chapitre 9
GETHSEMANI
ET LE
PROBLEME
DE LA
SOUFFRANCE [1]
Après que Jésus eut achevé le mystère
de la Cène, son âme s'est reposée, car il était allé jusqu'au bout de son
amour, ayant consommé avec ses disciples la dernière Pâque qu'il attendait
depuis les siècles et qu'il "désirait
d'un grand désir" [2]. La victime de cette dernière Pâque, c'était
Lui-même.
L'âme ne désire rien plus que parfaire
son amour. Et l'amour ne devient parfait que lorsqu'il se donne en rançon pour
les autres. "Nul n'a d'amour plus
grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu'il aime" [3].
Puis, sortant avec ses disciples, il se
rendit à Gethsémani. Là, il commença sa Passion, "sachant tout ce qui allait lui arriver" [4]. Le don de soi ne s'accomplit que dans la
souffrance. Lorsqu'il partageait son corps à ses disciples, il le vouait par le
fait même à la souffrance. Et lorsqu'il leur donnait son sang versé, il
acceptait de subir les affres de la mort.
Gethsémani est le
lieu où s'est produite la grande rencontre, où l'humanité a rencontré Dieu.
Ce n'est pas par hasard que Jésus a
cherché, la nuit, un jardin, où il serait "angoissé
et très troublé" et où son âme serait triste de cette étrange "tristesse jusqu'à la mort" [5]. N'était-ce pas dans le Jardin d'Eden qu'Adam avait
été dépouillé jusqu'à la nudité par le péché et qu'il s'était éloigné de la
présence de Dieu, si bien qu'en Adam, l'humanité était entrée en un état de
séparation d'avec Dieu, et donc dans la mort.
Si, par la naissance de Jésus,
l'humanité a vraiment rencontré Dieu, cela supposait que Jésus nous
rencontrerait pleinement.
A Gethsémani, nous nous sommes
rencontrés.
Il n'y a pas de rencontre plus chargée
de sens que celle qui s'opère dans le partage de la souffrance, si ce n'est le
partage de la mort même, alors que nous entrons dans une communion éternelle.
La souffrance qui nous accable dans
cette vie-ci, soit dans notre corps, soit dans notre esprit a été sondée
jusqu'au fond par Jésus "Mon âme est
triste jusqu'à la mort".
Il n'est pas de tristesse qui puisse
amener l'âme à la mort, sinon la tristesse de la honte et du péché.
C'est à Gethsémani que Jésus a pris la
décision irrévocable d'accepter la honte de l'humanité. Il a consenti à être
bientôt mis en jugement comme "blasphémateur" [6]. et "malfaiteur" [7], accusé des deux péchés qui sont la racine et les
ramifications du péché.
Comment Jésus a-t-il accepté
la honte de l'homme?
Que le Christ ait accepté la honte de
l'homme, c'est un mystère. Pour le comprendre, il faut accepter de faire
saigner notre coeur jusqu'à l'extrême de nos sentiments et de toute émotion;
seul un petit nombre peut y parvenir. De même que le Seigneur a pris notre
nature, s'est uni à elle, sans que sa divinité en soit amoindrie ou changée, de
même il a consenti à ce qu'à Gethsémani, son corps revête notre souillure sans
en être souillé. Il n'a pas simplement assumé notre péché de façon
conceptuelle, symbolique ou imaginaire, mais, comme le dit l'Ecriture "lui, dans son propre corps, a porté
nos péchés sur le bois" [8].
C'est là le mystère du Christ et le
coeur de notre Rédemption, qui peut le comprendre?
Tout ce que nous pouvons dire, c'est
que de même qu'il est venu à l'Incarnation et l'a réalisée volontairement, de
même volontairement il a porté notre péché dans son corps. Quand Dieu veut,
cela est. Si sa soif, sa faim, sa fatigue nous sont la preuve qu'il s'était
incarné en une nature humaine véritable, de même son angoisse, son trouble, la
tristesse de son âme jusqu'à la mort sont la preuve que par un acte de sa libre
volonté, il avait mystérieusement accepté ce que l'humanité allait lui imposer
sur la croix.
