chapitre dixième de "La Communion d'Amour" par Père Matta El Maskîne

 

LA PASSION DE JESUS-CHRIST

DANS NOTRE VIE

 

 

 

UNE NOUVELLE VISION DE LA SOUFFRANCE [1]

 

Après que le Christ ait prouvé son autorité absolue sur la mort, en relevant Lazare d'entre les morts, et après que Marie l'ait oint d'un baume précieux, ce qu'il a considéré comme un véritable embaumement de son corps, en vue de sa mort, Jésus s'est avancé vers la Croix, pour accomplir la Bonne Nouvelle et achever son enseignement et son oeuvre, en affrontant volontairement la souffrance et la mort.

 

Il convient de rappeler ici comment le Seigneur a inauguré ses sept signes et comment il les a conclus, selon l'Evangile de Jean, car le premier et le dernier de ces sept signes sont étroitement liés. Nous savons que le premier des signes a été accompli dans la maison de ses amis, au milieu de gens prêts à croire en Lui. Il a eu lieu aux noces de Cana de Galilée, lorsqu'il a changé l'eau en bon vin, à la demande confiante de la Vierge Marie, sa mère.

 

Et le dernier signe est donné, lui aussi dans la maison d'amis très chers, Lazare, Marie et Marthe, qui étaient les plus fermes dans leur foi de ceux qui croyaient en Lui. A la demande confiante de Marie, soeur de Lazare, il ramène celui-ci à la vie. Là aussi, "il a manifesté sa gloire"  [2], selon l'expression de l'Evangile, à propos du premier miracle.

 

Auparavant, sa seule objection à la requête de la Vierge avait été que son heure n'était pas encore venue. Mais ici, après trois ans ou davantage, l'heure est venue : il n'y a plus d'objection à opérer le signe. Là aussi l'Evangile nous rapporte que "le Fils de Dieu devait être glorifié"  [3]. Et il en va toujours ainsi. Ce n'est que chez ceux qui croient en Lui que le Christ trouve des occasions propices pour accomplir ses signes et manifester sa gloire.

 

Aussitôt après avoir changé l'eau en vin, le Christ a commencé à enseigner comment l'homme devait être changé par une nouvelle naissance d'en-haut, du ciel, une naissance d'eau et d'Esprit, pour une vie nouvelle et éternelle. Celà, Nicodème avait du mal à le comprendre. De même, en relevant Lazare d'entre les morts, il donnait un signe manifeste de sa capacité à relever quelqu'un d'entre les morts, signe d'un changement radical.

 

C'est là que la difficulté est devenue insupportable à ceux qui n'avaient pas foi en Lui, au point que leur incrédulité les a conduits dès ce moment à conspirer de tuer et Lazare et Jésus.

 

Les souffrances de la mort ont commencé ainsi bien avant la Croix. Et paradoxalement, la Passion du Seigneur a commencé aussitôt après cette résurrection, lorsqu'il a ouvertement révélé sa véritable identité, en entrant à Jérusalem comme le Roi d'Israël, le Maître du Temple, ou encore, "le Seigneur qui viendra soudainement dans son Temple" comme le dit la prophétie, en ajoutant "et qui pourra supporter le jour de sa venue?"  [4].

 

De fait, les chefs des prêtres et tous les docteurs de la loi, les gardiens des choses saintes et de la doctrine n'ont pu supporter un tel spectacle! Non qu'il pénétrât dans Jérusalem et dans le Temple avec une gloire extraordinaire, mais bien au contraire parce que son entrée douce et humble, sur un ânon, décevait leur attente.

 

C'est par le rejet absolu, l'humiliation, une haîne terrible que commença la Passion. Il est venu, doux et humble, et cela était incompatible avec les rêves de grandeur d'Israël. Ainsi le Christ est-il entré par la porte étroite et s'est accomplie la prophétie qui annonçait qu'il serait "détesté par les nations, esclave des tyrans"  [5].

