L'AMOUR
FOU DE DIEU
Le
jeûne pose la cognée à la racine de l'arbre qu'est
l'homme. Il est la clé de l'homme nouveau ou de l'homme tout
court. Car, dès les origines de sa création, Dieu lui
demande de ne pas manger du fruit. Il ne s'agit pas d'un interdit et
d'une obéissance servile, d'une privation, mais de comprendre
la signification mystérieuse et grandiose de l'acte de manger
qui fait partie de l'être de l'homme: il est lié au mystère
même de la vie et de la mort. Au fond, c'est tout simplement une
histoire d'amour.
Dieu
a créé l'homme comme un être qui a faim en permanence,
et la Bible montre que le monde entier lui est offert comme la table
d'un banquet universel. Mais un banquet de communion avec Dieu. En effet,
en «bénissant» tout ce qu'Il crée, Dieu se
rend présent en tout ce qui existe: dans le moindre brin d'herbe.
Il est là et veut dire à celui qui passe: «Je t'aime.»
Si le passant sait que sa faim est une faim de Dieu et que seul l'amour
fou de Dieu a pu déposer une pareille faim en lui, il va reconnaître
en ce brin d'herbe, ou en tout ce qu'il approche, un don de Dieu. Un
don qui invite à l'écoute, à une relation vivante,
au regard contemplatif... puis au repas de noces avec l'Époux,
quand il s'agit de manger! Manger, c'est la rencontre de deux désirs,
la communion de l'homme au Créateur qui se trouve dans ses créatures
sous la forme d'un repas. C'est pourquoi, si on prie avant de se mettre
à table, c'est pour ouvrir cette célébration des
« Agapes », c'est-à-dire de l'Amour.
Ainsi,
à travers tout ce qui nous entoure, Dieu veut établir
une relation nuptiale avec nous pour se faire connaître, afin
que notre vie soit une vie de communion ininterrompue avec Lui, une
vie eucharistique. Dieu crée l'homme comme prêtre qui reçoit
à chaque instant la vie des mains de Dieu pour la transformer
en communion avec Lui, pour faire de la vie une Vie en Dieu. Dieu est
la Vie de la vie. S'il est vrai, comme la Bible le révèle,
que tout est don de Dieu à l'homme, alors celui-ci ne peut que
rendre grâce à tout moment, «faire eucharistie»
avec toute chose et bénir tout, en réponse à la
bénédiction divine. Il ne s'agit pas ici de culte ou de
prière particulière, mais d'un style de vie, de la manière
même de vivre prévue par le Créateur et de la seule
réponse à la faim inextinguible de l'homme...
COMMUNIER À LA MORT ?
C'est
exactement dans cette béance de la faim qu'Adam, c'est-à-dire
chacun de nous, introduit la rupture avec Dieu, donc aussi avec lui-même.
En mangeant le fruit « à part » de Dieu, Adam, par
cet acte d'indépendance, tombe dans la jouissance pour elle-même.
Le fruit alors cesse d'être un don de Dieu et d'inviter à
une relation avec Lui pour une communion réciproque dans l'amour.
Au lieu de communier à la Vie, Adam communie à la mort.
Le fruit n'est plus le lieu de la rencontre pour laquelle il a été
créé : il ne sert plus qu'à la nourriture. Là
se trouve la tragédie d'Adam, de l'homme. Le fruit, la nourriture,
quelle qu'elle soit, ne contient pas la vie sans Dieu. Qui peut croire
que les légumes, les céréales et leurs calories
peuvent susciter la vie? Dieu seul est la Vie, son principe et sa source.
Quand
l'homme n'a plus faim de Dieu, il prend la nourriture comme une fin
en soi et communie à une enveloppe sans contenu. En assimilant
une nourriture morte, il creuse sa propre tombe avec ses dents. Et ainsi
sa faim, qui était la promesse d'une extraordinaire béatitude
en Dieu, devient le lieu de son malheur. L'homme a désormais
un rapport de force avec ce monde vidé de la Présence
divine, matérialisé et opaque. Créé pour
être le lieu des rendez-vous d'amour, de joie et de fête
avec Dieu, ce monde mort est devenu une menace pour l'homme, une proie
à saisir et à exploiter, le lieu de toutes les violences
et passions, dont l'homme, s'il est encore digne de ce nom, n'est que
l'esclave...
