Article de la revue Le Chemin N°66


Jeûner pour expérimenter le Christ

Père Joseph Alphonse Goettmann


L'AMOUR FOU DE DIEU

Le jeûne pose la cognée à la racine de l'arbre qu'est l'homme. Il est la clé de l'homme nouveau ou de l'homme tout court. Car, dès les origines de sa création, Dieu lui demande de ne pas manger du fruit. Il ne s'agit pas d'un interdit et d'une obéissance servile, d'une privation, mais de comprendre la signification mystérieuse et grandiose de l'acte de manger qui fait partie de l'être de l'homme: il est lié au mystère même de la vie et de la mort. Au fond, c'est tout simplement une histoire d'amour. Dieu a créé l'homme comme un être qui a faim en permanence, et la Bible montre que le monde entier lui est offert comme la table d'un banquet universel. Mais un banquet de communion avec Dieu. En effet, en «bénissant» tout ce qu'Il crée, Dieu se rend présent en tout ce qui existe: dans le moindre brin d'herbe. Il est là et veut dire à celui qui passe: «Je t'aime.» Si le passant sait que sa faim est une faim de Dieu et que seul l'amour fou de Dieu a pu déposer une pareille faim en lui, il va reconnaître en ce brin d'herbe, ou en tout ce qu'il approche, un don de Dieu. Un don qui invite à l'écoute, à une relation vivante, au regard contemplatif... puis au repas de noces avec l'Époux, quand il s'agit de manger! Manger, c'est la rencontre de deux désirs, la communion de l'homme au Créateur qui se trouve dans ses créatures sous la forme d'un repas. C'est pourquoi, si on prie avant de se mettre à table, c'est pour ouvrir cette célébration des « Agapes », c'est-à-dire de l'Amour.

Ainsi, à travers tout ce qui nous entoure, Dieu veut établir une relation nuptiale avec nous pour se faire connaître, afin que notre vie soit une vie de communion ininterrompue avec Lui, une vie eucharistique. Dieu crée l'homme comme prêtre qui reçoit à chaque instant la vie des mains de Dieu pour la transformer en communion avec Lui, pour faire de la vie une Vie en Dieu. Dieu est la Vie de la vie. S'il est vrai, comme la Bible le révèle, que tout est don de Dieu à l'homme, alors celui-ci ne peut que rendre grâce à tout moment, «faire eucharistie» avec toute chose et bénir tout, en réponse à la bénédiction divine. Il ne s'agit pas ici de culte ou de prière particulière, mais d'un style de vie, de la manière même de vivre prévue par le Créateur et de la seule réponse à la faim inextinguible de l'homme...

COMMUNIER À LA MORT

C'est exactement dans cette béance de la faim qu'Adam, c'est-à-dire chacun de nous, introduit la rupture avec Dieu, donc aussi avec lui-même. En mangeant le fruit « à part » de Dieu, Adam, par cet acte d'indépendance, tombe dans la jouissance pour elle-même. Le fruit alors cesse d'être un don de Dieu et d'inviter à une relation avec Lui pour une communion réciproque dans l'amour. Au lieu de communier à la Vie, Adam communie à la mort. Le fruit n'est plus le lieu de la rencontre pour laquelle il a été créé : il ne sert plus qu'à la nourriture. Là se trouve la tragédie d'Adam, de l'homme. Le fruit, la nourriture, quelle qu'elle soit, ne contient pas la vie sans Dieu. Qui peut croire que les légumes, les céréales et leurs calories peuvent susciter la vie? Dieu seul est la Vie, son principe et sa source.

Quand l'homme n'a plus faim de Dieu, il prend la nourriture comme une fin en soi et communie à une enveloppe sans contenu. En assimilant une nourriture morte, il creuse sa propre tombe avec ses dents. Et ainsi sa faim, qui était la promesse d'une extraordinaire béatitude en Dieu, devient le lieu de son malheur. L'homme a désormais un rapport de force avec ce monde vidé de la Présence divine, matérialisé et opaque. Créé pour être le lieu des rendez-vous d'amour, de joie et de fête avec Dieu, ce monde mort est devenu une menace pour l'homme, une proie à saisir et à exploiter, le lieu de toutes les violences et passions, dont l'homme, s'il est encore digne de ce nom, n'est que l'esclave...

