chapitre dixième
LA PASSION
DE JESUS-CHRIST
DANS NOTRE
VIE
UNE
NOUVELLE VISION DE LA SOUFFRANCE [1]
Après que le Christ ait prouvé son
autorité absolue sur la mort, en relevant Lazare d'entre les morts, et après
que Marie l'ait oint d'un baume précieux, ce qu'il a considéré comme un
véritable embaumement de son corps, en vue de sa mort, Jésus s'est avancé vers
la Croix, pour accomplir la Bonne Nouvelle et achever son enseignement et son
oeuvre, en affrontant volontairement la souffrance et la mort.
Il convient de rappeler ici comment le
Seigneur a inauguré ses sept signes et comment il les a conclus, selon
l'Evangile de Jean, car le premier et le dernier de ces sept signes sont
étroitement liés. Nous savons que le premier des signes a été accompli dans la
maison de ses amis, au milieu de gens prêts à croire en Lui. Il a eu lieu aux
noces de Cana de Galilée, lorsqu'il a changé l'eau en bon vin, à la demande
confiante de la Vierge Marie, sa mère.
Et le dernier signe est donné, lui
aussi dans la maison d'amis très chers, Lazare, Marie et Marthe, qui étaient
les plus fermes dans leur foi de ceux qui croyaient en Lui. A la demande
confiante de Marie, soeur de Lazare, il ramène celui-ci à la vie. Là aussi, "il a manifesté sa gloire" [2], selon l'expression de l'Evangile, à propos du
premier miracle.
Auparavant, sa seule objection à la
requête de la Vierge avait été que son heure n'était pas encore venue. Mais
ici, après trois ans ou davantage, l'heure est venue : il n'y a plus
d'objection à opérer le signe. Là aussi l'Evangile nous rapporte que "le Fils de Dieu devait être
glorifié" [3]. Et il en va toujours ainsi. Ce n'est que chez ceux
qui croient en Lui que le Christ trouve des occasions propices pour accomplir
ses signes et manifester sa gloire.
Aussitôt après avoir changé l'eau en
vin, le Christ a commencé à enseigner comment l'homme devait être changé par
une nouvelle naissance d'en-haut, du ciel, une naissance d'eau et d'Esprit,
pour une vie nouvelle et éternelle. Celà, Nicodème avait du mal à le comprendre.
De même, en relevant Lazare d'entre les morts, il donnait un signe manifeste de
sa capacité à relever quelqu'un d'entre les morts, signe d'un changement
radical.
C'est là que la difficulté est devenue
insupportable à ceux qui n'avaient pas foi en Lui, au point que leur
incrédulité les a conduits dès ce moment à conspirer de tuer et Lazare et
Jésus.
Les souffrances de la mort ont commencé
ainsi bien avant la Croix. Et paradoxalement, la Passion du Seigneur a commencé
aussitôt après cette résurrection, lorsqu'il a ouvertement révélé sa véritable
identité, en entrant à Jérusalem comme le Roi d'Israël, le Maître du Temple, ou
encore, "le Seigneur qui viendra
soudainement dans son Temple" comme le dit la prophétie, en ajoutant "et qui pourra supporter le jour de sa
venue?" [4].
De fait, les chefs des prêtres et tous
les docteurs de la loi, les gardiens des choses saintes et de la doctrine n'ont
pu supporter un tel spectacle! Non
qu'il pénétrât dans Jérusalem et dans le Temple avec une gloire extraordinaire,
mais bien au contraire parce que son entrée douce et humble, sur un ânon,
décevait leur attente.
C'est par le rejet absolu,
l'humiliation, une haîne terrible que commença la Passion. Il est venu, doux et
humble, et cela était incompatible avec les rêves de grandeur d'Israël. Ainsi
le Christ est-il entré par la porte étroite et s'est accomplie la prophétie qui
annonçait qu'il serait "détesté par
les nations, esclave des tyrans"
[5].