L'HOMME À FAIM DE DIEU
C'est
dans cette faillite radicale de l'homme que le Christ s'incarne. Il
est le «second Adam» qui va s'enraciner dans la défaillance
même du premier. En jeûnant quarante jours et quarante nuits,
chiffre de la maturité, Jésus recrée l'homme dans
son rapport originel au monde. A nouveau Satan présente la même
tentation: mange! Il est donc bien clair ici que la chute de l'homme
se trouve dans l'acte de manger, c'est-à-dire dans sa relation
aux êtres et aux choses. Une relation est toujours un acte d'accueil,
de réceptivité, où l'on se reçoit. C'est
là précisément que le Christ restaure l'intention
du Créateur à l'origine: l'homme n'a pas faim de pain
mais de Dieu, le pain seul ne nourrit personne, il n'est que le porteur
d'une autre Présence (Mt 4,1-4).
Ainsi
le Christ, «Pain vivant descendu du ciel» est en personne
la réponse au mensonge cosmique imposé par Satan au monde;
Il rétablit le lien ontologique entre la nourriture et Dieu.
Notre nostalgie permanente, notre faim viscérale est un cri de
l'être qui déclare notre dépendance absolue, non
des « nourritures terrestres » (Gide), mais de Dieu seul.
La Bible tout entière est cette histoire d'amour, dont nous parlions,
et Jésus en fait le coeur de son message. A chaque instant notre
relation au monde devrait être une Alliance nuptiale. C'est là
d'ailleurs l'expérience de tous les mystiques, à quelle
que Tradition qu'ils appartiennent, car l'Esprit souffle où Il
veut (Jn 3,8). Les choses deviennent transparentes à celui qui
dirige sa faim, non vers elles, mais vers le Créateur qui les
habite.
Shri
Aurobindo, l'un des plus grands mystiques et philosophes que l'Inde
ait jamais connu, écrit: Une Présence universelle
se manifeste, immanente, enveloppante, pénétrant tout.
Cette Présence, par l'amour que nous avons pour elle, répond
à notre appel (notre faim!) et croît en nous... Même
les choses les plus extérieures - le corps, la forme, le son,
tout ce qui est saisi par nos sens - sont vues comme cette Présence...
La Présence à l'entour nous prend en elle et nous faisons
partie d'elle. Notre mental, notre vie et notre corps ne sont plus,
pour nous, que Sa demeure et Son temple, une forme de son action et
un instrument de son expression. Tout est l'âme et le corps de
cette seule félicité... Conscience qui devient notre façon
normale et ininterrompue de regarder le monde... une communion intérieure
constante... jusqu'au jour où il n'y aura plus de division entre
l'existence du Divin que nous adorons et notre propre vie (1)
C'est
bien ce qui a fait dire à nos Pères que le monde est la
chair du Christ et notre relation aux choses une véritable eucharistie,
une communion à Lui. Là est le grand sens, final et cosmique,
de l'institution de la sainte Cène que le Christ nous a laissée
en testament pour faire toutes choses nouvelles. L'eucharistie, ce n'est
pas seulement un morceau de pain qui devient le corps du Christ, c'est
tout l'univers qui est christifié et sa transfiguration irradie
la Beauté du Christ en tout ce qui existe. A la liturgie orthodoxe
les cierges et veilleuses, les icônes, visages d'éternité,
l'encens et l'eau bénite... évoquent cette transmutation
de la matière en Lumière. Il y a là toute une pédagogie
liturgique qui rend nos sens « héliomorphes », selon
saint Grégoire de Nazianze (IVe s.), ce qui veut dire qu'ils
sont maintenant habités par la Lumière qui reconnaît
la Lumière de la Présence en tout, et que de tous
ses sens l'homme désormais absorbe le Souffle, et qu'il agisse
et marche dans la Vie ressuscitée (2) Vivre pleinement,
c'est faire eucharistie en tous temps et en tous lieux, dit saint Paul,
c'est-à-dire communier à Dieu partout présent en
lui rendant grâces. Par ses cinq sens, l'homme est toujours en
état de réceptivité, il mange constamment, il se
reçoit de tout ce qui l'entoure, à chaque instant, même
de l'air qu'il respire, de l'espace, du temps et des événements
qu'il véhicule... Mais comment et que mange-t-il? C'est dans
la réponse que chaque homme donne à cette question qu'il
expérimente la vie ou la mort, sa chute dans le néant
ou sa résurrection dès maintenant. C'est pourquoi, Jésus
est à ce sujet d'une clarté éblouissante.