 

C'est ici que commence la route de la Croix, pour ceux qui s'attachent à la vérité, au moment où se manifeste le paradoxe insupportable aux autorités: entendre la vérité de la bouche d'un faible.

 

C'est à juste titre que l'Eglise Copte fait débuter la Semaine de la Passion par le Dimanche des Rameaux. Ce jour même, les plus grands honneurs sont rendus au Christ pour l'accueillir, l'Eglise s'écrie "Hosanna - sauve-nous! - dans les lieux très-hauts, roi d'Israël! Béni celui qui vient au nom du Seigneur!"  Et aussitôt après la messe, l'Eglise adopte le ton grave dans le chant des psaumes et, pour la cantilation de l'Evangile,  une mélodie si pathétique qu'elle vous déchire le coeur, alors que les restes de l'Oblation sont encore sur l'autel.

 

N'est-ce pas déconcertant? Cependant, c'est bien ce Christ-là, c'est bien cet Evangile-là qui sont inscrits dans la mémoire vivante de l'Eglise, comme un paradoxe au-delà de toute rationalité, où la déréliction et la souffrance extrêmes s'unissent à la joie et à l'espérance tout aussi extrêmes.

 

L'Eglise a le sentiment que le rejet du Christ, les souffrances qui lui ont été infligées, les insultes, le fait d'être finalement broyé sur la croix ont créé, à cause du salut éternel, "une joie ineffable et glorieuse"  [6].

 

La souffrance consentie

 

C'est peut-être le mystère le plus profond qui s'offre au chrétien lorsqu'il médite sur la passion et la crucifixion du Christ, que la croix ait été acceptée parle Christ, qu'il y ait consenti. "Ne boirai-je pas la coupe que Mon Père m'a donnée"  [7]. Bien plus, la souffrance, la crucifixion n'étaient pas seulement acceptées, consenties, c'était un but, la tâche qu'il était venu accomplir: "C'est pour cela que je suis venu à cette heure"  [8].

 

Ceci doit se traduire dans nos vies, à nous chrétiens. Celui qui croit vraiment en la Croix ne devrait pas revendiquer ses droits pour se soustraire à la croix. Celui qui a pénétré l'insondable mystère de la Croix perçoit la souffrance comme une partie intégrante de sa foi, un lot qu'il chérit, une tâche qu'il est heureux d'accomplir, un but qu'il s'efforce d'atteindre sans crainte.

 

La tradition rapporte que, lorsque Néron prononça contre Pierre une sentence de mort par crucifixion, en raison de sa foi au Dieu crucifié, Pierre fut saisi de peur et, échappant aux gardes, il s'enfuit. Alors le Seigneur lui apparut dans une vision et lui demanda: "Pierre, où vas-tu? Voudrais-tu que j'aille à nouveau me faire crucifier pour toi?". Pierre fut alors rempli de honte et souffrit amèrement de la lâcheté du geste par lequel il trahissait la croix de son Maître. Il fit immédiatement demi-tour et se livra aux bourreaux.

 

La tradition nous livre ici un élément important pour notre foi: éviter la coupe, notre part de souffrance, c'est nous priver de notre part des souffrances du Christ. C'est comme si nous avions besoin que le Christ se fasse à nouveau crucifier pour nous.

 

 

La main aimante

qui présente la coupe de la souffrance

 

Les yeux du Christ ne se sont pas trompés : ils ont bien reconnu la main qui lui présentait la coupe de souffrance. Il n'a pas arrêté son attention aux mains des méchants qui tenaient le marteau et les clous, pas plus qu'aux visages haineux des chefs des prêtres vociférant "Crucifie-le!". Il n'a pas même considéré Pilate comme un gouvernant susceptible de le condamner à mort par crucifixion, pas plus qu'il n'a fait attention aux insultes et aux moqueries des Pharisiens en quête de revanche, à celles de tous les gardiens de la Loi et du Shabbat. Ses yeux étaient fixés sur la seule main du Père, présentant le marteau et les clous, ses oreilles étaient attentives à la voix du Père, prononçant la sentence de flagellation et de crucifixion. Le Christ l'a dit sans équivoque à Pilate: "Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait été donné d'en haut"  [9].

