du Paraclet, car lui-même a dit : Prenez- sur vous mon joug et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29).

(12) Alors le Dieu très bon commence à lui ouvrir les yeux du coeur afin que l'homme comprenne que c'est Lui qui le rend fort. Il sait maintenant vraiment comment rendre honneur à Dieu en toute humilité et brisement de coeur, comme le dit David : 'Le sacrifice pour Dieu est un esprit brisé' (i-,s. 5o). Car l'humilité et le brisement du coeur viennent de la dureté du combat,

Cette force, d'abord anonyme, est présentée comme affermissant le coeur du lutteur pour qui elle est source de joie et de douceur.

La seule arme, dans un tel combat, - vous voyez, ce n'est pas médiocre, ni étriqué - est la prière persévérante. Le texte de saint Paul auquel fait allusion Macaire n'est pas identifié, mais l'évocation de la lutte, dans ce texte comme souvent chez saint Paul, implique celle d'une prière incessante : "Luttez et vous recevrez la force". Quelle était cette prière incessante que faisait Macaire lui-même ? Quelques apophtegmes, par chance, nous le disent. Cette prière est à la fois intercession et combat :‘Il n'est pas nécessaire d'user de beaucoup de paroles, mais il suffit d'étendre les mains et de dire : Seigneur, comme tu le veux, comme tu le sais, aie pitié de moi'. Et, lorsque le combat devient plus insistant : Seigneur, au secours. Lui-même sait ce qui nous convient et nous fait miséricorde'.

Dans un autre apophtegme, nous lisons ceci : "Seigneur, si tes oreilles ne m'entendent pas crier vers toi, aie pitié de moi à cause de mes péchée,, car de mon côté, je ne me fatigue pas de t'appeler à mon secours'.

Les paragraphes Il et suivants nous apportent des précisions sur l'action personnelle du Saint Esprit qui prend possession de tout l'être de l'ascète, lui révèle progressivement les joies du ciel et le soumet à son influence directe à laquelle le moine devra adhérer de près.

A l'ascète passé ainsi par le creuset de la lutte jusqu'au bord du désespoir, avant que Dieu intervienne pour lui assurer une victoire qui n'était plus attendue, il est demandé un unique effort : celui de l'abandon, de l'abdication, toujours plus humble et plus confiant dans la force de Dieu qui est à l'œuvre en lui.

Au sortir d'un tel creuset, l'ascète sait par expérience que "c'est Dieu lui même qui le rend fort". Cette ascèse est ascèse d'abaissement, c'est-à-dire d'humilité, comme le rappelle Macaire en ce même paragraphe 12 que nous venons de lire. Vous le sentez, cette humilité est aux antipodes des prouesses d'athlétisme spirituel attribuées, parfois trop rapidement , à certains moines du désert. Cette ascèse respire le pur esprit de l'Evangile elle est une ascèse de pauvreté ontologique.

ARSENE

Arsène, haut dignitaire de la cour impériale, quitte Constantinople pour l'Egypte et devient moine à Scété auprès de Jean Kolobos. Bien que de constitution fragile, il vécut juqu'à quatre-vingt quinze ans. Il fut malade bien des fois à Scété et y fut toujours très bien soigné.

A part ses maladies, on ne connaît pas grand chose de sa vie, sinon qu'il n'a pas toujours vécu auprès de ses disciples, il s'en éloigna parfois, notamment à la fin de sa vie, pendant un temps assez long. Il vivait alors avec deux disciples, près du Caire. Un jour il partit seul à Alexandrie où il tomba gravement malade. Guéri, il retourna à Toura, son ermitage près du caire. Arsène avait laissé des disciples à Scété et c'est probablement à eux qu'il écrivit. Il nous reste en effet une lettre à ses "frères bienheureux et très chers". A travers ce texte, je vous propose de découvrir l'enseignement d'Arsène.

L'enseignement d'Arsène

La vie du moine doit être une vie à l'image de celle des anges. Cette notion de "vie angélique" n'a rien à voir avec ce qu'en a fait une pseudo-spiritualité du siècle dernier. Elle touche au contraire des points fondamentaux, ontologiques, ce pour quoi Dieu nous a créés, en son amour, à savoir :

. Comme les anges, le moine se tient devant Dieu avec humilité et respect, oublieux du monde.

. Comme les anges, le moine bénit et chante son Seigneur.

. Le moine reçoit la même nourriture que celle des anges : "Il leur a donné le pain des anges" (Ps. 77).

Ce qui est dit du moine est également vrai de tout chrétien. La vie monastique n'est rien d'autre que la vie baptismale.