C'est ici que commence la route de la
Croix, pour ceux qui s'attachent à la vérité, au moment où se manifeste le
paradoxe insupportable aux autorités: entendre la vérité de la bouche d'un
faible.
C'est à juste titre que l'Eglise Copte
fait débuter la Semaine de la Passion par le Dimanche des Rameaux. Ce jour
même, les plus grands honneurs sont rendus au Christ pour l'accueillir,
l'Eglise s'écrie "Hosanna -
sauve-nous! - dans les lieux très-hauts, roi d'Israël! Béni celui qui vient au
nom du Seigneur!" Et aussitôt
après la messe, l'Eglise adopte le ton grave dans le chant des psaumes et, pour
la cantilation de l'Evangile, une
mélodie si pathétique qu'elle vous déchire le coeur, alors que les restes de
l'Oblation sont encore sur l'autel.
N'est-ce pas déconcertant? Cependant,
c'est bien ce Christ-là, c'est bien cet Evangile-là qui sont inscrits dans la
mémoire vivante de l'Eglise, comme un paradoxe au-delà de toute rationalité, où
la déréliction et la souffrance extrêmes s'unissent à la joie et à l'espérance
tout aussi extrêmes.
L'Eglise a le sentiment que le rejet du
Christ, les souffrances qui lui ont été infligées, les insultes, le fait d'être
finalement broyé sur la croix ont créé, à cause du salut éternel, "une joie ineffable et glorieuse" [6].
La
souffrance consentie
C'est peut-être le mystère le plus
profond qui s'offre au chrétien lorsqu'il médite sur la passion et la
crucifixion du Christ, que la croix ait été acceptée parle Christ, qu'il y ait
consenti. "Ne boirai-je pas la coupe
que Mon Père m'a donnée" [7]. Bien plus, la souffrance, la crucifixion n'étaient
pas seulement acceptées, consenties, c'était un but, la tâche qu'il était venu
accomplir: "C'est pour cela que je
suis venu à cette heure" [8].
Ceci doit se traduire dans nos vies, à
nous chrétiens. Celui qui croit vraiment en la Croix ne devrait pas revendiquer
ses droits pour se soustraire à la croix. Celui qui a pénétré l'insondable
mystère de la Croix perçoit la souffrance comme une partie intégrante de sa
foi, un lot qu'il chérit, une tâche qu'il est heureux d'accomplir, un but qu'il
s'efforce d'atteindre sans crainte.
La tradition rapporte que, lorsque
Néron prononça contre Pierre une sentence de mort par crucifixion, en raison de
sa foi au Dieu crucifié, Pierre fut saisi de peur et, échappant aux gardes, il
s'enfuit. Alors le Seigneur lui apparut dans une vision et lui demanda:
"Pierre, où vas-tu? Voudrais-tu que j'aille à nouveau me faire crucifier
pour toi?". Pierre fut alors rempli de honte et souffrit amèrement de la
lâcheté du geste par lequel il trahissait la croix de son Maître. Il fit
immédiatement demi-tour et se livra aux bourreaux.
La tradition nous livre ici un élément
important pour notre foi: éviter la coupe, notre part de souffrance, c'est nous
priver de notre part des souffrances du Christ. C'est comme si nous avions
besoin que le Christ se fasse à nouveau crucifier pour nous.
La
main aimante
qui
présente la coupe de la souffrance
Les yeux du Christ ne se sont pas
trompés : ils ont bien reconnu la main qui lui présentait la coupe de
souffrance. Il n'a pas arrêté son attention aux mains des méchants qui tenaient
le marteau et les clous, pas plus qu'aux visages haineux des chefs des prêtres
vociférant "Crucifie-le!". Il n'a pas même considéré Pilate comme un
gouvernant susceptible de le condamner à mort par crucifixion, pas plus qu'il
n'a fait attention aux insultes et aux moqueries des Pharisiens en quête de
revanche, à celles de tous les gardiens de la Loi et du Shabbat. Ses yeux
étaient fixés sur la seule main du Père, présentant le marteau et les clous,
ses oreilles étaient attentives à la voix du Père, prononçant la sentence de
flagellation et de crucifixion. Le Christ l'a dit sans équivoque à Pilate: "Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir,
s'il ne t'avait été donné d'en haut"
[9].