 

Pilate considérait qu'il était en son pouvoir de relâcher le Seigneur et de ne pas le crucifier. Mais le Christ l'a corrigé, ce n'était qu'une prétention illusoire. Jésus a réformé pour lui tout le procès: accusation, défense, jury. C'est ce que le ciel lui dictait que Pilate a exécuté, bien plus que le verdict inique du Sanhédrin ou une loi romaine corrompue.

 

En fait, la condamnation à mort sur la croix, avec son cortège de souffrances, avait été mêlée d'amour par le Père et par lui seul, de l'amour dont il aime éternellement son Fils, dès avant la fondation du monde. Et cela, à cause de l'amour du Père pour le monde. Elle ne contenait pas d'amertume, malgré les apparences contraires : elle n'était pas mêlée de la haine des méchants, ni de l'intrigue des hypocrites. C'était plutôt une coupe de choix que présentait la main du Père et qui contenait l'essence de l'amour, de la résurrection et de la vie.

 

Pour apprécier un tel modèle, il nous faut considérer les autres, avec leurs croix, non moins belles quoique plus petites. Un de ces modèles est Joseph, le bienheureux jeune homme qui ne garda aucune rancune contre les frères qui l'avaient jeté dans un puits et vendu pour de l'argent, afin qu'il soit emmené au loin, dans la solitude de l'exil, en Egypte. Il leva les yeux et le coeur vers le Seigneur, considérant que ce lot lui venait directement de la main du Seigneur. Joseph n'a pas vu la rude main traîtresse de ses "frères" qui le suspendait avec des cordes dans le puits. Il n'a ressenti aucune répulsion à leur égard alors qu'ils se faisaient payer le prix de son sang et le livraient aux Ismaëlites. En tout cela, il n'a vu que la main invisible, la main de Dieu même, qui tissait ensemble tous ces événements. Et finalement, lorsque leur conduite honteuse a été révélée, nous l'entendons réconforter ses frères, en disant: "Ce n'est pas vous qui m'avez envoyé ici, mais Dieu. Vous me vouliez du mal, mais Dieu l'a tourné en bien"  [10].

 

Cette expérience limitée, cette conduite individuelle, le Christ est venu pour en faire une règle générale, une loi divine, une croix rédemptrice, une alliance entre Dieu et l'homme. Il l'a scellée de son sang et garantie par son Esprit Saint. L'énoncé de cette règle, c'est qu'il ne peut y avoir de souffrance ou de coup porté à notre tente humaine sans que ne se trouve derrière eux la main la plus tendre qui puisse être, la main de Dieu qui agit par pur amour. La main percée du Christ, sur laquelle notre nom a été inscrit d'avance, a garanti notre salut. Des souffrances et douleurs quotidiennes, qui semblent survenir par hasard, de la persécution de nos oppresseurs et de l'ingratitude de ceux que nous fréquentons tous les jours, elle fait une croix parfaite, portant pour nous la semence de Vie éternelle, une croix qui a "la bonne odeur du Christ"  [11], à l'image de sa croix de gloire!

 

Pardonne-leur!

 

Le Christ a accepté la coupe que lui tendait le Père, même pleine de honte, de scandale, d'ignominie et de souffrances jusqu'à la mort. Il l'a acceptée comme pleine d'amour, d'amour parfait, sans nulle hésitation ni récrimination, sans reproche ni gémissement. La meilleure preuve de cette acceptation, ce sont ses paroles: "Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font"  [12]. Ces paroles, Jésus les a prononcées à ses derniers instants, alors que la souffrance et le scandale étaient extrêmes et la mort toute proche.

