JEAN-PIERRE
FOUCHER
MAISON MAME - 1963
Introduction
" Allez à tous les carrefours ", ordonna le Roi, " et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez ". Noces d'Anima et de son Dieu, acte sacré, vivifié par la vision de l'Église, se situant dans le temps et l'au-delà du temps. Acte unique et sans fin de poésie et de prière. Noces impétueuses, noces enivrées des coupes de mots qui débordent, comme impatientes d'une libation jamais satisfaite, perpétuellement renouvelée dans les houles de la joie! Noces ailées, noces drapées dans les grands vents des cimes, exaltées par tant de voix indomptables entendues toutes ensemble et chacune si distinctement, d'un seul coup! Les collines du Psalmiste se soulèvent vers les cieux, le coeur bat à se rompre, les mers s'entrouvrent et applaudissent à cet inépuisable triomphe. Acteurs de ces noces, de cette louange, de ce drame, de ce sacrifice, les poètes sacrés relèvent l'humanité des abîmes de misère et d'affliction, l'entraînent vers des sommets de lumière où quelque chose se célèbre éternellement qui devait être accompli et ne sera découvert à nos yeux qu'au dernier jour. Dans le mouvement de toutes paroles s'efforçant dans le sillage du Verbe, il n'est pas jusqu'aux poètes profanes qui ne reconnaissent leurs propres rythmes, leurs propres paroles enfin délivrées de leurs entraves. " Soudain l'Esprit de nouveau, soudain le souffle de nouveau, soudain le coup sourd au coeur, soudain le mot donné, soudain le souffle de l'Esprit, le rapt sec, soudain la possession de l'Esprit ! " Dieu, qui prépara l'univers, le recueille éternellement en cet acte de poésie.
En ce temps
où l'on aime si fort parler de " puissances " il n'est point
osé de dire que, dans l'usage journalier et
universel, l'Église est la plus grande puissance poétique du
monde. Qui donc ne le pressent? Qui donc ne l'accorderait sur la foi de ses
émotions et de ses connaissances ?
Qui n'en sera convaincu, je l'espère, et ne le proclamera ayant lu
ce florilège de la poésie liturgique d'Orient et d'Occident?
Choix précieux, choix médité, abondant en chefs-d'œuvre
de la poésie universelle, mais simple figure d'une somme qui confondrait
et ferait succomber sous une inimaginable montagne de richesses. Oui, c'est
bien un ensemble unique que celui de cette poésie sacrée devenue
liturgique par l'élection des églises; chant unanime dans lequel
apparaît le génie de chaque créateur
inspiré, transparaît le génie particulier des siècles
et des peuples. Non, les plus hautes expressions poétiques des civilisations
ou des nations ne peuvent égaler ce prodige que près de vingt
siècles enrichissent et perpétuent. Plus encore : immense est
la part qu'elles reconnaissent devoir à l' " ingens monumentum
" de la poésie liturgique.
C'est que pour toutes littératures d'Orient et d'Occident tout a toujours
commencé dans l'aura des échos sacrés. Par captation
délibérée du courant ou par bain précoce, les
plus grands poètes se sont toujours imprégnés des eaux
saintes. Considérant les principales formes littéraires de la
poésie sacrée (hymnes, séquences libres puis régulières,
odes, canons, psaumes imités des Psaumes) ou des formes moins communes
et plus secrètes, l'historien des littératures saura reconnaître
et préciser la décisive influence qu'elles eurent sur l'élaboration
et le développement des littératures et des cultures nationales.
Chaque langue liturgique a offert aux poètes ses ressources et s'en
est trouvée magnifiée. On sait à quelle splendeur a pu
atteindre le " latin mystique " sous la plume d'un Saint Ambroise,
d'un Fortunat, d'un Saint Bernard. Mais bien plus tôt, dès la
moitié du premier siècle, le grec, langue universelle, était
devenu instrument liturgique : langue du Nouveau Testament, et bientôt
des apologistes, des Pères et des poètes. La Syrie, qui d'abord
avait adopté le grec, se tourna dès le début du iVe siècle
vers le syriaque, langue commune qui ne devait s'éteindre qu'au XVIIe
siècle pour faire place à l'arabe, langue liturgique subsidiaire
devenue proprement liturgique pour les Melkites. En Égypte, dès
le IIIe siècle, la liturgie fut célébrée en langue
copte thébaine, tandis qu'à partir du Ve siècle la liturgie
éthiopienne fut de l'aristocratique langue gheez.