Pilate considérait qu'il était en son
pouvoir de relâcher le Seigneur et de ne pas le crucifier. Mais le Christ l'a
corrigé, ce n'était qu'une prétention illusoire. Jésus a réformé pour lui tout
le procès: accusation, défense, jury. C'est ce que le ciel lui dictait que
Pilate a exécuté, bien plus que le verdict inique du Sanhédrin ou une loi
romaine corrompue.
En fait, la condamnation à mort sur la
croix, avec son cortège de souffrances, avait été mêlée d'amour par le Père et
par lui seul, de l'amour dont il aime éternellement son Fils, dès avant la
fondation du monde. Et cela, à cause de l'amour du Père pour le monde. Elle ne
contenait pas d'amertume, malgré les apparences contraires : elle n'était pas
mêlée de la haine des méchants, ni de l'intrigue des hypocrites. C'était plutôt
une coupe de choix que présentait la main du Père et qui contenait l'essence de
l'amour, de la résurrection et de la vie.
Pour apprécier un tel modèle, il nous
faut considérer les autres, avec leurs croix, non moins belles quoique plus
petites. Un de ces modèles est Joseph, le bienheureux jeune homme qui ne garda
aucune rancune contre les frères qui l'avaient jeté dans un puits et vendu pour
de l'argent, afin qu'il soit emmené au loin, dans la solitude de l'exil, en
Egypte. Il leva les yeux et le coeur vers le Seigneur, considérant que ce lot lui
venait directement de la main du Seigneur. Joseph n'a pas vu la rude main
traîtresse de ses "frères" qui le suspendait avec des cordes dans le
puits. Il n'a ressenti aucune répulsion à leur égard alors qu'ils se faisaient
payer le prix de son sang et le livraient aux Ismaëlites. En tout cela, il n'a
vu que la main invisible, la main de Dieu même, qui tissait ensemble tous ces
événements. Et finalement, lorsque leur conduite honteuse a été révélée, nous
l'entendons réconforter ses frères, en disant: "Ce n'est pas vous qui m'avez envoyé ici, mais Dieu. Vous me
vouliez du mal, mais Dieu l'a tourné en bien" [10].
Cette expérience limitée, cette
conduite individuelle, le Christ est venu pour en faire une règle générale, une
loi divine, une croix rédemptrice, une alliance entre Dieu et l'homme. Il l'a
scellée de son sang et garantie par son Esprit Saint. L'énoncé de cette règle,
c'est qu'il ne peut y avoir de souffrance ou de coup porté à notre tente
humaine sans que ne se trouve derrière eux la main la plus tendre qui puisse
être, la main de Dieu qui agit par pur amour. La main percée du Christ, sur
laquelle notre nom a été inscrit d'avance, a garanti notre salut. Des
souffrances et douleurs quotidiennes, qui semblent survenir par hasard, de la
persécution de nos oppresseurs et de l'ingratitude de ceux que nous fréquentons
tous les jours, elle fait une croix parfaite, portant pour nous la semence de
Vie éternelle, une croix qui a "la
bonne odeur du Christ" [11], à l'image de sa croix de gloire!
Pardonne-leur!
Le Christ a accepté la coupe que lui
tendait le Père, même pleine de honte, de scandale, d'ignominie et de
souffrances jusqu'à la mort. Il l'a acceptée comme pleine d'amour, d'amour
parfait, sans nulle hésitation ni récrimination, sans reproche ni gémissement.
La meilleure preuve de cette acceptation, ce sont ses paroles: "Père, pardonne-leur, ils ne savent pas
ce qu'ils font" [12]. Ces paroles, Jésus les a prononcées à ses derniers
instants, alors que la souffrance et le scandale étaient extrêmes et la mort
toute proche.