 

Si les yeux du Christ n'avaient été fixés sur la main du Père tendant la coupe de souffrance et de mort, il n'aurait pu passer sur l'amertume qui l'entourait, l'hostilité bornée, le mépris et la satisfaction manifestés par les ennemis, l'injustice criante, toutes les folies que le diable avait dictées à la hiérarchie, aux anciens du peuple et même au disciple qui l'avait trahi.

 

Lorsque le Christ nous a ordonné de demander dans notre prière quotidienne le pardon de ceux qui ont péché contre nous, ce commandement ne venait pas d'un lieu banal, ce n'était pas une ordonnance pareille à celles de la Loi, incapables de racheter et de donner le salut. Bien au contraire, le commandement du Christ a pour arrière-fond la croix qu'il nous a commandé de porter à sa suite, comme il l'a fait, la croix qui se traduit par l'obéissance par amour pour Dieu.

 

La première chose qu'a à faire celui qui est résolu à porter la croix du Christ, c'est de ne pas se laisser tromper par les rudes mains qui crucifient ses espoirs et ses sentiments. Il ne devrait pas non plus se laisser impressionner par la mauvaise volonté de ceux qui sont à l'affût, ni par les intrigues des médisants. Qu'il fixe plutôt les yeux sur la main aimante, compatissante qui a mis sur ses épaules le joug de la croix, avec toutes les modalités de la crucifixion du Christ comme une part choisie avec un soin extrême, selon l'économie de l'amour divin qui mesure tout selon la mesure de la gloire du Christ. Cela signifie que si lourde que soit notre croix, si loin que puisse aller l'ennemi (avec l'aide de tous les méchants) pour faire peser absurdement lourd le fardeau sur nos faibles épaules, la main de Dieu, à son tour, nous mesure une masse éternelle de gloire  [13], dans la croix du Christ.

 

Ceci se produit de telle sorte que si le voile tissé par l'ennemi devant nos yeux en de tels moments, devait être enlevé un seul instant, ainsi que la faiblesse de notre âme, notre fatigue et l'épuisement de nos nerfs, nous réaliserions tout de suite que le léger poids de cette croix, avec notre souffrance d'un moment, préparent pour nous  en réalité au ciel, par l'opération de l'Esprit, une masse éternelle de gloire, que l'esprit peut discerner au plus intime de notre coeur. Et cela nous facilite un pardon sincère des offenses, au point d'aimer ceux qui ont péché contre nous et de prier pour eux, quelque soit le mal qu'ils nous aient fait, jusqu'à la mort même.

 

La Vie éternelle, resplendissante de gloire, est là dans le mystère de la petite croix que le Seigneur a mise sur nos épaules.

 

 

L'inévitable hostilité à l'égard du Christ

et de ses témoins

 

Aussitôt qu'est apparue l'extraordinaire puissance du Christ, qu'il a manifesté ses signes et répandu ses actes et ses paroles surprenantes et pleines de lumière, les chefs des prêtres, les scribes, les pharisiens et tous ceux qui utilisaient la religion comme un moyen de gagner leur vie, ont commencer à répandre les soupçons, puis à attaquer et à lui tendre des pièges à propos de ses paroles et de ses gestes. Inévitablement, ils devaient finir par comploter des moyens de se débarasser de cet intrus, de peur de perdre et leur prestige et leurs revenus, comme le grand-prêtre lui-même l'a déclaré.

 

Ce qu'il nous faut bien voir, c'est que la véritable raison de leur refus du Christ, de leur résistance et de sa mise en croix, c'est le succès éclatant du Christ. Le fait qu'il ait réussi à élever l'esprit du peuple, à lui faire mieux comprendre la Loi, à remplir ce peuple de joie et tout particulièrement les pécheurs, ceux qui étaient rejetés, humiliés, écrasés, qui souffraient de maladies incurables ou étaient possédés par des puissances diaboliques.