Le
pain de vie, c'est moi... Je suis le pain vivant descendu du ciel; si
quelqu'un mange de ce pain, il vivra à jamais... celui qui me
mange demeure en moi et moi en lui... et il vivra éternellement
(Jn 6,48-58).
Ainsi
le monde est une immense incarnation... et chaque chose, contemplée
à la verticale, s'ouvre sur des horizons infinis..., elle est
à la fois visible et invisible, je dois épouser son intériorité,
me laisser conduire par elle... La connaissance, c'est donc de tout
sentir en Dieu, car l'amour vient de la rencontre, dit saint Isaac
le Syrien (3).
DES DÉMONS QUI NE S'EN VONT QUE PAR LA
PRIÈRE ET LE JEÛNE
Retrouver
ce dynamisme profond de la nature humaine, après sa chute dans
le mensonge satanique, c'est le principe même de l'ascèse,
dont le fondement est le jeûne. Le jeûne pose la décision
du retournement à la racine de la liberté, il réoriente
tout l'être dans l'expérience d'une faim durable comme
folie d'amour pour Dieu et non comme appel à une satisfaction
biologique immédiate. Endurer la faim, sans manger, signifie
d'abord que l'homme ne dépend pas de la nourriture, qu'il n'est
plus victime du mensonge universel dont la société entière
a fait sa vision, car elle ne survit plus par la «consommation»,
et que, finalement la faim est un état spirituel. En lui on découvre
ce que Satan veut nous cacher depuis toujours, à savoir que nous
dépendons totalement de Dieu et de Dieu seul ! C'est pour cela
que jeûne et prière sont si intimement liés. Le
jeûne seulement physique ne serait qu'un suicide si l'alchimie
de la prière ne le transformait pas en une formidable source
d'énergie... Certains démons ne s'en vont que par
la prière et le jeûne, dit Jésus (Mt 17,21).
C'est
le jeûne et la prière conjoints qui nous arrachent à
la tentation démoniaque et nous incorporent à l'expérience
du Christ pour nous entraîner dans un processus de libération
avec Lui et en Lui. Ce jeûne en Christ est donc véritablement
ontologique, il s'enracine à la fois dans l'intention créatrice
des origines paradisiaques et dans l'acte rédempteur du Christ,
dont le jeûne des quarante jours culmine dans la croix et la résurrection.
Le jeûne priant est une participation intime à la Pâque
du Christ.
Par
le jeûne nous entrons dans l'expérience du dépouillement
infini du Christ, son anéantissement, et là, nous prenons
immédiatement conscience de la maladie dont nous avons le plus
besoin d'être sauvés : notre complicité avec nous-mêmes.
Nous sommes possédés par notre moi ; notre perpétuel
tourment, notre vraie misère, où s' originent toutes les
autres, se trouve là et nulle part ailleurs. C'est le mal radical
qui corrompt en nous tout ce qui est possible sur le plan spirituel,
la source de tous les désastres, de tous les malheurs, personnels
et universels. Le sentiment du «m'as-tu-vu» nous accompagne
à tout moment, comme l'ombre en plein soleil, disent les Pères
du Désert. Besoin maladif d'être reconnu qui, à
l'absence de Dieu, substitue la présence d'un moi obsédé
de lui-même, une «auto-latrie». Il s'agit d'une disposition
intérieure, une inauthenticité fondamentale, issue de
notre rupture avec Dieu, qui consiste à traiter le moi en réalité
absolue et centrale, à y rapporter toutes choses. L'homme, ne
se recevant plus de Dieu, devient un «double luciférien»;
pour exister, il oblige le monde et les autres à tourner autour
de lui... Dans cette volonté farouche d'indépendance est
l'origine de toutes nos passions.
Or
notre guérison, à la racine même de notre être,
se trouve dans l'attitude diamétralement opposée. C'est
elle que le Christ vient nous apprendre et c'est pourquoi Il est à
la fois le Révélateur de notre mal essentiel et le seul
qui puisse nous en guérir. En nous entraînant, par le jeûne,
dans le mystère de la croix, c'est-à-dire de son propre
anéantissement, le Christ nous plonge dans la dimension divine,
non-conditionnée, libre de tout, où l'on ne dépend
plus de rien ni de personne, mais de Dieu seul.
