Nous voudrions bien prier.
Comment
se fait-il que, si souvent, notre prière nous semble un échec
?
C'est
que ce qui devrait être dialogue avec Dieu tourne doublement
court.
De
notre part, nous avons tristement conscience que ce sont de bien "
pauvres prières ".
De
la part de Dieu, c'est pire encore, car il ne nous répond guère,
semble-t-il.
Comment
éviter cette stérilité ?
D'abord
il faudrait écouter Dieu là où il nous parle,
c'est à dire dans toute la Bible et, plus définitivement,
par son Fils (Hé 1,1).
Nous trouverons l'une et l'autre parole dans les psaumes.
En
premier lieu, la Bible.
Car
les psaumes ne sont pas seulement de merveilleux poèmes, chefs-d'oeuvre
de la poésie universelle en ce qu'ils expriment les plus hauts
sentiments du coeur de l'homme pour Dieu ; ils sont aussi la révélation
du coeur de Dieu pour l'homme, tel qu'il se dévoile à
travers l'Alliance (autrement dit l'union d'amour) qu'il propose aux
hommes.
La
Bible n'est que l'histoire de cette Promesse, de cette " Parole
donnée ", que l'infidélité d'Israël
ne rompt pas mais qui, pour rester fidèle à elle-même,
devient Miséricorde et Pardon (... Psaume 135).
De
cette " Histoire Sainte ", de la Sagesse qui en découle
comme des Prophéties qui, au nom de Dieu, nous rappellent ces
engagements mutuels entre Yahvé et son peuple - bref, des différents
Livres qui constituent l'Ecriture Sainte - les psaumes sont comme
la caisse de résonance.
Tour
à tour historiques, sapientiaux et prophétiques, ils
sont comme le coeur de la Bible où viennent battre à
la fois le coeur de l'homme et le coeur de Dieu.
Dieu
nous y parle et nous y parlons à Dieu par le plus profond de
nous-même, que nous ne soupçonnerions peut-être
pas si les psaumes n'étaient là pour l'exprimer.
Surtout,
en les récitant, nous sommes assurés de dire exactement
ce qu'il faut : car, comme toute l'Écriture, les psaumes sont
inspirés par l'Esprit Saint et, de ce fait, ils sont bien la
prière " selon les vues et le désir de Dieu
", sans lesquels " nous ne saurions prier comme il faut
" (Rm 8, 26-27).
Mais
les psaumes revêtent à nos yeux une plénitude
incomparable du fait qu'ils sont devenus la prière du Christ.
En
Lui, Verbe, Parole de Dieu incarnée, le Père nous a
en effet tout dit (Jn 15,15).
Il
nous engage à toujours écouter cette Parole vivante
(Mt 17,5).
Or
Jésus lui-même nous avertit que nous le trouverons "
dans les psaumes " (Lc 24,44-45).
Ou
bien encore, il les a cités pour justifier sa mission (par
exemple le Ps 109 en Mc 12, 35-37).
Bien
plus : venu assumer le destin de tous les hommes et les ramener à
son Père, le Christ a aussi adopté les psaumes, comme
la prière qui exprime le mieux ce Mystère du péché,
et du salut des hommes par sa propre passion et résurrection
(par exemple les psaumes 21 et 30 en Mt 27,46 et Le 23,46).
La
prière des psaumes est donc bien devenue prière du Christ.
Et
comme la prière chrétienne passe par Lui, elle passe
aussi par les psaumes, à titre sinon exclusif du moins privilégié.
C'est
ainsi que l'Eglise leur a toujours donné une part prépondérante
dans sa prière et sa liturgie, pour mieux s'y unir " à
cette intention que Jésus avait lui-même en les récitant
lorsqu'il était sur la terre " (ancienne prière
d'introduction à l'Office divin).
En
ce centre de sa prière et méditation, l'Église
rejoint d'ailleurs tous les croyants, puisque la prière des
psaumes est le lien commun tant de l'Ancienne Alliance que de la Nouvelle,
et des Orthodoxes ou Protestants aussi bien que des Catholiques.