 

Redisons-le, le succès du Christ, son amour, sa compassion, sa douceur ont été les causes de ses souffrances et de sa crucifixion, en ce qui concerne le monde. Mais pour le Père, c'est tout l'inverse. Par la croix, le dessein du Père, avec le consentement du Fils, en toute soumission et satisfaction, avait résolu de sauver le monde, de sorte que ceux qui croient au Christ et à sa Passion ne périssent pas. La croix est la nouvelle Arche qui porte des hommes de toutes origines. Jusqu'à notre temps, elle traverse le déluge du monde et les horreurs de la mort menaçante, pour atteindre finalement avec ses passagers le rivage de la paix éternelle.

 

L'hostilité que les puissances des ténèbres et leur prince ont manifestée à l'égard du Christ Sauveur est toujours la même aujourd'hui, de même qu'est semblable le mépris de ceux qui l'ont crucifié, prêtres ou anciens, poussés par des motifs de profit personnel ou par un fanatisme aveugle qui s'attache à la lettre pour en détourner le sens. Cette méchanceté, cette folie, ce fanatisme prennent toujours pour cible celui qui veut suivre le Christ et en témoigner dans sa propre vie.

 

 

 

LA SOUFFRANCE

EST NOTRE CHEMIN  VERS LA GLOIRE  [14]

 

 

 

Bienheureux ceux qui pleurent,

            car ils seront consolés.

Bienheureux ceux qui sont crucifiés,

        car ils seront transfigurés.

Bienheureux ceux qui sont écrasés,

                           car ils règneront.

Bienheureux ceux qui ont faim,

                    car ils seront rassasiés.

 

 

Toutes leurs souffrances seront oubliées et leurs larmes seront essuyées. Elles feront place à une lumière qui montrera les horreurs qu'ils ont souffertes et le mystère de gloire qui en est le résultat. La grande patience de l'homme sera manifestée en même temps que la puissance de la miséricorde divine. Les souffrances paraîtront presque ridiculement légères, en comparaison du poids de gloire qu'elles procurent. L'homme verra de ses propres yeux que la souffrance était un piège sacré tendu par Dieu pour nous prendre et nous conduire à la gloire. Supporter la souffrance vaut plus que tout acte de dévotion.

 

Un des saints dit avoir vu dans une vision un groupe de martyrs plus resplendissants de gloire que les anges qui lui étaient apparus avec eux. Autour du cou de ceux qui avaient été décapités, il a vu des guirlandes de fleurs rouges, là où ils avaient été frappés par l'épée. Ces fleurs-là resplendissaient plus qu'aucune autre lumière de sa vision.

 

Pour le Christ, le mystère de la croix est le mystère de sa gloire. Les souffrances épouvantables qu'il a supportées, les tourments psychologiques du procès injuste et truqué, l'abandon des disciples, la trahison de Judas, le fait de savoir que les chefs des prêtres s'étaient mis d'accord avec un de ses disciples pour l'évaluer juste trente pièces d'argent, tout cela constituait le chemin par lequel il devait quitter le monde des futilités éphémères et entrer dans la gloire du Père. Nous aussi, en tout temps et en tout lieu, nous devons emprunter ce chemin. La croix, avec ses souffrances épouvantables, ne peut se comparer à la gloire qui en est résultée. Ce n'est pas par hasard que la croix intervient dans la vie du Seigneur, il était né pour elle. "C'est pour cela que je suis venu à cette heure"  [15]. L'homme est né pour souffrir et la souffrance est née pour l'homme. Mais, en même temps, la croix n'était pas une fatalité pour le Seigneur. Nous le sentons dans ses paroles et cela nous assure de sa sainteté et de sa divinité. C'est son propre choix qui l'a rendue inévitable pour lui - "Ne boirai-je pas la coupe que le Père a préparée pour moi?"  [16] -  afin de partager avec nous la fatalité de la souffrance. Dieu a semblé, en la personne du Christ son Fils, souffrir malgré lui, afin que la souffrance forcée prenne la même valeur que la souffrance volontaire, afin que persoonne ne soit privé de la miséricorde de Dieu et que la croix s'étende à tous ceux qui souffrent injustement.