MOURIR AVANT LA MORT
Sur
ce plan, le jeûne est une expérience profondément
initiatique où nous entrons mystérieusement en partage
avec le destin du Messie. Seule l'expérience, en effet, nous
montre à quel point la mort s'inscrit en nous et d'abord dans
notre propre chair. Comme dit Mata El-Maskine : le corps est le
lieu physique où se concentre le moi et où il révèle
sa nature et ses désirs (4). Le désir étant
précisément la racine secrète de l'homme, le corps
est le chemin le plus réaliste et concret pour y accéder.
Dans le jeûne, le corps se livre à la mort, puisqu'il ne
subsiste qu'en mangeant. Mais, dans ce contexte, l'âme, le moi
se rebelle car, lui, ne subsiste qu'en s'affirmant. Tout ce qui le contrecarre
l'irrite, le révolte et le met en colère. Le Tentateur
est là et le pousse dans ses passions. Les doutes l'envahissent
et alors la chute n'est pas très loin.
Si,
dans ce combat parfois violent, la prière n'a pas sa vraie place,
où notre esprit illumine l'âme et la centre en Dieu, le
jeûne est dangereux. La volonté propre s'exacerbe et l'enflure
du moi devient une montagne d'orgueil. C'est le contraire de ce que
visait le jeûne ! Jeûne et prière sont une synergie
de la grâce et de l'effort, où nous devenons un même
être avec le Christ par une mort semblable à la sienne
(Rom. 6,5). Le Christ est notre premier de cordée dans cette
descente aux abîmes. Seule la prière, c'est-à-dire
notre union intime à Lui, nous permet de lâcher-prise dans
la confiance et l'abandon, dans la certitude qu'Il va nous conduire
vers la plénitude de la Vie par des Lois que Lui seul connaît.
La
Loi fondamentale de la vie que le Christ nous révèle par
sa propre existence, qui est aussi le coeur de son message, c'est le
mystère pascal. Il n'y a pas de vie sans mort
Si
le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure
seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits (Jn 12,24).
Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même
et prenne sa croix, et qu'il me suive. En effet, qui veut sauver sa
vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Évangile
la sauvera (Mc 8,34-35).
Le
Christ nous met au pied du mur, pour la simple raison qu'il n'est pas
possible de déroger aux Lois ontologiques. Il n'y a pas d'alternative
dans notre choix: c'est Lui ou moi. Si c'est Lui, notre moi, le faux,
moi meurt. C'est de cette mort à soi que jaillissent des fleuves
d'eau vive de la résurrection, dès maintenant. Celle-ci
est la naissance à notre véritable moi, le «je»
qui est le mystère de notre identité en Christ.
RENAÎTRE
Tout
cela, nous le savons, nous l'avons entendu, lu et relu, pourtant la
plupart du temps, c'est resté lettre morte, pensées pieuses
qui ne transforment personne ! A cela s'oppose l'extraordinaire grâce
du jeûne, faisant fi de toute théorie, on passe à
l'acte. Tant qu'on ne passe pas à l'acte Jésus est
conçu (par nos concepts), mais pas enfanté, c'est un avortement
spirituel (Cantalamessa). Le jeûne nous incarne concrètement,
charnellement, dans le processus de la mort, dont le rappel est constant
par la faim qui nous tenaille et les mille désirs qui nous harcèlent.
Cette mémoire permanente de la mort est l'un des thèmes
majeurs chez les Pères du Désert. En vivant avec elle,
on l'apprivoise. Rien n'est plus mutant que de consentir pleinement
à la mort au jour le jour. On finit par l'aimer comme une
source de vie (Matta El-Maskîne). A mesure que les masques
de l'ego tombent avec tous ses artifices, la place est libre pour Celui
qui est «la Résurrection et la Vie». Le bien-être
et la joie sont l'effet le plus immédiat de mes jeûnes...
Un sentiment de liberté et de légèreté envahit
tout l'être, corps et esprit. Le travail intellectuel ou manuel
et la prière deviennent plus aisés... Incomparable allégresse
des jours de jeûne... Pratique épanouissante et libératrice...