L'HOMME À FAIM DE DIEU

C'est dans cette faillite radicale de l'homme que le Christ s'incarne. Il est le «second Adam» qui va s'enraciner dans la défaillance même du premier. En jeûnant quarante jours et quarante nuits, chiffre de la maturité, Jésus recrée l'homme dans son rapport originel au monde. A nouveau Satan présente la même tentation: mange! Il est donc bien clair ici que la chute de l'homme se trouve dans l'acte de manger, c'est-à-dire dans sa relation aux êtres et aux choses. Une relation est toujours un acte d'accueil, de réceptivité, où l'on se reçoit. C'est là précisément que le Christ restaure l'intention du Créateur à l'origine: l'homme n'a pas faim de pain mais de Dieu, le pain seul ne nourrit personne, il n'est que le porteur d'une autre Présence (Mt 4,1-4).

Ainsi le Christ, «Pain vivant descendu du ciel» est en personne la réponse au mensonge cosmique imposé par Satan au monde; Il rétablit le lien ontologique entre la nourriture et Dieu. Notre nostalgie permanente, notre faim viscérale est un cri de l'être qui déclare notre dépendance absolue, non des « nourritures terrestres » (Gide), mais de Dieu seul. La Bible tout entière est cette histoire d'amour, dont nous parlions, et Jésus en fait le coeur de son message. A chaque instant notre relation au monde devrait être une Alliance nuptiale. C'est là d'ailleurs l'expérience de tous les mystiques, à quelle que Tradition qu'ils appartiennent, car l'Esprit souffle où Il veut (Jn 3,8). Les choses deviennent transparentes à celui qui dirige sa faim, non vers elles, mais vers le Créateur qui les habite.

Shri Aurobindo, l'un des plus grands mystiques et philosophes que l'Inde ait jamais connu, écrit: Une Présence universelle se manifeste, immanente, enveloppante, pénétrant tout. Cette Présence, par l'amour que nous avons pour elle, répond à notre appel (notre faim!) et croît en nous... Même les choses les plus extérieures - le corps, la forme, le son, tout ce qui est saisi par nos sens - sont vues comme cette Présence... La Présence à l'entour nous prend en elle et nous faisons partie d'elle. Notre mental, notre vie et notre corps ne sont plus, pour nous, que Sa demeure et Son temple, une forme de son action et un instrument de son expression. Tout est l'âme et le corps de cette seule félicité... Conscience qui devient notre façon normale et ininterrompue de regarder le monde... une communion intérieure constante... jusqu'au jour où il n'y aura plus de division entre l'existence du Divin que nous adorons et notre propre vie (1)

C'est bien ce qui a fait dire à nos Pères que le monde est la chair du Christ et notre relation aux choses une véritable eucharistie, une communion à Lui. Là est le grand sens, final et cosmique, de l'institution de la sainte Cène que le Christ nous a laissée en testament pour faire toutes choses nouvelles. L'eucharistie, ce n'est pas seulement un morceau de pain qui devient le corps du Christ, c'est tout l'univers qui est christifié et sa transfiguration irradie la Beauté du Christ en tout ce qui existe. A la liturgie orthodoxe les cierges et veilleuses, les icônes, visages d'éternité, l'encens et l'eau bénite... évoquent cette transmutation de la matière en Lumière. Il y a là toute une pédagogie liturgique qui rend nos sens « héliomorphes », selon saint Grégoire de Nazianze (IVe s.), ce qui veut dire qu'ils sont maintenant habités par la Lumière qui reconnaît la Lumière de la Présence en tout, et que de tous ses sens l'homme désormais absorbe le Souffle, et qu'il agisse et marche dans la Vie ressuscitée (2) Vivre pleinement, c'est faire eucharistie en tous temps et en tous lieux, dit saint Paul, c'est-à-dire communier à Dieu partout présent en lui rendant grâces. Par ses cinq sens, l'homme est toujours en état de réceptivité, il mange constamment, il se reçoit de tout ce qui l'entoure, à chaque instant, même de l'air qu'il respire, de l'espace, du temps et des événements qu'il véhicule... Mais comment et que mange-t-il? C'est dans la réponse que chaque homme donne à cette question qu'il expérimente la vie ou la mort, sa chute dans le néant ou sa résurrection dès maintenant. C'est pourquoi, Jésus est à ce sujet d'une clarté éblouissante.