On West pas moine par sa propre force. On se prépare à recevoir la force de Dieu (27,31) et cette préparation s'opère en nous par l'éloignement des hommes et le jeûne (32, 58, 77).

. Le moine cherche l'hésychia; il désire plaire à Dieu plutôt qu'aux

hommes.

. Le moine aime le silence; il ne prend pas la parole sans avoir été interrogé.

. Le moine fuit toute dispute ou contestation.

La grandeur de la vie monastique incite le moine à l'humilité: il s'humilie devant Dieu mais aussi devant ce frère qui l'accuse mensongèrement.

Ainsi, le silence prôné par Arsène est tout autant une certaine manière de parier que de se taire.

La garde de la cellule est le moyen éminent de l'hésychia.

Le jeûne, avec discrétion : "Le J'eûne laboure notre coeur afin que nous puissions en recevoir la force d'en-haut'.

'Ne sais-tu pas, bien-aimé, que personne ne sème de blé dans une terre non labourée? De même comme vous ne semez pas de grains dans une terre non labourée, Dieu non plus ne vous enverra pas son Esprit si' vous ne jeûnez pas, car il est Saint (... ). Veux-tu, bien-aimé, que l'Esprit de Dieu vienne sur toi? Crains le Seigneur et purifie ton coeur et n'aie pas pitié de ton corps pour un seul jour de J'eûne et quand Dieu verra la rectitude de ton coeur, il enverra son saint Esprit et il deviendra ton conseiller et ton Maître, et il t'enseignera tout ce qui lui' plaît' (6,016).

Le sommeil aussi doit être modéré.

. La prière a la première place. Prier sans cesse, prier de nuit, psalmodier le jour, sanctifier le dimanche, prier avant d'entreprendre quelque chose.

. La charité fraternelle, l'hospitalité et l'aumône sont pratiquées dès que l'occasion se présente. 'ISI tu te conduis avec générosité, bien-aimé, Dieu te donnera davantage. Si tu es pingre, le diable te dominera Que l'aumône soit pourtant donnée dans le secret et Dieu prendra soin du donateur' (24).

Cette authentique charité fraternelle implique de ne pas se mettre en colère 'car la colère est un péché comme l'homicide'. Autrement dit, la charité fraternelle implique le pardon en toutes circonstances.

. Et par-dessus tout : la douceur : "Soyez doux parce que les doux sont appelés justes" (Mt 5,4). Douceur qui garde le moine de la colère. Le moine, en effet, ne répond pas à l'opprobre ou à l'insulte (73) en souvenir du silence du Christ devant ses juges.

Et enfin, la joie.

Quelques paroles d'Arsène :

(23) S'il t'apparaît devant les yeux comme l'étoile du matin, sache que c'est le diable qui t'apparaît et non pas Dieu, afin de t'exalter l'esprit.

(71) N'as-tu pas vu un bateau en mer? Si on le charge démesurément, il sombre; et si on met une charge trop légère, les vents s'en emparent. Si onmet une charge modérément, ni la mer ne l'engloutit, ni les vents ne s'en emparent.

MOISE L'ETHIOPIEN

Une grande figure de Scété, que ce Moïse, bandit de grands chemins, brigand et meurtrier, dont Pallade nous dit qu'il faut bien raconter tous les méfaits afin de montrer la grandeur de sa conversion qui survint, un soir brusquement. Il décida alors d'entrer sur-le-champ à Scété où il s'adonna à la pénitence et au combat spirituel. Par la lutte contre le démon, il parvint à la connaissance du Christ. Pour lutter contre ses passions qui continuaient de l'assaillir jour et nuit, il décida de se tenir debout dans sa cellule, toutes les nuits, sans fermer l'oeil pendant six ans. Même ainsi il ne put venir à bout de la tentation; il employa alors d'autres méthodes qui finirent par lasser le démon. Le grand Isidore lui imposa les mains : "A u nom de Jésus Christ tes rêves ont pris fin, tu peux communier dans la paix : c'est pour ton bien, pour que tu ne puisses pas te glorifier d'avoir surmonté une passion que tu as été tourmenté". Moïse, délivré de ses imaginations devint prêtre de Scété, père de nombreux disciples qui sont tous devenus saints et forts dans le service de Dieu. Il fut compté parmi les grands d'entre les Pères.

'Le chien d'une boucherie ne perdra pas l'habitude d'y venir, sauf si la boucherie ferme et que personne ne lui donne plus rien : alors il ne s'en approche plus. Pour toi, de même, si tu persévères dans le jeûne et la prière, le démon découragé s'écartera de toi'. (Parole d'Isidore à Moïse).