Pour
en faire notre propre prière personnelle, il faut donc tout
d'abord que la qualité poétique de la traduction laisse
passer tout ce que les psaumes expriment à la fois du coeur
de l'homme et du coeur de Dieu.
De
la sorte, quand nous réciterons les psaumes, nous commencerons
de nous y reconnaître.
Ils
seront bien notre prière en même temps que la prière
attendue de Dieu.
Mais
il faut encore que s'y dessine l'accomplissement en cours du Mystère
pascal du Christ en ses disciples, pour que nous nous y reconnaissions
comme chrétiens, ayant notre rôle à jouer dans
ce Mystère et priant pour cela, avec le Christ et l'Eglise.
C'est
en ce sens que, depuis vingt siècles, les chrétiens
poursuivent leur méditation du Psautier, notamment ceux que
l'on a nommés les " Pères de l'Eglise ",
tant ils ont joint à la sainteté de leur vie, de piété
pour Dieu et d'intelligence à " scruter les Ecritures
" tant aussi nous avons reçu d'eux.
(...)
Ainsi
les psaumes nous apprennent peu à peu comment tout voir et
faire dans notre vie suivant la perspective totale dans laquelle s'inscrit
non seulement le Psautier mais la Bible entière : la faute
originelle d'Adam - et nous devons donner tout leur poids aux multiples
mentions du premier péché et de ses " inventeurs
" - l'Alliance, le permanent combat qui en résulte entre
les puissances de l'impiété ou du mal et les justes
(qui sont aussi les pauvres de Yahvé ou les humbles), pour
garder leur foi intacte au milieu des infidèles et de leurs
persécutions ou de leurs flatteries, jusqu'au triomphe de Dieu
et de ses élus, à la fin des temps.
Tout
cela n'est que variations innombrables autour du Christ, nouvel Adam,
chargé de tous les combats et de tous les péchés
des hommes, et promis au plus complet triomphe, de par Dieu.
Le
Christ est le centre de tout, et c'est pourquoi, à propos de
n'importe laquelle de ces variations, nous pouvons discerner le thème
fondamental, qui est son Mystère pascal.
A
lire, méditer, prier les psaumes en ce sens, on découvrira
progressivement ce qui est la "conversion" - conversion
qui est orientation, orientation qui est contemplation - où
se réalise toute vie chrétienne digne de ce nom, et
qui n'est rien moins qu'un changement dans notre polarisation intérieure.
Nous
sommes en effet si centrés sur nous-mêmes que notre prière,
d'habitude, ne s'en évade guère: même quand nous
croyons nous tourner vers Dieu, nous ne faisons souvent que l'introduire
dans le petit univers de nos préoccupations et de nos désirs
sans grandeur.
Que
de fois notre prière tourne ainsi autour de nous-même
- et ce n'est d'ailleurs pas interdit à l'occasion...
Mais
nous sommes invités à tellement mieux ! A voir avec
les yeux de Dieu, et c'est la foi ; à espérer avec l'assurance
même de Dieu, à aimer avec le coeur de Dieu qui est son
Esprit Saint, lequel nous est donné comme suite de la communion
eucharistique greffant notre vie sur celle du Christ, centre du monde.
Le
voilà bien, le pôle d'attraction infiniment plus puissant
autour duquel tout gravite.
Et
nous aussi ! A nous de convertir notre égoïsme naturel
en nous centrant sur le Christ.
Unie
à lui, notre vie particulière s'insère dans cette
unique Création de Dieu, dans cette unique histoire du Salut.
De
la même façon, notre prière est appelée
à ce même changement de pôle.
Au
lieu de se replier sur soi, comme font tant d'âmes pieuses qui
se cantonnent dans " leur " propre prière,
unissons-nous à la prière du Christ, suivant l'Esprit,
par les psaumes !
Quel
élargissement infini, et quel approfondissement nous y gagnerions...
Aujourd'hui
où l'on cherche tant les effusions " charismatiques
", voilà bien la prière inspirée par l'Esprit
Saint, et assurée de l'être.