Le pain de vie, c'est moi... Je suis le pain vivant descendu du ciel; si quelqu'un mange de ce pain, il vivra à jamais... celui qui me mange demeure en moi et moi en lui... et il vivra éternellement (Jn 6,48-58).

Ainsi le monde est une immense incarnation... et chaque chose, contemplée à la verticale, s'ouvre sur des horizons infinis..., elle est à la fois visible et invisible, je dois épouser son intériorité, me laisser conduire par elle... La connaissance, c'est donc de tout sentir en Dieu, car l'amour vient de la rencontre, dit saint Isaac le Syrien (3).

DES DÉMONS QUI NE S'EN VONT QUE PAR LA PRIÈRE ET LE JEÛNE

Retrouver ce dynamisme profond de la nature humaine, après sa chute dans le mensonge satanique, c'est le principe même de l'ascèse, dont le fondement est le jeûne. Le jeûne pose la décision du retournement à la racine de la liberté, il réoriente tout l'être dans l'expérience d'une faim durable comme folie d'amour pour Dieu et non comme appel à une satisfaction biologique immédiate. Endurer la faim, sans manger, signifie d'abord que l'homme ne dépend pas de la nourriture, qu'il n'est plus victime du mensonge universel dont la société entière a fait sa vision, car elle ne survit plus par la «consommation», et que, finalement la faim est un état spirituel. En lui on découvre ce que Satan veut nous cacher depuis toujours, à savoir que nous dépendons totalement de Dieu et de Dieu seul ! C'est pour cela que jeûne et prière sont si intimement liés. Le jeûne seulement physique ne serait qu'un suicide si l'alchimie de la prière ne le transformait pas en une formidable source d'énergie... Certains démons ne s'en vont que par la prière et le jeûne, dit Jésus (Mt 17,21).

C'est le jeûne et la prière conjoints qui nous arrachent à la tentation démoniaque et nous incorporent à l'expérience du Christ pour nous entraîner dans un processus de libération avec Lui et en Lui. Ce jeûne en Christ est donc véritablement ontologique, il s'enracine à la fois dans l'intention créatrice des origines paradisiaques et dans l'acte rédempteur du Christ, dont le jeûne des quarante jours culmine dans la croix et la résurrection. Le jeûne priant est une participation intime à la Pâque du Christ.

Par le jeûne nous entrons dans l'expérience du dépouillement infini du Christ, son anéantissement, et là, nous prenons immédiatement conscience de la maladie dont nous avons le plus besoin d'être sauvés : notre complicité avec nous-mêmes. Nous sommes possédés par notre moi ; notre perpétuel tourment, notre vraie misère, où s' originent toutes les autres, se trouve là et nulle part ailleurs. C'est le mal radical qui corrompt en nous tout ce qui est possible sur le plan spirituel, la source de tous les désastres, de tous les malheurs, personnels et universels. Le sentiment du «m'as-tu-vu» nous accompagne à tout moment, comme l'ombre en plein soleil, disent les Pères du Désert. Besoin maladif d'être reconnu qui, à l'absence de Dieu, substitue la présence d'un moi obsédé de lui-même, une «auto-latrie». Il s'agit d'une disposition intérieure, une inauthenticité fondamentale, issue de notre rupture avec Dieu, qui consiste à traiter le moi en réalité absolue et centrale, à y rapporter toutes choses. L'homme, ne se recevant plus de Dieu, devient un «double luciférien»; pour exister, il oblige le monde et les autres à tourner autour de lui... Dans cette volonté farouche d'indépendance est l'origine de toutes nos passions.