Comme l'agneau du sacrifice, aux temps
anciens, portait le péché de l'homme et mourait avec ce péché, pour le pécheur,
sans pour autant que l'agneau lui-même fût considéré comme pécheur, ainsi le
Fils de Dieu, "l'Agneau de Dieu qui
enlève le péché du monde" [9], est devenu péché pour nous, sans être aucunement
devenu pécheur. "Pour nous il l'a
fait devenir péché, afin que, par lui, nous devenions justice de Dieu" [10]. Il est resté celui qu'il était, "saint, innocent, sans tache, séparé
des pécheurs, élevé au-dessus des cieux" [11].
De même que Lui, en nous, est devenu péché, sans être aucunement devenu pécheur, de même nous aussi, en Lui,
nous sommes devenus absolument sans
péché, alors même que, par nature, nous sommes pécheurs. "Il a pris ce
qui est à nous et nous a donné ce qui est à Lui. Louons-le, glorifions-le,
exaltons-le!" [12].
A Gethsémani, nous nous sommes
rencontrés et il a été mis fin pour toujours au problème de la souffrance qui
avait courbé le dos de l'homme et totalement écrasé son âme.
Avant
Gethsémani,
la
souffrance était un châtiment.
La souffrance et la tristesse avec les
désastres, les injustices, les détresses qui les précèdent et le dégoût,
l'humiliation, la dégradation qui les accompagnent, demeuraient une question
sans réponse. La seule réponse résidait dans les mots "péché" et
"châtiment".
Dans la mesure où le péché était sans
remède, la souffrance était sans espoir. Et dans la mesure où le châtiment
était sans rançon, la tristesse était amère, mortelle.
Bien plus, la répartition injuste de la
souffrance était une cause supplémentaire d'affliction, d'anxiété et de
désarroi. Un enfant innocent peut être victime de l'injustice, de la souffrance,
de la torture, exactement comme le pire des hommes.
Peut-être un homme bon et humble
souffrirait-il plus qu'un rebelle et un impie... On ne découvre donc aucune
loi, aucun principe qui régisse cette distribution de la souffrance.
Pourquoi? Parce que c'était alors le
péché et non Dieu qui règnait sur l'homme, et que le péché ne connaît pas de
loi. Ou plutôt, la loi du péché, c'est l'injustice; sa règle, c'est
l'inégalité; et son principe, c'est la tyrannie.
Si, de son propre gré, l'homme a choisi
le péché, comment pourrait-il blâmer Dieu d'être tombé sous la loi d'airain du
péché?
Mais, pour que l'homme ne puisse blâmer
son Créateur, même pour les souffrances qui l'accablent par suite de ses péchés
volontaires, Dieu a envoyé son Fils, dans un corps d'homme, pour souffrir les
souffrances de l'homme, alors que lui-même n'avait en rien mérité de souffrir.
A Gethsémani, et ensuite, le Fils de
Dieu a souffert et son âme a été triste jusqu'à la mort, sa sueur est tombée en
gouttes semblables à du sang, comme s'il saignait de quelque secrète blessure.
Réfléchissons à ceci: si un pécheur
souffre, et même si quelques-unes de ses douleurs sont injustes, c'est parce
que telle est la loi du péché.
Et si un juste souffre plus qu'un
injuste, c'est parce que la loi du péché règne sur l'un et l'autre, et que
cette loi ignore la justice distributive. Si un enfant innocent souffre tout
comme les adultes, c'est parce que c'est un enfant du péché, et le péché ne
donne qu'injustice et oppression.
Mais comment se fait-il que le Christ
ait dû porter cette souffrance intolérable? Pourquoi son âme a-t-elle été
désolée d'une telle tristesse "jusqu'à la mort"? Il est né de
l'Esprit-Saint et d'une Vierge pure, Il a vécu sans péché et a dit "Je suis la Vérité" [13].
Ne devons-nous donc pas en conclure que
c'est volontairement que le Christ a accepté l'injustice de sa souffrance et
consenti à supporter la sentence inique "avec
de grands cris et des larmes" [14]?
Sans doute des hommes ont souffert
injustement et ont été châtiés plus dûrement que leurs péchés ne le méritaient.