Je discerne une influence profonde sur toute ma vie morale (5).
La
purification opérée par le jeûne et la prière
est sans limites. Elle pénètre jusqu'au méta-centre
de l'homme, révèle le noyau de l'être, le point
de repos intérieur (Dr Buchinger). Là, dans l'ultime
faiblesse où peut nous conduire le jeûne, dans l'abîme
de notre « néant », où notre lâcher-prise
est absolu, s'ouvre à nous l'abîme de Dieu. Nous expérimentons
que le Royaume de Dieu nous est intérieur, que nous participons
dès maintenant de sa gloire. Alors l'homme commence à
sentir ce renouvellement de soi (Philoxène, Ve s.), qui
signifie sa lente naissance au ciel ici-bas même et, qu'en fin
de compte, il ne mourra plus...
LE JEÛNE: UN ITINÉRAIRE PASCAL
Ce
processus de «kénose» en Christ, c'est-à-dire
de don sans limites jusqu'à l'abnégation totale et le
basculement dans une nouvelle vie, s'appelle: Amour. Jésus disait
que l'Amour résumait la Loi et les Prophètes.
Pas seulement ceux de l'Ancien Testament, mais la Loi et les Prophètes
de tous les temps, du passé et de l'avenir, de toutes les Traditions
quelles qu'elles soient... Spirituellement, la grande rupture avec le
christianisme primitif ne s'est pas faite lors de la conversion de l'empereur
Constantin (en 323), comme on le croit souvent, mais dès la fin
des persécutions (en 202-203) et la «mondanisation»
de l'Eglise, quand devenir chrétien n'était plus associé
à l'idée du martyr: le don de soi, de sa vie, cessait
d'être le commun du peuple et restait le privilège de quelques
saints. Comme disait un jour le Père Congar: C'est un bond
prodigieux, par-delà seize siècles d'histoire, qu'il faut
faire! Mais dans cette histoire, chaque fois que le monde a été
renouvelé par un grand courant de grâce et de joie, la
source où on a puisé a été la même:
la croix et la résurrection du Christ, son Amour pascal.
C'est
pourquoi, quand le monachisme a pris le relais des martyrs, au début
du ive siècle, les moines ont posé tout naturellement
le jeûne comme fond de toile de toute leur vie. Cet axe d'orientation
profonde n'a jamais changé depuis ce temps jusqu'à nos
jours. Tout vrai moine sait à quel point le jeûne est le
chemin de sainteté par excellence, justement parce qu'il permet
d'incarner le mystère que je suis, jusqu'à la révélation
de ma personne, et le mystère du Christ dans son Amour sans limites.
C'est l'Alliance de ces deux mystères qui fait que le jeûne
est considéré dans toute la tradition biblique comme le
haut-lieu des manifestations divines et des rencontres avec Dieu.
L'un
des plus grands parmi ces moines, saint Isaac le Syrien (VIe siècle)
dit: Le jeûne renforce toutes les vertus; c'est le début
du combat spirituel, la beauté de la virginité et de la
sainteté..., le père de la prière, la fontaine
de la paix, l'enseignement de la quiétude intérieure,
le germe de toutes les bonnes qualités... Aussitôt que
l'on commence à jeûner, l'esprit est poussé à
la communion avec Dieu..., il est éveillé... Quand le
jeûne fait défaut l'esprit devient froid et sombre, frustré
et confus. L'obscurité envahit l'âme entière...
Tout le nécessaire est négligé (6).
Le
jeûne induit donc littéralement au processus interne à
la vie qui est «mort-résurrection » en un même
acte. L' abnégation contient la plénitude comme le gland
contient le chêne. Le mystère pascal, du Vendredi Saint
au Dimanche de Pâques, est un tout inséparable. Car si
c'est un même être avec le Christ que nous sommes devenus
par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par
une résurrection semblable (Rom. 6,5). Le jeûne fait vivre
à l'homme cet itinéraire pascal, où son corps mortel
se transfigure au sens propre du terme. Tous ceux qui font l'expérience
du jeûne sont surpris par la lente transmutation de leur corps
et leur nouveau rapport à la matière, à tout ce
qui les entoure, au cosmos lui-même. Le corps est un microcosme.