Si les yeux du Christ n'avaient été
fixés sur la main du Père tendant la coupe de souffrance et de mort, il
n'aurait pu passer sur l'amertume qui l'entourait, l'hostilité bornée, le
mépris et la satisfaction manifestés par les ennemis, l'injustice criante,
toutes les folies que le diable avait dictées à la hiérarchie, aux anciens du
peuple et même au disciple qui l'avait trahi.
Lorsque le Christ nous a ordonné de
demander dans notre prière quotidienne le pardon de ceux qui ont péché contre
nous, ce commandement ne venait pas d'un lieu banal, ce n'était pas une
ordonnance pareille à celles de la Loi, incapables de racheter et de donner le
salut. Bien au contraire, le commandement du Christ a pour arrière-fond la
croix qu'il nous a commandé de porter à sa suite, comme il l'a fait, la croix
qui se traduit par l'obéissance par amour pour Dieu.
La première chose qu'a à faire celui
qui est résolu à porter la croix du Christ, c'est de ne pas se laisser tromper
par les rudes mains qui crucifient ses espoirs et ses sentiments. Il ne devrait
pas non plus se laisser impressionner par la mauvaise volonté de ceux qui sont
à l'affût, ni par les intrigues des médisants. Qu'il fixe plutôt les yeux sur
la main aimante, compatissante qui a mis sur ses épaules le joug de la croix,
avec toutes les modalités de la crucifixion du Christ comme une part choisie
avec un soin extrême, selon l'économie de l'amour divin qui mesure tout selon
la mesure de la gloire du Christ. Cela signifie que si lourde que soit notre
croix, si loin que puisse aller l'ennemi (avec l'aide de tous les méchants)
pour faire peser absurdement lourd le fardeau sur nos faibles épaules, la main
de Dieu, à son tour, nous mesure une
masse éternelle de gloire [13], dans la croix du Christ.
Ceci se produit de telle sorte que si
le voile tissé par l'ennemi devant nos yeux en de tels moments, devait être
enlevé un seul instant, ainsi que la faiblesse de notre âme, notre fatigue et
l'épuisement de nos nerfs, nous réaliserions tout de suite que le léger poids de cette croix, avec notre souffrance d'un moment, préparent pour
nous en réalité au ciel, par
l'opération de l'Esprit, une masse
éternelle de gloire, que l'esprit peut discerner au plus intime de notre
coeur. Et cela nous facilite un pardon sincère des offenses, au point d'aimer
ceux qui ont péché contre nous et de prier pour eux, quelque soit le mal qu'ils
nous aient fait, jusqu'à la mort même.
La Vie éternelle, resplendissante de
gloire, est là dans le mystère de la petite croix que le Seigneur a mise sur
nos épaules.
L'inévitable
hostilité à l'égard du Christ
et
de ses témoins
Aussitôt qu'est apparue
l'extraordinaire puissance du Christ, qu'il a manifesté ses signes et répandu
ses actes et ses paroles surprenantes et pleines de lumière, les chefs des
prêtres, les scribes, les pharisiens et tous ceux qui utilisaient la religion
comme un moyen de gagner leur vie, ont commencer à répandre les soupçons, puis
à attaquer et à lui tendre des pièges à propos de ses paroles et de ses gestes.
Inévitablement, ils devaient finir par comploter des moyens de se débarasser de
cet intrus, de peur de perdre et leur prestige et leurs revenus, comme le
grand-prêtre lui-même l'a déclaré.
Ce qu'il nous faut bien voir, c'est que
la véritable raison de leur refus du Christ, de leur résistance et de sa mise
en croix, c'est le succès éclatant du Christ. Le fait qu'il ait réussi à élever
l'esprit du peuple, à lui faire mieux comprendre la Loi, à remplir ce peuple de
joie et tout particulièrement les pécheurs, ceux qui étaient rejetés, humiliés,
écrasés, qui souffraient de maladies incurables ou étaient possédés par des
puissances diaboliques.
