" Allez à tous les carrefours ", ordonna le
Roi, " et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez".
Noces
d'Anima et de son Dieu, acte sacré, vivifié par la vision
de l'Église, se situant dans le temps et l'au-delà du
temps. Acte unique et sans fin de poésie et de prière.
Noces
impétueuses, noces enivrées des coupes de mots qui débordent,
comme impatientes d'une libation jamais satisfaite, perpétuellement
renouvelée dans les houles de la joie!
Noces
ailées, noces drapées dans les grands vents des cimes,
exaltées par tant de voix indomptables entendues toutes ensemble
et chacune si distinctement, d'un seul coup!
Les
collines du Psalmiste se soulèvent vers les cieux, le coeur bat
à se rompre, les mers s'entrouvrent et applaudissent à
cet inépuisable triomphe.
Acteurs
de ces noces, de cette louange, de ce drame, de ce sacrifice, les poètes
sacrés relèvent l'humanité des abîmes de
misère et d'affliction, l'entraînent vers des sommets de
lumière où quelque chose se célèbre éternellement
qui devait être accompli et ne sera découvert à
nos yeux qu'au dernier jour.
Dans
le mouvement de toutes paroles s'efforçant dans le sillage du
Verbe, il n'est pas jusqu'aux poètes profanes qui ne reconnaissent
leurs propres rythmes, leurs propres paroles enfin délivrées
de leurs entraves.
"
Soudain l'Esprit de nouveau, soudain le souffle de nouveau, soudain
le coup sourd au coeur, soudain le mot donné, soudain le souffle
de l'Esprit, le rapt sec, soudain la possession de l'Esprit ! "
Dieu,
qui prépara l'univers, le recueille éternellement en cet
acte de poésie.
En ce
temps où l'on aime si fort parler de " puissances
" il n'est point osé de dire que, dans l'usage journalier
et universel, l'Église est la plus grande puissance poétique
du monde.
Qui
donc ne le pressent? Qui donc ne l'accorderait sur la foi de ses émotions
et de ses connaissances?
Qui
n'en sera convaincu, je l'espère, et ne le proclamera ayant lu
ce florilège de la poésie liturgique d'Orient et d'Occident?
Choix
précieux, choix médité, abondant en chefs-d'uvre
de la poésie universelle, mais simple figure d'une somme qui
confondrait et ferait succomber sous une inimaginable montagne de richesses.
Oui,
c'est bien un ensemble unique que celui de cette poésie sacrée
devenue liturgique par l'élection des églises; chant unanime
dans lequel apparaît le génie de chaque créateur
inspiré, transparaît le génie particulier des siècles
et des peuples. Non, les plus hautes expressions poétiques des
civilisations ou des nations ne peuvent égaler ce prodige que
près de vingt siècles enrichissent et perpétuent.
Plus
encore : immense est la part qu'elles reconnaissent devoir à
l' " ingens monumentum " de la poésie liturgique.
C'est
que pour toutes littératures d'Orient et d'Occident tout a toujours
commencé dans l'aura des échos sacrés. Par captation
délibérée du courant ou par bain précoce,
les plus grands poètes se sont toujours imprégnés
des eaux saintes.
Considérant
les principales formes littéraires de la poésie sacrée
(hymnes, séquences libres puis régulières, odes,
canons, psaumes imités des Psaumes) ou des formes moins communes
et plus secrètes, l'historien des littératures saura reconnaître
et préciser la décisive influence qu'elles eurent sur
l'élaboration et le développement des littératures
et des cultures nationales.
Chaque
langue liturgique a offert aux poètes ses ressources et s'en
est trouvée magnifiée. On sait à quelle splendeur
a pu atteindre le " latin mystique " sous la plume
d'un Saint Ambroise, d'un Fortunat, d'un Saint Bernard.
Mais
bien plus tôt, dès la moitié du premier siècle,
le grec, langue universelle, était devenu instrument liturgique
: langue du Nouveau Testament, et bientôt des apologistes, des
Pères et des poètes.
La Syrie,
qui d'abord avait adopté le grec (1),
se tourna dès le début du IVe siècle vers le syriaque,
langue commune qui ne devait s'éteindre qu'au XVIIe siècle
pour faire place à l'arabe, langue liturgique subsidiaire devenue
proprement liturgique pour les Melkites (2).
En Égypte,
dès le IIIe siècle, la liturgie fut célébrée
en langue copte thébaine, tandis qu'à partir du Ve siècle
la liturgie éthiopienne fut de l'aristocratique langue gheez.