Or notre guérison, à la racine même de notre être, se trouve dans l'attitude diamétralement opposée. C'est elle que le Christ vient nous apprendre et c'est pourquoi Il est à la fois le Révélateur de notre mal essentiel et le seul qui puisse nous en guérir. En nous entraînant, par le jeûne, dans le mystère de la croix, c'est-à-dire de son propre anéantissement, le Christ nous plonge dans la dimension divine, non-conditionnée, libre de tout, où l'on ne dépend plus de rien ni de personne, mais de Dieu seul.

MOURIR AVANT LA MORT

Sur ce plan, le jeûne est une expérience profondément initiatique où nous entrons mystérieusement en partage avec le destin du Messie. Seule l'expérience, en effet, nous montre à quel point la mort s'inscrit en nous et d'abord dans notre propre chair. Comme dit Mata El-Maskine : le corps est le lieu physique où se concentre le moi et où il révèle sa nature et ses désirs (4). Le désir étant précisément la racine secrète de l'homme, le corps est le chemin le plus réaliste et concret pour y accéder. Dans le jeûne, le corps se livre à la mort, puisqu'il ne subsiste qu'en mangeant. Mais, dans ce contexte, l'âme, le moi se rebelle car, lui, ne subsiste qu'en s'affirmant. Tout ce qui le contrecarre l'irrite, le révolte et le met en colère. Le Tentateur est là et le pousse dans ses passions. Les doutes l'envahissent et alors la chute n'est pas très loin.

Si, dans ce combat parfois violent, la prière n'a pas sa vraie place, où notre esprit illumine l'âme et la centre en Dieu, le jeûne est dangereux. La volonté propre s'exacerbe et l'enflure du moi devient une montagne d'orgueil. C'est le contraire de ce que visait le jeûne ! Jeûne et prière sont une synergie de la grâce et de l'effort, où nous devenons un même être avec le Christ par une mort semblable à la sienne (Rom. 6,5). Le Christ est notre premier de cordée dans cette descente aux abîmes. Seule la prière, c'est-à-dire notre union intime à Lui, nous permet de lâcher-prise dans la confiance et l'abandon, dans la certitude qu'Il va nous conduire vers la plénitude de la Vie par des Lois que Lui seul connaît.

La Loi fondamentale de la vie que le Christ nous révèle par sa propre existence, qui est aussi le coeur de son message, c'est le mystère pascal. Il n'y a pas de vie sans mort

Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits (Jn 12,24). Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Évangile la sauvera (Mc 8,34-35).

Le Christ nous met au pied du mur, pour la simple raison qu'il n'est pas possible de déroger aux Lois ontologiques. Il n'y a pas d'alternative dans notre choix: c'est Lui ou moi. Si c'est Lui, notre moi, le faux, moi meurt. C'est de cette mort à soi que jaillissent des fleuves d'eau vive de la résurrection, dès maintenant. Celle-ci est la naissance à notre véritable moi, le «je» qui est le mystère de notre identité en Christ.

RENAÎTRE

Tout cela, nous le savons, nous l'avons entendu, lu et relu, pourtant la plupart du temps, c'est resté lettre morte, pensées pieuses qui ne transforment personne ! A cela s'oppose l'extraordinaire grâce du jeûne, faisant fi de toute théorie, on passe à l'acte. Tant qu'on ne passe pas à l'acte Jésus est conçu (par nos concepts), mais pas enfanté, c'est un avortement spirituel (Cantalamessa). Le jeûne nous incarne concrètement, charnellement, dans le processus de la mort, dont le rappel est constant par la faim qui nous tenaille et les mille désirs qui nous harcèlent. Cette mémoire permanente de la mort est l'un des thèmes majeurs chez les Pères du Désert. En vivant avec elle, on l'apprivoise. Rien n'est plus mutant que de consentir pleinement à la mort au jour le jour. On finit par l'aimer comme une source de vie (Matta El-Maskîne). A mesure que les masques de l'ego tombent avec tous ses artifices, la place est libre pour Celui qui est «la Résurrection et la Vie». Le bien-être et la joie sont l'effet le plus immédiat de mes jeûnes... Un sentiment de liberté et de légèreté envahit tout l'être, corps et esprit. Le travail intellectuel ou manuel et la prière deviennent plus aisés... Incomparable allégresse des jours de jeûne... Pratique épanouissante et libératrice... Je discerne une influence profonde sur toute ma vie morale (5).