Au
surplus, non seulement nous nous y faisons entendre de Dieu, mais
lui-même nous parle. Les psaumes sont pleins de ces Paroles
divines.
Elles
nous promettent la fidélité de Dieu, dont le Christ
est la preuve.
A
nous de l'écouter mieux, avec une confiance inconditionnelle
- ce qui est le propre de l'espérance.
A
nous de redire à la suite de Jésus toutes ces prières
des psaumes, qu'il a prononcées en son nom comme au nôtre.
Si
nous les prenons au sérieux, si nous essayons, à chaque
fois que nous réciterons un psaume, de nous y engager, le soupçon
même que notre prière puisse être stérile
ne nous sera pas permis.
Car
l'efficacité n'en sera plus seulement quelque bienfait particulier
(que nous pouvons bien demander, le cas échéant, par
ailleurs) : le meilleur fruit de la récitation des psaumes,
si elle va dans le sens que nous venons de définir, se trouve
dans le fait de la récitation elle-même et de notre "conformation
progressive aux sentiments qui étaient dans le Christ Jésus
" (Rm 8, 29 et Ph 2,5), précisément exprimés
par les psaumes.
Tant
qu'à force de les réciter, Il soit vraiment notre centre.
Si
toute notre vie devient ainsi une participation à l'unique
histoire des hommes où, génération après
génération, s'accomplit la rédemption de leurs
péchés acquise par le Christ sur la croix, quelle plus
grande fécondité pourrions-nous attendre de notre prière
?
Reste
donc à bien prier les psaumes en chrétien...
COMMENT
PRIER LE PSAUTIER CHRÉTIEN?
Pour
plus de clarté, réduisons à trois les façons
d'utiliser le Psautier, bien qu'en pratique, toutes ces méthodes
puissent se conjuguer en proportion variable, au gré de chacun.
1) La prière spontanée.
Dans
la plupart des psaumes, une lecture, même rapide, relèvera
quantité de " cris du coeur " qui nous parlent
du premier coup.
Le
style oral de cette poésie leur garde un caractère direct,
vif et spontané.
Ils
sont souvent si génialement formulés que, comme nous
l'avons déjà dit, ils expriment le coeur humain mieux
que nous ne saurions faire nous-même (à moins d'avoir
un égal génie, ce qui est hélas, très
rare, même si la prétention en est fréquente).
Au
besoin nous pouvons noter les versets que nous avons ainsi remarqués
: nous aurons là une foule de prières mieux que spontanées
: humainement et divinement inspirées.
2)
La lecture spirituelle,
que St. Benoit appelle " lectio divina " parce qu'elle consiste
à mettre son esprit
et son coeur à l'école de l'Esprit Saint pour apprendre
à discerner si bien Dieu en toutes choses que nous puissions
Le goûter en tout et partout (ce qui est la définition
même de la Sagesse).
(...)
Ainsi
pourrons-nous prolonger cette lecture dans la contemplation et la
louange de l'Oeuvre merveilleuse que Dieu accomplit pour nous et que
chantent les psaumes.
Parce
qu'elle retrouve le sens même des psaumes, une telle lecture
spirituelle donne cette fois valeur à leur ensemble comme à
tous leurs détails.
Et
peut-être tel verset, d'abord mystérieux, paraîtra-t-il
ensuite plus parlant de Dieu que les " cris du coeur "
immédiatement perceptibles.
De
la sorte, la " lectio divina " complète ce
qu'un premier choix plus spontané avait de partiel et de trop
subjectif.
C'est
par elle surtout que peut s'amorcer la " conversion "
que nous avons évoquée.
3)
La récitation " contemplative " des psaumes.
C'est
là, nous semble-t-il, une façon de prier les psaumes
généralement bien mal comprise et pour autant décriée,
mais dont une longue pratique de l'Église a montré la
très haute valeur, en même temps que les dangers.
Le
danger, c'est la routine.
Comme
toute récitation, surtout si elle est habituelle et sans cesse
répétée, celle-ci peut devenir une ritournelle,
sans âme ni valeur humaine, encore moins divine.