Psalmodie et liturgie arméniennes adoptèrent à
la fin du Ve siècle l'arménien (que l'on appelle aujourd'hui
arménien ancien) merveilleuse langue pour tant de prêtres-poètes
et de troubadours.
La poésie
sacrée géorgienne confie ses inventions à une langue
aux vertus poétiques incomparables.
Langue
liturgique de tous les slaves de rite byzantin depuis le IXe siècle,
le slavon représente en quelque manière ce qu'est la langue
latine aux différentes langues romanes.
Quant
aux diverses confessions de l'Église Réformée,
on sait que leur liturgie use en chaque pays de la langue nationale.
La merveille
est que la poésie liturgique, jouissant d'une grande et très
appréciable diversité d'expression, porte la plus vive
empreinte de l'universalité et de la totalité.
En si
nombreuses langues elle manifeste splendidement l'unité profonde
de la poésie religieuse, poésie qui relie à l'infini,
qui constitue une réalité visible et unanime, une expression
sacrée de la foi de l'Église.
Celle-là
n'est pas une poésie parmi d'autres. Elle n'est pas seulement
poésie du premier rang.
Elle
participe à la transcendance même de son objet qui est
Dieu et elle confie aux nombres chantants de la musique le " plus
d'adoration ", le " plus d'amour " que les
paroles élues ne savent encore exprimer.
Poésie
véritablement liturgique en ceci qu'orientée vers Dieu
" elle introduit concrètement le peuple au mystère
du Christ et concourt à lui en donner l'intelligence ".
Parcourant
ces pages, les juges difficiles que je souhaite auront l'occasion de
déplorer l'absence de telle ou telle pièce liturgique
estimée par eux capitale.
Qu'ils
veuillent bien considérer le propos exact de cet ouvrage : ouvrir
ou agrandir quelques perspectives où il sera donné au
lecteur de découvrir quelques-unes des oeuvres majeures, de s'en
émerveiller peut-être, d'en exalter son esprit, son coeur,
son âme.
J'ai
donc recueilli en ces pages les moments privilégiés de
la poésie liturgique.
Sans
doute beaucoup de poètes lui ont-ils offert les ressources de
leur foi et de leur talent, mais ce sont les grands inspirés
de l'Orient et de l'Occident chrétiens qui ont fait la poésie
sacrée liturgique et lui ont assuré sa vocation providentielle
Saint Ambroise, Prudence, Fortunat, les moines poètes irlandais,
les séquentiaires germaniques, franciscains et le très
haut Adam de Saint-Victor, maître d'un art français, Romanos
le Mélode et les poètes des canons byzantins.
Saint
Ephrem, l'immense arménien Grégoire de Narek, les poètes
géorgiens, les poètes des salam coptes et des quenê.
Ces
quelques pages introductives ne sauraient s'achever sans porter l'expression
d'un souhait : Dieu veuille que ceux qui se consacrent à ce que
l'on appelle le " renouveau liturgique " ressentent
si intimement un tel sacre de beauté que jamais ils ne s'en détournent,
jamais ne le refusent pour accueillir les inventions médiocres
ou déplorables qui déshonorent déjà trop
de cérémonies.
Il est
d'autres moyens d'être " de son temps " que de
sacrifier à l'insignifiance ou à la laideur. N'est-ce
pas Dieu qui, par la parole des poètes et des saints, s'est amassé
pour tous les fidèles (et pour les autres) l'insondable trésor
de la poésie liturgique d'Orient et d'Occident.
Si l'on
veut un renouveau de cette poésie qui puisse compter au crédit
de notre temps, que l'on s'adresse donc aux grands poètes chrétiens
et non aux plus fâcheux rimeurs.
Il y
va de la dignité de la célébration, de l'existence
de la beauté dans l'Église, de la vigueur de la foi.
Il y
va sûrement de l'oreille de Dieu.
"
Beaucoup de prophètes et de rois ont désiré voir
ce que vous voyez et ne l'ont pas vu, entendre ce que vous entendez
et ne l'ont pas entendu... "
La
parole des légions de poètes de l'Église s'est
levée, surabondante de sage passion.
Et cette
parole emplit le temple, emplit le monde, se donne au monde.
Et cette
parole sème le silence.
Alors
lève la bonne semence : les fils du Royaume, la plus généreuse
moisson pour les anges poètes et pour les anges-moissonneurs.
Jean-Pierre
Foucher