Redisons-le, le succès du Christ, son
amour, sa compassion, sa douceur ont été les causes de ses souffrances et de sa
crucifixion, en ce qui concerne le monde. Mais pour le Père, c'est tout
l'inverse. Par la croix, le dessein du Père, avec le consentement du Fils, en
toute soumission et satisfaction, avait résolu de sauver le monde, de sorte que
ceux qui croient au Christ et à sa Passion ne périssent pas. La croix est la
nouvelle Arche qui porte des hommes de toutes origines. Jusqu'à notre temps,
elle traverse le déluge du monde et les horreurs de la mort menaçante, pour
atteindre finalement avec ses passagers le rivage de la paix éternelle.
L'hostilité que les puissances des
ténèbres et leur prince ont manifestée à l'égard du Christ Sauveur est toujours
la même aujourd'hui, de même qu'est semblable le mépris de ceux qui l'ont
crucifié, prêtres ou anciens, poussés par des motifs de profit personnel ou par
un fanatisme aveugle qui s'attache à la lettre pour en détourner le sens. Cette
méchanceté, cette folie, ce fanatisme prennent toujours pour cible celui qui
veut suivre le Christ et en témoigner dans sa propre vie.
LA SOUFFRANCE
EST NOTRE CHEMIN VERS LA GLOIRE [14]
Bienheureux ceux qui pleurent,
car ils seront consolés.
Bienheureux ceux qui sont crucifiés,
car ils seront transfigurés.
Bienheureux ceux qui sont écrasés,
car ils règneront.
Bienheureux ceux qui ont faim,
car ils seront rassasiés.
Toutes leurs souffrances seront
oubliées et leurs larmes seront essuyées. Elles feront place à une lumière qui
montrera les horreurs qu'ils ont souffertes et le mystère de gloire qui en est
le résultat. La grande patience de l'homme sera manifestée en même temps que la
puissance de la miséricorde divine. Les souffrances paraîtront presque
ridiculement légères, en comparaison du poids de gloire qu'elles procurent.
L'homme verra de ses propres yeux que la souffrance était un piège sacré tendu
par Dieu pour nous prendre et nous conduire à la gloire. Supporter la
souffrance vaut plus que tout acte de dévotion.
Un des saints dit avoir vu dans une
vision un groupe de martyrs plus resplendissants de gloire que les anges qui
lui étaient apparus avec eux. Autour du cou de ceux qui avaient été décapités,
il a vu des guirlandes de fleurs rouges, là où ils avaient été frappés par
l'épée. Ces fleurs-là resplendissaient plus qu'aucune autre lumière de sa
vision.
Pour le Christ, le mystère de la croix
est le mystère de sa gloire. Les souffrances épouvantables qu'il a supportées,
les tourments psychologiques du procès injuste et truqué, l'abandon des
disciples, la trahison de Judas, le fait de savoir que les chefs des prêtres
s'étaient mis d'accord avec un de ses disciples pour l'évaluer juste trente
pièces d'argent, tout cela constituait le chemin par lequel il devait quitter
le monde des futilités éphémères et entrer dans la gloire du Père. Nous aussi,
en tout temps et en tout lieu, nous devons emprunter ce chemin. La croix, avec
ses souffrances épouvantables, ne peut se comparer à la gloire qui en est
résultée. Ce n'est pas par hasard que la croix intervient dans la vie du
Seigneur, il était né pour elle. "C'est
pour cela que je suis venu à cette heure" [15]. L'homme est né pour souffrir et la souffrance est
née pour l'homme. Mais, en même temps, la croix n'était pas une fatalité pour
le Seigneur. Nous le sentons dans ses paroles et cela nous assure de sa
sainteté et de sa divinité. C'est son propre choix qui l'a rendue inévitable
pour lui - "Ne boirai-je pas la
coupe que le Père a préparée pour moi?" [16] - afin de
partager avec nous la fatalité de la souffrance. Dieu a semblé, en la personne
du Christ son Fils, souffrir malgré lui, afin que la souffrance forcée prenne
la même valeur que la souffrance volontaire, afin que persoonne ne soit privé
de la miséricorde de Dieu et que la croix s'étende à tous ceux qui souffrent
injustement.