La purification opérée par le jeûne et la prière est sans limites. Elle pénètre jusqu'au méta-centre de l'homme, révèle le noyau de l'être, le point de repos intérieur (Dr Buchinger). Là, dans l'ultime faiblesse où peut nous conduire le jeûne, dans l'abîme de notre « néant », où notre lâcher-prise est absolu, s'ouvre à nous l'abîme de Dieu. Nous expérimentons que le Royaume de Dieu nous est intérieur, que nous participons dès maintenant de sa gloire. Alors l'homme commence à sentir ce renouvellement de soi (Philoxène, Ve s.), qui signifie sa lente naissance au ciel ici-bas même et, qu'en fin de compte, il ne mourra plus...

LE JEÛNE: UN ITINÉRAIRE PASCAL

Ce processus de «kénose» en Christ, c'est-à-dire de don sans limites jusqu'à l'abnégation totale et le basculement dans une nouvelle vie, s'appelle: Amour. Jésus disait que l'Amour résumait la Loi et les Prophètes. Pas seulement ceux de l'Ancien Testament, mais la Loi et les Prophètes de tous les temps, du passé et de l'avenir, de toutes les Traditions quelles qu'elles soient... Spirituellement, la grande rupture avec le christianisme primitif ne s'est pas faite lors de la conversion de l'empereur Constantin (en 323), comme on le croit souvent, mais dès la fin des persécutions (en 202-203) et la «mondanisation» de l'Eglise, quand devenir chrétien n'était plus associé à l'idée du martyr: le don de soi, de sa vie, cessait d'être le commun du peuple et restait le privilège de quelques saints. Comme disait un jour le Père Congar: C'est un bond prodigieux, par-delà seize siècles d'histoire, qu'il faut faire! Mais dans cette histoire, chaque fois que le monde a été renouvelé par un grand courant de grâce et de joie, la source où on a puisé a été la même: la croix et la résurrection du Christ, son Amour pascal.

C'est pourquoi, quand le monachisme a pris le relais des martyrs, au début du ive siècle, les moines ont posé tout naturellement le jeûne comme fond de toile de toute leur vie. Cet axe d'orientation profonde n'a jamais changé depuis ce temps jusqu'à nos jours. Tout vrai moine sait à quel point le jeûne est le chemin de sainteté par excellence, justement parce qu'il permet d'incarner le mystère que je suis, jusqu'à la révélation de ma personne, et le mystère du Christ dans son Amour sans limites. C'est l'Alliance de ces deux mystères qui fait que le jeûne est considéré dans toute la tradition biblique comme le haut-lieu des manifestations divines et des rencontres avec Dieu.

L'un des plus grands parmi ces moines, saint Isaac le Syrien (VIe siècle) dit: Le jeûne renforce toutes les vertus; c'est le début du combat spirituel, la beauté de la virginité et de la sainteté..., le père de la prière, la fontaine de la paix, l'enseignement de la quiétude intérieure, le germe de toutes les bonnes qualités... Aussitôt que l'on commence à jeûner, l'esprit est poussé à la communion avec Dieu..., il est éveillé... Quand le jeûne fait défaut l'esprit devient froid et sombre, frustré et confus. L'obscurité envahit l'âme entière... Tout le nécessaire est négligé (6).

Le jeûne induit donc littéralement au processus interne à la vie qui est «mort-résurrection » en un même acte. L' abnégation contient la plénitude comme le gland contient le chêne. Le mystère pascal, du Vendredi Saint au Dimanche de Pâques, est un tout inséparable. Car si c'est un même être avec le Christ que nous sommes devenus par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable (Rom. 6,5). Le jeûne fait vivre à l'homme cet itinéraire pascal, où son corps mortel se transfigure au sens propre du terme. Tous ceux qui font l'expérience du jeûne sont surpris par la lente transmutation de leur corps et leur nouveau rapport à la matière, à tout ce qui les entoure, au cosmos lui-même. Le corps est un microcosme.