Mais que dire alors du Christ? Par ses souffrances, il a porté l'Injustice même
et par la tristesse qui étreignait son âme, il a payé le prix du Péché. Ainsi
qu'il avait été dit par le prophète Isaïe :
"En
fait, ce sont nos souffrances qu'il a portées, nos douleurs qu'il a supportées;
et nous, nous l'estimions touché, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il
était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités, la
sanction, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait
notre guérison. Nous tous comme du petit bétail, nous étions errants, nous nous
tournions chacun vers son chemin, et le Seigneur a fait retomber sur lui la
perversité de nous tous. Brutalisé, il s'humilie, il n'ouvre pas la bouche...
bien qu'il n'ait pas commis de violence, et qu'il n'y eût pas de fraude en sa
bouche. Mais le Seigneur a voulu le faire souffrir, il a offert sa personne en
sacrifice d'expiation... il s'est dépouillé lui-même jusqu'à la mort" [15].
Alors
la souffrance est devenue un don
Ainsi Dieu a éliminé l'injustice de la
souffrance, sa loi tyrannique, non par un message, une loi, une vision ou un
ange, mais en venant comme homme, en souffrant cette injustice, en se
soumettant à sa loi tyrannique, s'humiliant,
n'ouvrant pas la bouche.
En acceptant la souffrance de cette
manière, le Christ a donné une nouvelle valeur à la souffrance même. Après
avoir été un châtiment mérité par le péché, elle est devenue un sacrifice
d'amour et une oeuvre de rédemption. Dès lors, la souffrance n'a plus été liée
au péché. Le Christ a délivré l'homme du sentiment qui torturait son âme et sa
conscience, le sentiment qu'il était châtié et qu'il était l'objet d'une
vengeance. De tels sentiments minaient sa psychologie, le plongeaient dans
l'anxiété, l'angoisse, les affres de la mort.
En Christ, désormais, nous vivons la
souffrance comme il a vécu la sienne, non plus comme une juste conséquence du
péché, mais comme participation à la souffrance d'amour, au sacrifice de soi et
à la rédemption. En Christ, la souffrance, quelque forme qu'elle prenne, est
ainsi devenue un don. "Qu'ils
rendent grâces au Seigneur pour son amour fidèle ... envers les fils des
hommes" [16].
...
et une communion d'amour avec le Christ
Quand le Christ a subi la souffrance la
plus épouvantable, alors même qu'il n'avait pas mérité la moindre souffrance,
il a transformé le sens de la souffrance injuste. Auparavant, un homme qui
souffrait injustement ne pouvait que lever les yeux au ciel, soit pour blâmer
Dieu, soit pour demander pitié, mais il ne recevait ni réponse, ni consolation.
Le péché avait coupé l'homme d'avec son Créateur, il avait cruellement opprimé
ceux qui souffraient et ceux qui étaient injustement traités, les conduisant
les uns et les autres à la mort et à la destruction, car telle est la voie du
péché, tel est son terme. Maintenant, en Christ, l'homme qui souffre est à
jamais libre du péché. Et dans sa souffrance, aussi cruelle qu'elle soit, aussi
innocent qu'il soit lui-même, il ne voit plus une injustice. Il sent que sa
souffrance n'a rien à voir avec une dette à payer, avec l'expiation d'un crime.
La souffrance la plus sévère, ou toutes les souffrances de l'humanité tout
entière ne pourraient expier un seul péché: le péché est inimitié envers Dieu,
séparation d'avec sa présence. La souffrance n'en était que la peine et même si
nous purgions cette peine, qui aurait provoqué la réconciliation? Quand bien
même nous mourrions pour payer le prix du péché, qui nous aurait ramenés à la
vie et nous aurait conduits en présence de Dieu?
Mais voilà que le Christ a aboli le
péché, il nous a réconciliés et nous a ramenés à la vie. Et par là, il a rompu
le lien terrifiant qui rattachait la souffrance au péché. Car la souffrance n'est
plus désormais participation au péché d'Adam, mais participation à l'amour du
Christ.
Si nous sommes en Christ, que nous
souffrions peu ou beaucoup, il ne s'agit plus de se demander si nous avons
mérité de souffrir. La souffrance n'est plus une pénalité encourue, ni une
expiation, ni un châtiment pour quoi que ce soit. Le péché qui faisait que la
souffrance était une forme de pénalité encourue, d'expiation, de châtiment a
été anéanti par le Christ qui en a payé le prix, qui l'a expié et en a subi le
châtiment.