La douleur est une pierre de scandale
pour la raison humaine, qui ne peut accepter la souffrance comme moyen
d'obtenir quoi que ce soit de bon. La raison pense que la souffrance doit être
éliminée par la science, c'est pourquoi beaucoup travaillent dans le domaine
médical, par exemple, pour éliminer la douleur et soulager l'humanité. En fait,
si nous considérons attentivement tout ce qui concerne l'éducation, tout ce qui
constitue la civilisation, depuis l'alphabet jusqu'à la fusée spatiale, nous
nous rendons compte que tout cela est fondamentalement une tentative pour
éviter la douleur, la fatigue et le besoin.
La nécessité de souffrir constitue un
sujet très difficile pour la raison. Elle est impossible à accepter, car
l'accepter, c'est éliminer la raison avec toutes ses activités. C'est pourquoi
la croix est véritablement "un
scandale... une folie pour les païens", comme le dit l'apôtre Paul [17], un scandale pour la philosophie, qui s'efforce
d'atteindre Dieu par une méditation platonique, qui ignore le sacrifice et la
souffrance qui conduit à la mort. Le désir d'atteindre Dieu par cette forme
d'audace intellectuelle est entrée dans la pensée chrétienne à partir du
mysticisme païen et l'a contaminée. Origène parle d'une possibilité d'union à
Dieu par la méditation, c'est à dire par l'activité de l'homme atteignant un
Dieu immobile. Il fixe Dieu en un point, et s'efforce par l'intelligence de se
rapprocher de lui. C'est un effort païen, auquel manque le sens de la paternité
de Dieu, de la descente du Fils, de la douce persuasion de l'Esprit Saint
pénétrant le coeur de l'homme. La vérité est inverse : c'est l'homme qui est
toujours statique et c'est Dieu qui s'approche de lui ("Que ton règne vienne!" ). La seule activité que
puisse avoir un homme, c'est d'être attentif à l'activité de Dieu et prêt à sa
venue "Mon coeur est prêt, ô Dieu,
mon coeur est prêt!" [18].
Si nous réalisons que la croix est la
manifestation majeure de l'approche de Dieu, au plan visible, celle dans
laquelle Dieu s'est rendu le plus évident à l'homme (encore plus que sur le
Thabor), et que la croix représente la souffrance sous sa forme extrême,
l'oppression la plus lourde et la plus injuste, alors nous comprendrons que la
croix représente, pour ainsi dire, la monture que le Tout Puissant a chevauchée
pour descendre, du lieu où il demeurait, voilé, de toute éternité, jusqu'à nous
et nous prendre par la main. La croix est la plus haute expression du dynamisme
de Dieu, qui l'a fait descendre jusqu'à nous et nous l'a clairement révélé.
C'est dire que si, selon les apparences matérielles, la souffrance semble être
négative, nous faisant nous contracter en une sorte de stase, en fait dans son
essence spirituelle, elle est dynamique et de quel dynamisme!.
Et l'homme reste bloqué dans sa vie
spirituelle, il est incapable de progresser vers Dieu avec le Christ, jusqu'à
ce qu'il soulève sa croix. La souffrance le fait pénétrer dans le mystère de la
croix, le mystère du mouvement divin, de sorte qu'il n'est plus immobile comme
un mort, mais attiré vers le Christ, guidé et attiré de souffrance en
souffrance jusqu'à ce qu'il parvienne au Père, soulevé par sa croix, en suivant
les pas du Christ.
Impossible à l'homme de s'approcher de
Dieu par un effort mental, car l'intellect, quelque progrès qu'il fasse dans la
méditation, ne peut qu'apercevoir Dieu, sa lumière et son amour. Cela lui donne
du bonheur, puis il retombe. Il n'y a de véritable progression vers Dieu que
dans le Christ, car il est le Fils du Père, qui vient à nous sur la croix, et
c'est sur la croix que nous le suivons dans son retour vers le Père.