Pour saint Athanase (IVe s.) le puissant sentiment de liberté, de légèreté, de joie... auquel accède le jeûneur signifie que les portes du Royaume de Dieu en nous se sont ouvertes et que nous commençons à participer de la vie angélique. Le jeûne est la vie des anges, dit-il. Cela veut dire que le jeûne nous transplante dans un univers paradisiaque où le contact immédiat avec Dieu est possible. Jésus lui-même fait cette expérience: après ses quarante jours de jeûne au désert, le Démon le quitte et les Anges viennent le servir (Mat 4,11). On assiste donc bien au basculement d'un monde à un autre au coeur du jeûne! Le Christ n'en avait pas besoin, évidemment, mais Il veut nous initier à sa Vie bien plus par sa propre expérience que par sa parole.

LA SENSATION DU DIVIN

Quand le jeûne nous fait «basculer», il s'agit d'une différence radicale d'aimantation. On passe de la toute puissante aimantation vers le bas à l'aimantation légère et très joyeuse vers le haut, céleste et angélique. Le corps se spiritualise, parce qu'il cesse d'être sous la domination du ventre et de ses instincts, d'une part, et d'autre part parce qu'il entre en osmose avec le «corps spirituel ou subtil» dont parle saint Paul (1 Cor. 15,44). La sensation du corps doit alors s'exercer, elle ne cesse de s'approfondir et devient peu à peu, comme disent les Pères, «sensation du Divin». Cette sensation est un vrai lieu géométrique où confluent toutes les données d'un réel progrès sur le Chemin, d'une profonde transformation: présence à soi, présence à Dieu et présence au présent. La simple sensation du corps, pourvu qu'elle dure, ouvre à une nouvelle conscience et fait tomber le voile trompeur des apparences. Dès les origines du Christianisme, les Pères insistaient sur l'importance des sens, afin que la foi ne se réduise pas à une adhésion intellectuelle, mais relève de l'évidence vécue, d'une sensation du Transcendant..., coïncidence foncière de l'amour et de la connaissance..., le savoir même en acte... (7), dit saint Maxime le Confesseur (vile s.). Le Christ devient alors notre Compagnon dans la chair, une chair où, quoique mortelle, la vie de Jésus se manifeste (2 Cor. 4,11).

Cette conscience ne cesse de s'approfondir; la retrouver le plus souvent et la maintenir le plus longtemps possible à travers notre quotidien, là est le Chemin de la vie spirituelle, il n'y en a pas d'autres. Conscience-Lumière qui saisit peu à peu tout le composé humain, l'âme et le corps, illuminant de la Sainteté de Dieu l'homme entier et faisant transparaître le visage du Christ dans celui de l'homme.

Jésus et les prophètes nous ont légué l'arme qui permet de conquérir notre pauvre vie et le monde au bonheur, à la paix et à la liberté. Il serait à peine imaginable où un tel combat spirituel par le jeûne pourrait nous mener si, par contagion, il redevenait, comme dans la primitive Eglise, la base normale de toute vie chrétienne. Ce serait un mouvement de conversion dont on ne saurait calculer les conséquences, un courant transitif qui ferait progresser toute l'humanité. Mais la transformation du monde commence par l'initiative de chacun dans sa propre vie. Il faut sauter!, disait saint François à Frère Léon. Un monde nouveau s'ouvrira à celui qui s'y décide et commence. Celui qui jeûne découvrira ce qu'il n'avait jamais rêvé de découvrir, insiste Gandhi à temps et à contretemps, autant par ses écrits que par toute sa vie.

PASSER À L'ACTE

Les premiers chrétiens jeûnaient deux jours par semaine, le mercredi et le vendredi. L'Orthodoxie a toujours maintenu cette tradition. Abandonné en Occident, c'est Marie, lors de ses apparitions à Medjugorje, qui en rappelle l'importance: Jeûnez tous les mercredis au pain et à l'eau.

Le pain est le grand symbole de l'Eucharistie et du travail de l'homme, mais Marie ne voulait pas légiférer et en faire un absolu... Il y a beaucoup de manières de jeûner, chacun doit trouver la sienne, compte tenu de sa santé, de son travail et des circonstances de sa vie. On peut, selon ses possibilités justement, faire un jeûne stricte, ne rien manger du tout, mais boire abondamment, eau ou tisane, bouillon de légumes...