Pour
saint Athanase (IVe s.) le puissant sentiment de liberté, de
légèreté, de joie... auquel accède le jeûneur
signifie que les portes du Royaume de Dieu en nous se sont ouvertes
et que nous commençons à participer de la vie angélique.
Le jeûne est la vie des anges, dit-il. Cela veut dire
que le jeûne nous transplante dans un univers paradisiaque où
le contact immédiat avec Dieu est possible. Jésus lui-même
fait cette expérience: après ses quarante jours de jeûne
au désert, le Démon le quitte et les Anges viennent
le servir (Mat 4,11). On assiste donc bien au basculement d'un
monde à un autre au coeur du jeûne! Le Christ n'en avait
pas besoin, évidemment, mais Il veut nous initier à sa
Vie bien plus par sa propre expérience que par sa parole.
LA SENSATION DU DIVIN
Quand
le jeûne nous fait «basculer», il s'agit d'une différence
radicale d'aimantation. On passe de la toute puissante aimantation vers
le bas à l'aimantation légère et très joyeuse
vers le haut, céleste et angélique. Le corps se spiritualise,
parce qu'il cesse d'être sous la domination du ventre et de ses
instincts, d'une part, et d'autre part parce qu'il entre en osmose avec
le «corps spirituel ou subtil» dont parle saint Paul (1
Cor. 15,44). La sensation du corps doit alors s'exercer, elle ne cesse
de s'approfondir et devient peu à peu, comme disent les Pères,
«sensation du Divin». Cette sensation est un vrai lieu géométrique
où confluent toutes les données d'un réel progrès
sur le Chemin, d'une profonde transformation: présence à
soi, présence à Dieu et présence au présent.
La simple sensation du corps, pourvu qu'elle dure, ouvre à une
nouvelle conscience et fait tomber le voile trompeur des apparences.
Dès les origines du Christianisme, les Pères insistaient
sur l'importance des sens, afin que la foi ne se réduise
pas à une adhésion intellectuelle, mais relève
de l'évidence vécue, d'une sensation du Transcendant...,
coïncidence foncière de l'amour et de la connaissance...,
le savoir même en acte... (7), dit saint Maxime le Confesseur
(vile s.). Le Christ devient alors notre Compagnon dans la chair,
une chair où, quoique mortelle, la vie de Jésus se manifeste
(2 Cor. 4,11).
Cette
conscience ne cesse de s'approfondir; la retrouver le plus souvent et
la maintenir le plus longtemps possible à travers notre quotidien,
là est le Chemin de la vie spirituelle, il n'y en a pas d'autres.
Conscience-Lumière qui saisit peu à peu tout le composé
humain, l'âme et le corps, illuminant de la Sainteté de
Dieu l'homme entier et faisant transparaître le visage du Christ
dans celui de l'homme.
Jésus
et les prophètes nous ont légué l'arme qui permet
de conquérir notre pauvre vie et le monde au bonheur, à
la paix et à la liberté. Il serait à peine imaginable
où un tel combat spirituel par le jeûne pourrait nous mener
si, par contagion, il redevenait, comme dans la primitive Eglise, la
base normale de toute vie chrétienne. Ce serait un mouvement
de conversion dont on ne saurait calculer les conséquences, un
courant transitif qui ferait progresser toute l'humanité. Mais
la transformation du monde commence par l'initiative de chacun dans
sa propre vie. Il faut sauter!, disait saint François à
Frère Léon. Un monde nouveau s'ouvrira à celui
qui s'y décide et commence. Celui qui jeûne découvrira
ce qu'il n'avait jamais rêvé de découvrir,
insiste Gandhi à temps et à contretemps, autant par ses
écrits que par toute sa vie.
PASSER
À L'ACTE
Les
premiers chrétiens jeûnaient deux jours par semaine, le
mercredi et le vendredi. L'Orthodoxie a toujours maintenu cette tradition.
Abandonné en Occident, c'est Marie, lors de ses apparitions à
Medjugorje, qui en rappelle l'importance: Jeûnez tous les
mercredis au pain et à l'eau.
Le
pain est le grand symbole de l'Eucharistie et du travail de l'homme,
mais Marie ne voulait pas légiférer et en faire un absolu...