Inutile
d'y insister : tout le monde le répète, et nous en sommes
donc bien avertis.
Mais,
hypnotisé par ce danger, on oublie quelque chose de bien plus
fondamental et de portée incomparablement plus importante que
les risques d'inattention c'est que les psaumes - comme presque toute
la prière de l'univers d'ailleurs - sont de la poésie.
Et
la poésie, c'est d'abord un rythme, c'est-à-dire une
certaine ordonnance du mouvement des mots et des phrases.
Ce
rythme peut être porteur de toutes les images, idées,
sentiments que l'on voudra ; mais c'est lui qui reste dominant et
leur donne le sens (c'est-à-dire les met en mouvement pour
les faire converger dans une direction donnée : le sens d'une
phrase comme le sens d'une vallée, la pente qui l'oriente toute).
Or,
pour donner corps ou plutôt voix à ce mouvement, rien
ne vaut la récitation régulière du poème,
et cela d'autant plus que les psaumes appartiennent comme presque
toute la Bible à une littérature " orale
", donc faite pour être ainsi récitée.
C'est
donc aller dans le sens des psaumes que de les dire à voix
égale, sans " théâtre " naturellement,
ce qui relève d'un tout autre genre.
C'est
encore mieux quand il est même possible de le faire ensemble
- comme l'Église dans son office " choral ",
mais aussi dans tout " groupe de prière ",
qu'il soit familial ou de rencontre.
Car
si le psaume est lancé par tous ensemble, chacun pourra entrer
dans ce mouvement et s'y laisser porter.
La
psalmodie elle-même, avec le retour incessant de sa mélopée,
est faite pour accentuer encore ce caractère rythmique et imprimer
au mouvement de la prière une tenue et une continuité
qui, au dire des commentateurs de la liturgie, sont une des qualités
essentielles, tant des gestes que des chants.
Bien
sûr ! On peut se laisser imprégner en passant, par les
pensées, les sentiments, voire les affirmations dogmatiques
et sapientielles ou le rappel des événements de l'Histoire
Sainte : au passage, et sans avoir le souci de tout prendre et comprendre,
ni s'y appesantir comme on ferait dans une lecture spirituelle, coupée
d'arrêts et de méditations.
Car
le plus important reste le courant poétique dans lequel tout
baigne et qui est fait pour nous porter, nous mettre dans un état
d'harmonie et nous unifier.
Étant
ordonné, en effet, le rythme, qu'il soit littéraire
ou musical, nous pacifie en " recueillant " nos puissances
intérieures ; il nous met en outre à l'unisson ou au
diapason des autres qui récitent avec nous le psaume ; il nous
plonge enfin en Dieu dont toute harmonie est, comme disait Baudelaire,
le pressentiment.
Voilà
comment pareille récitation peut être à bon droit
tenue pour " contemplative ". Elle nous recueille,
en Dieu.
Dès
lors, les psaumes peuvent se suivre et s'enchaîner sans provoquer
une " indigestion spirituelle ", puisqu'au lieu d'attirer
les psaumes à soi pour se nourrir de bonnes pensées,
on entre plutôt dans leur mouvement, pour s'y oublier - si possible
- en Dieu.
Pas
nécessaire, comme nous y invitent des réformateurs aussi
bien intentionnés que mal inspirés, de s'arrêter
pour un instant de prière en silence, comme si la prière
et le silence du recueillement ne devaient pas être plutôt
le fait du psaume lui-même...
Si
l'on reçoit ainsi les psaumes pour ce qu'ils sont d'une part
la révélation de la prière, chère à
Dieu, expressive de l'humanité, que le Christ et à sa
suite l'Eglise ont faite leur, et en même temps, d'autre part,
comme une poésie dont la vertu pacifie et porte à Dieu,
alors, de toutes façons, elle nous détachera de nous-même
pour nous centrer sur le Christ.
Encore
une fois, il n'y a pas d'efficacité plus souhaitable, ni de
prière plus haute et plus totale. A nous de jouer !
Dom
Claude Jean-Nesmy