Psalmodie et liturgie arméniennes adoptèrent à la fin
du Ve siècle l'arménien (que l'on appelle aujourd'hui arménien
ancien) merveilleuse langue pour tant de prêtres-poètes et de
troubadours. La poésie sacrée géorgienne confie ses inventions
à une langue aux vertus poétiques incomparables. Langue liturgique
de tous les slaves de rite byzantin depuis le IXe siècle, le slavon
représente en quelque manière ce qu'est la langue latine aux
différentes langues romanes. Quant aux diverses confessions de l'Église
Réformée, on sait que leur liturgie use en chaque pays de la
langue nationale. La merveille est que la poésie liturgique, jouissant
d'une grande et très appréciable diversité d'expression,
porte la plus vive empreinte de l'universalité et de la totalité.
En si nombreuses langues elle manifeste splendidement l'unité profonde
de la poésie religieuse, poésie qui relie à l'infini,
qui constitue une réalité visible et unanime, une expression
sacrée de la foi de l'Église. Celle-là n'est pas une
poésie parmi d'autres. Elle n'est pas seulement poésie du premier
rang. Elle participe à la transcendance même de son objet qui
est Dieu et elle confie aux nombres chantants de la musique le " plus
d'adoration ", le " plus d'amour " que les paroles élues
ne savent encore exprimer. Poésie véritablement liturgique en
ceci qu'orientée vers Dieu " elle introduit concrètement
le peuple au mystère du Christ et concourt à lui en donner l'intelligence
".
Parcourant
ces pages, les juges difficiles que je souhaite auront l'occasion de déplorer
l'absence de telle ou telle pièce liturgique estimée par eux
capitale. Qu'ils veuillent bien considérer le propos exact de cet ouvrage
: ouvrir ou agrandir quelques perspectives où il sera donné
au lecteur de découvrir quelques-unes des oeuvres majeures, de s'en
émerveiller peut-être, d'en exalter son esprit, son coeur, son
âme. J'ai donc recueilli en ces pages les moments privilégiés
de la poésie liturgique. Sans doute beaucoup de poètes lui ont-ils
offert les ressources de leur foi et de leur talent, mais ce sont les grands
inspirés de l'Orient et de l'Occident chrétiens qui ont fait
la poésie sacrée liturgique et lui ont assuré sa vocation
providentielle
Saint Ambroise, Prudence, Fortunat, les moines poètes irlandais, les
séquentiaires germaniques, franciscains et le très haut Adam
de Saint-Victor, maître d'un art français, Romanos le Mélode
et les poètes des canons byzantins. Saint Ephrem, l'immense arménien
Grégoire de Narek, les poètes géorgiens, les poètes
des salam coptes et des quenê.
Ces quelques pages introductives ne sauraient s'achever sans porter l'expression
d'un souhait : Dieu veuille que ceux qui se consacrent à ce que l'on
appelle le " renouveau liturgique " ressentent si intimement un
tel sacre de beauté que jamais ils ne s'en détournent, jamais
ne le refusent pour accueillir les inventions médiocres ou déplorables
qui déshonorent déjà trop de cérémonies.
Il est d'autres moyens d'être " de son temps " que de sacrifier
à l'insignifiance ou à la laideur. N'est-ce pas Dieu qui, par
la parole des poètes et des saints, s'est amassé pour tous les
fidèles (et pour les autres) l'insondable trésor de la poésie
liturgique d'Orient et d'Occident. Si l'on veut un renouveau de cette poésie
qui puisse compter au crédit de notre temps, que l'on s'adresse donc
aux grands poètes chrétiens et non aux plus fâcheux rimeurs.
Il y va de la dignité de la célébration, de l'existence
de la beauté dans l'Église, de la vigueur de la foi. Il y va
sûrement de l'oreille de Dieu.
" Beaucoup
de prophètes et de rois ont désiré voir ce que vous voyez
et ne l'ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l'ont pas entendu...
" La parole des légions de poètes de l'Église s'est
levée, surabondante de sage passion. Et cette parole emplit le temple,
emplit le monde, se donne au monde. Et cette parole sème le silence.
Alors lève la bonne semence : les fils du Royaume, la plus généreuse
moisson pour les anges poètes et pour les anges-moissonneurs.
Jean-Pierre
Foucher