Il y a beaucoup de manières de jeûner, chacun doit trouver
la sienne, compte tenu de sa santé, de son travail et des circonstances
de sa vie. On peut, selon ses possibilités justement, faire un
jeûne stricte, ne rien manger du tout, mais boire abondamment,
eau ou tisane, bouillon de légumes...
Une
autre manière, très ancienne et pratiquée couramment
par les Pères du Désert, c'est de ne prendre qu'un repas
par jour. Ce procédé convient parfaitement aux grandes
périodes de jeûne proposées par l'Eglise, les 40
jours de Carême avant Pâques, les 40 jours durant l'Avent
précédant Noël et les 15 jours avant la fête
de l'Assomption.
Enfin,
ce que préconise universellement la tradition monastique, c'est
la sobriété. Elle est, selon les moines, le véritable
jeûne et permet sa permanence sans aucun problème. Manger
peu, sobrement, en gardant une certaine faim qui sera le rappel constant
de notre faim de Dieu. Rien n'oriente plus puissamment le désir.
Chacun peut constater qu'il mange très peu lorsqu'il mâche
longuement chaque bouchée, en communiant au Créateur qui
s'offre à lui à travers les aliments. Le repas est alors
une « Agape », un acte d'Amour, une célébration...
Le
jeûne s'adresse aussi aux plaisirs. La jouissance sans Dieu est
à la racine de tout mal. Ainsi peut-on par exemple supprimer
les desserts et tout ce qui flatte l'ego. On peut jeûner des pensées,
du jugement, de la parole facile, du cinéma et de la télévision,
de certaines habitudes... Il n'y a pas de limite à nos dépendances
et chacun doit discerner ce qui l'empêche de vivre pleinement!
Tout cela devrait se faire avec le conseil d'un Père spirituel,
d'un confesseur, et même d'un médecin quand il s'agit de
jeûnes prolongés au-delà de trois jours. Dans ce
cas, il faut prendre des précautions à l'entrée
et à la sortie du jeûne.
La
tradition biblique inscrit le jeûne dans un trinôme, fixé
déjà très tôt par le livre de Tobie (12,8):
«Jeûne-Prière-Aumône». En jeûnant,
je gagne du temps et de l'argent: ils ne m'appartiennent pas ! Le temps,
je l'offre à Dieu par la prière et l'argent je l'offre
aux nécessiteux. Si le jeûne ne «s'alimente»
pas aux sources de l'Amour, Dieu et le prochain, il s'appelle peut-être
« grève de la faim » mais n'a rien à faire
avec le mystère que nous avons essayé de contempler et
ne porte aucun fruit. Jeûne-Prière-Miséricorde,
dit saint Pierre Chrysologue, se donnent vie l'un à l'autre.
Car l'âme de la prière est le jeûne, du jeûne
la miséricorde est la vie... Si l'on n'a que l'une de ces choses,
ou si on ne les pratique ensemble, on n'a rien (8).
Père
Alphonse Goettmann
Notes
(1) La synthèse des Yoga, vol. II, Buchet-Chastel, pp. 481 à
488.
(2) Olivier Clément, Corps de mort et de gloire, Desclée
de Brouwer, p. 32.
(3) Olivier Clément, Sources, Sock, pp. 193 à 207.
(4) Matta El-Maskîne, La communion d'amour, Bellefontaine, p.
138.
(5) Adalbert de Vogüé O.S.B., Aimer le jeûne, Cerf,
pp. 17 à 20.
(6) Isaac le Syrien, OEuvres Spirituelles, D.D.B., p. 169.
(7) Paul Evdokimov, Orthodoxie, Desclée de Brouwer, p. 49.
(8) Pierre Chrysologue, évêque de Ravenne en 455, Sermon
43, P.L.
POUR ALLER
PLUS LOIN UNE HALTE
AU DÉSERT
Le désert
a toujours fasciné les hommes. Il symbolise le désert
intérieur qui est un état de nudité et d'écoute,
où tout est remis en question pour un éveil à soi
et à Dieu. Devant la crise qui ébranle notre temps, le
désert intérieur invite à la métamorphose.
Semi-jeûne,
silence, solitude et prière sont les bases de cette expérience.
Cette session
est animée par le Père Alphonse Goettmann, prêtre
orthodoxe (patriarcat copte orthodoxe d'Alexandrie), et son épouse
Rachel.
http://www.centre-bethanie.org