Il dit "En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire" [19]. Il ne le dit pas parce qu'il voudrait dominer notre
volonté de façon tyrannique, ni parce que nous serions incapables d'atteindre
la connaissance: il nous a enseigné tout ce que nous avons besoin de connaître.
Il le dit parce que lui seul, en tant que Fils, a en lui le pouvoir de
s'approcher de Dieu le Père. Le Christ a en lui ce double dynamisme: le
mouvement du Père vers nous et le mouvement de retour vers le Père.
Le premier mouvement lui est naturel.
Il fait partie de l'essence du secret amour que Dieu a pour sa création. Le
second est acquis par la croix [20], c'est-à-dire par la souffrance sacrificielle, par
laquelle il a pu assumer l'humanité privée de vie et l'élever jusqu'au Père.
Le Christ nous a communiqué ces deux
puissances mystérieuses: la puissance de l'amour et la puissance de la croix,
c'est-à-dire de la souffrance. Lorsque nous recevons ces deux puissances, le
Christ oeuvre mystiquement en nous, de sorte que nous pouvons progresser en Lui
et avec Lui, jusqu'à atteindre le Père. Et alors, toujours grâce à ces deux
puissances et en Lui, s'accomplit le plus grand mystère, l'union avec Dieu.
Je vous confie à la providence de
l'amour de Dieu, qui se sert de tous les âges, de tous les temps, de tous les
événements, de tout ce qui nous arrive et de tout ce à quoi nous arrivons, pour
accomplir son plan de salut pour l'humanité entière.
Soyez forts!
Traduction
de l’anglais Jacques Porthault
La Communion d’Amour
Père Matta El Maskîne
Spiritualité Orientale, N° 55-Abbaye de Bellefontaine
[1]
Le texte : "Une nouvelle vision de la souffrance",
qui constitue la première partie de ce chapitre, a été publié en 1979. La deuxième partie
"La souffrance est notre route vers la gloire" est parue
en 1968.
[2]
Jn 2,11
[3]
Jn 11,4
[4]
Ml 3,1-2
[5]
Is 49,7
[6]
1 P 1,8
[7]
Jn 18,11
[8]
Jn 12,27
[9]
Jn 19,11
[10]
Gn 50,22
[11]
2 Co 2,15
[12]
Lc 23,34
[13]
2 Co 4,17
[14]
Le texte : "La souffrance est notre chemin vers la gloire",
qui constitue la deuxième partie de ce chapitre, est paru en 1968.
[15]
Jn 12,27
[16]
Jn 18,11
[17]
1 Co 1,23
[18]
Ps 57,7
[19]
Jn 15,5
[20]
Seul le Christ a le pouvoir de
s'approcher du Père parce qu'il est le Fils unique du Père et qu'il est
d'une même essence avec le Père. Il est toujours dans le sein du Père et
tourné vers le Père. (Le mot grec "pros"
qui est utilisé au premier verset de l'Evangile de Jean et que l'on traduit
habituellement "auprès de"
(le Verbe était auprès de Dieu)
signifie également "vers"
(le Verbe était tourné vers Dieu).
Ce pouvoir, le Christ le possédait par
nature avant l'incarnation et la croix, mais pour pouvoir ramener l'homme
qui était mort et l'élever vers le Père, il lui fallait après s'être incarné
et être devenu homme, passer par la souffrance du sacrifice, pour pouvoir
nous porter et nous donner accès auprès du Père. Le Christ a donc acquis
pour nous, par la croix, un pouvoir pour notre bien, le pouvoir de ramener
vers le Père l'humanité pécheresse. "Il
convenait en effet à celui pour qui et par qui tout existe et qui voulait
con<duire à la gloire une multitude de fils, de mener à l'accomplissement
par des souffrances l'initiateur de leur salut" (Hb 2,10).