Une autre manière, très ancienne et pratiquée couramment par les Pères du Désert, c'est de ne prendre qu'un repas par jour. Ce procédé convient parfaitement aux grandes périodes de jeûne proposées par l'Eglise, les 40 jours de Carême avant Pâques, les 40 jours durant l'Avent précédant Noël et les 15 jours avant la fête de l'Assomption.

Enfin, ce que préconise universellement la tradition monastique, c'est la sobriété. Elle est, selon les moines, le véritable jeûne et permet sa permanence sans aucun problème. Manger peu, sobrement, en gardant une certaine faim qui sera le rappel constant de notre faim de Dieu. Rien n'oriente plus puissamment le désir. Chacun peut constater qu'il mange très peu lorsqu'il mâche longuement chaque bouchée, en communiant au Créateur qui s'offre à lui à travers les aliments. Le repas est alors une « Agape », un acte d'Amour, une célébration...

Le jeûne s'adresse aussi aux plaisirs. La jouissance sans Dieu est à la racine de tout mal. Ainsi peut-on par exemple supprimer les desserts et tout ce qui flatte l'ego. On peut jeûner des pensées, du jugement, de la parole facile, du cinéma et de la télévision, de certaines habitudes... Il n'y a pas de limite à nos dépendances et chacun doit discerner ce qui l'empêche de vivre pleinement! Tout cela devrait se faire avec le conseil d'un Père spirituel, d'un confesseur, et même d'un médecin quand il s'agit de jeûnes prolongés au-delà de trois jours. Dans ce cas, il faut prendre des précautions à l'entrée et à la sortie du jeûne.

La tradition biblique inscrit le jeûne dans un trinôme, fixé déjà très tôt par le livre de Tobie (12,8): «Jeûne-Prière-Aumône». En jeûnant, je gagne du temps et de l'argent: ils ne m'appartiennent pas ! Le temps, je l'offre à Dieu par la prière et l'argent je l'offre aux nécessiteux. Si le jeûne ne «s'alimente» pas aux sources de l'Amour, Dieu et le prochain, il s'appelle peut-être « grève de la faim » mais n'a rien à faire avec le mystère que nous avons essayé de contempler et ne porte aucun fruit. Jeûne-Prière-Miséricorde, dit saint Pierre Chrysologue, se donnent vie l'un à l'autre. Car l'âme de la prière est le jeûne, du jeûne la miséricorde est la vie... Si l'on n'a que l'une de ces choses, ou si on ne les pratique ensemble, on n'a rien (8).

Père Alphonse Goettmann

Notes
(1) La synthèse des Yoga, vol. II, Buchet-Chastel, pp. 481 à 488. (2) Olivier Clément, Corps de mort et de gloire, Desclée de Brouwer, p. 32. (3) Olivier Clément, Sources, Sock, pp. 193 à 207. (4) Matta El-Maskîne, La communion d'amour, Bellefontaine, p. 138. (5) Adalbert de Vogüé O.S.B., Aimer le jeûne, Cerf, pp. 17 à 20. (6) Isaac le Syrien, OEuvres Spirituelles, D.D.B., p. 169. (7) Paul Evdokimov, Orthodoxie, Desclée de Brouwer, p. 49. (8) Pierre Chrysologue, évêque de Ravenne en 455, Sermon 43, P.L.

POUR ALLER PLUS LOIN UNE HALTE AU DÉSERT

Le désert a toujours fasciné les hommes. Il symbolise le désert intérieur qui est un état de nudité et d'écoute, où tout est remis en question pour un éveil à soi et à Dieu. Devant la crise qui ébranle notre temps, le désert intérieur invite à la métamorphose.

Semi-jeûne, silence, solitude et prière sont les bases de cette expérience. Du 25 août (19 h) au 29 août 2005 (11 h).

Cette session est animée par le Père Alphonse Goettmann, prêtre orthodoxe (patriarcat copte orthodoxe d'Alexandrie), et son épouse Rachel.

http://www.centre-bethanie.org