 

La douleur est une pierre de scandale pour la raison humaine, qui ne peut accepter la souffrance comme moyen d'obtenir quoi que ce soit de bon. La raison pense que la souffrance doit être éliminée par la science, c'est pourquoi beaucoup travaillent dans le domaine médical, par exemple, pour éliminer la douleur et soulager l'humanité. En fait, si nous considérons attentivement tout ce qui concerne l'éducation, tout ce qui constitue la civilisation, depuis l'alphabet jusqu'à la fusée spatiale, nous nous rendons compte que tout cela est fondamentalement une tentative pour éviter la douleur, la fatigue et le besoin.

 

La nécessité de souffrir constitue un sujet très difficile pour la raison. Elle est impossible à accepter, car l'accepter, c'est éliminer la raison avec toutes ses activités. C'est pourquoi la croix est véritablement "un scandale... une folie pour les païens", comme le dit l'apôtre Paul [17], un scandale pour la philosophie, qui s'efforce d'atteindre Dieu par une méditation platonique, qui ignore le sacrifice et la souffrance qui conduit à la mort. Le désir d'atteindre Dieu par cette forme d'audace intellectuelle est entrée dans la pensée chrétienne à partir du mysticisme païen et l'a contaminée. Origène parle d'une possibilité d'union à Dieu par la méditation, c'est à dire par l'activité de l'homme atteignant un Dieu immobile. Il fixe Dieu en un point, et s'efforce par l'intelligence de se rapprocher de lui. C'est un effort païen, auquel manque le sens de la paternité de Dieu, de la descente du Fils, de la douce persuasion de l'Esprit Saint pénétrant le coeur de l'homme. La vérité est inverse : c'est l'homme qui est toujours statique et c'est Dieu qui s'approche de lui ("Que ton règne vienne!" ). La seule activité que puisse avoir un homme, c'est d'être attentif à l'activité de Dieu et prêt à sa venue "Mon coeur est prêt, ô Dieu, mon coeur est prêt!"  [18].

 

Si nous réalisons que la croix est la manifestation majeure de l'approche de Dieu, au plan visible, celle dans laquelle Dieu s'est rendu le plus évident à l'homme (encore plus que sur le Thabor), et que la croix représente la souffrance sous sa forme extrême, l'oppression la plus lourde et la plus injuste, alors nous comprendrons que la croix représente, pour ainsi dire, la monture que le Tout Puissant a chevauchée pour descendre, du lieu où il demeurait, voilé, de toute éternité, jusqu'à nous et nous prendre par la main. La croix est la plus haute expression du dynamisme de Dieu, qui l'a fait descendre jusqu'à nous et nous l'a clairement révélé. C'est dire que si, selon les apparences matérielles, la souffrance semble être négative, nous faisant nous contracter en une sorte de stase, en fait dans son essence spirituelle, elle est dynamique et de quel dynamisme!.

 

Et l'homme reste bloqué dans sa vie spirituelle, il est incapable de progresser vers Dieu avec le Christ, jusqu'à ce qu'il soulève sa croix. La souffrance le fait pénétrer dans le mystère de la croix, le mystère du mouvement divin, de sorte qu'il n'est plus immobile comme un mort, mais attiré vers le Christ, guidé et attiré de souffrance en souffrance jusqu'à ce qu'il parvienne au Père, soulevé par sa croix, en suivant les pas du Christ.

 

Impossible à l'homme de s'approcher de Dieu par un effort mental, car l'intellect, quelque progrès qu'il fasse dans la méditation, ne peut qu'apercevoir Dieu, sa lumière et son amour. Cela lui donne du bonheur, puis il retombe. Il n'y a de véritable progression vers Dieu que dans le Christ, car il est le Fils du Père, qui vient à nous sur la croix, et c'est sur la croix que nous le suivons dans son retour vers le Père.

 

Il dit "En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire"  [19]. Il ne le dit pas parce qu'il voudrait dominer notre volonté de façon tyrannique, ni parce que nous serions incapables d'atteindre la connaissance: il nous a enseigné tout ce que nous avons besoin de connaître. Il le dit parce que lui seul, en tant que Fils, a en lui le pouvoir de s'approcher de Dieu le Père. Le Christ a en lui ce double dynamisme: le mouvement du Père vers nous et le mouvement de retour vers le Père.

 

Le premier mouvement lui est naturel. Il fait partie de l'essence du secret amour que Dieu a pour sa création. Le second est acquis par la croix [20], c'est-à-dire par la souffrance sacrificielle, par laquelle il a pu assumer l'humanité privée de vie et l'élever jusqu'au Père.

 

Le Christ nous a communiqué ces deux puissances mystérieuses: la puissance de l'amour et la puissance de la croix, c'est-à-dire de la souffrance. Lorsque nous recevons ces deux puissances, le Christ oeuvre mystiquement en nous, de sorte que nous pouvons progresser en Lui et avec Lui, jusqu'à atteindre le Père. Et alors, toujours grâce à ces deux puissances et en Lui, s'accomplit le plus grand mystère, l'union avec Dieu.

 

Je vous confie à la providence de l'amour de Dieu, qui se sert de tous les âges, de tous les temps, de tous les événements, de tout ce qui nous arrive et de tout ce à quoi nous arrivons, pour accomplir son plan de salut pour l'humanité entière.

 

Soyez forts!

 

Traduction de l’anglais Jacques Porthault
La Communion d’Amour
Père Matta El Maskîne

Spiritualité Orientale, N° 55-Abbaye de Bellefontaine


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[1]   Le texte : "Une nouvelle vision de la souffrance", qui constitue la première partie de ce chapitre, a été publié en 1979. La deuxième partie "La souffrance est notre route vers la gloire" est parue en 1968.

[2]  Jn 2,11

[3]  Jn 11,4

[4]  Ml 3,1-2

[5]  Is 49,7

[6]  1 P 1,8

[7]  Jn 18,11

[8]  Jn 12,27

[9]  Jn 19,11

[10]  Gn 50,22

[11]  2 Co 2,15

[12]  Lc 23,34

[13]  2 Co 4,17

[14]   Le texte : "La souffrance est notre chemin vers la gloire", qui constitue la deuxième partie de ce chapitre, est paru en 1968.

[15]  Jn 12,27

[16]  Jn 18,11

[17]  1 Co 1,23

[18]  Ps 57,7

[19]  Jn 15,5

[20]  Seul le Christ a le pouvoir de s'approcher du Père parce qu'il est le Fils unique du Père et qu'il est d'une même essence avec le Père. Il est toujours dans le sein du Père et tourné vers le Père. (Le mot grec "pros" qui est utilisé au premier verset de l'Evangile de Jean et que l'on traduit habituellement "auprès de" (le Verbe était auprès de Dieu) signifie également "vers" (le Verbe était tourné vers Dieu).

 

          Ce pouvoir, le Christ le possédait par nature avant l'incarnation et la croix, mais pour pouvoir ramener l'homme qui était mort et l'élever vers le Père, il lui fallait après s'être incarné et être devenu homme, passer par la souffrance du sacrifice, pour pouvoir nous porter et nous donner accès auprès du Père. Le Christ a donc acquis pour nous, par la croix, un pouvoir pour notre bien, le pouvoir de ramener vers le Père l'humanité pécheresse. "Il convenait en effet à celui pour qui et par qui tout existe et qui voulait con<duire à la gloire une multitude de fils, de mener à l'accomplissement par des souffrances l'initiateur de leur salut"  (Hb 2,10).

Matta el Maskine