Maintenant, donc, l'homme
souffrirait-il "pour rien", gratuitement? Oui, et telle est bien la
souffrance que le Christ a supportée. Cette gratuité est la condition de la
souffrance d'amour, dans le sacrifice de soi et la rédemption. C'est une participation
à la divinité, "puisque nous
participons à ses souffrances, pour participer aussi à sa gloire" [17].
et
finalement, participation à la gloire et à la joie de la Résurrection
Pouvons-nous comprendre maintenant le
sens secret de ces paroles : "Dieu
vous a fait la grâce, à l'égard du Christ, non seulement de croire en lui, mais
encore de souffrir pour lui" [18]? Pouvons-nous maintenant discerner que la
souffrance, après avoir été un châtiment, est devenue, en Christ, un don? Et
que le don d'une souffrance qui ne soit pas la conséquence du péché est
nécessairement une participation à la gloire?
Si nous faisons attention aux paroles
de l'Apôtre Jacques: "Prenez de très
bon coeur, mes frères, toutes les épreuves par lesquelles vous passez"
[19], nous découvrons que toute souffrance, quelle
qu'elle soit, est nécessairement liée au Christ, qu'il nous faut donc la
recevoir avec actions de grâces et dans la joie, sachant que, "de même que les souffrances du Christ
abondent pour nous, de même par le Christ abonde aussi notre consolation" [20].
Ce n'est donc plus pour le péché que
nous souffrons, mais pour le Christ. Toute souffrance hors du Christ est péché,
et la souffrance du péché mène à la mort.
Les souffrances d'un homme qui vit avec
le Christ ne doivent pas être envisagées comme le résultat du péché. Ce sont
les souffrances de la justice; elles sont joie et paix: "Maintenant, je trouve ma joie dans les souffrances que
j'endure" [21]. Elles sont une participation au suprême sacrifice
d'amour que Jésus a offert par ses souffrances et a rendu parfait par sa mort.
Il s'agit de "le connaître, Lui, et
la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, et de
devenir semblable à lui dans sa mort"
[22].
Si nous sommes en Christ, plus nos
souffrances augmentent, plus augmente notre participation à son sacrifice. Cela
renforce le lien qui nous unit à la résurrection et à sa joie. Et ainsi la
signification de la souffrance injuste a été complètement retournée: auparavant
signe de tyrannie aveugle selon la loi du péché qui tenait le monde et l'homme
captifs, elle est maintenant devenue la mesure d'un grand don et une
qualification pour la gloire et la résurrection. "Car la loi de l'Esprit qui donne la vie en Jésus-Christ m'a
libéré de la loi du péché et de la mort" [23]. L'Apôtre Pierre en parle aussi, à partir de sa
propre expérience, "Car c'est une
grâce de supporter, par respect pour Dieu, des peines qu'on souffre
injustement" [24].
Grâces soient rendues à Dieu le Père et
au Seigneur Jésus. "Qu'ils rendent
grâces au Seigneur pour son amour fidèle ... envers les fils des hommes" [25].
Vous tous qui souffrez, prenez courage,
car votre souffrance n'est plus la conséquence du péché, mais une communion
d'amour à la souffrance de Gethsémani.
Vous qui êtes affligés et pleurez,
réjouissez-vous, car votre tristesse ne va pas à la mort; dans la tristesse du
Christ, elle est destinée à la résurrection.
Prière
Toi qui as foulé le pressoir seul
et en qui les souffrances se sont plantées
comme des flèches mortelles...
je saisis maintenant
combien tu as enduré à toi seul...
tandis que tes disciples dormaient.
Daigne me faire connaître ce que je dois faire
maintenant
pour toi
Gethsémani se dresse devant mes yeux
Je te vois courbé sur tes genoux,
sur la terre nue.
En dépit du froid de la nuit, ta sueur ruisselle
comme du sang
Reçois-moi aujourd'hui, agenouillé avec toi.
Daigne considérer mes souffrances,
mes tristesses
comme une humble participation aux tiennes.
Tu as accepté de boire la coupe pour moi.
Je te servirai tous les jours de ma vie.
Apprends-moi seulement comment t'honorer.
Tu as demandé à tes disciples de veiller
et de prier avec toi
une heure
mais ils s'endormirent.
Je veux veiller et prier
et ne pas oublier le souvenir de tes souffrances à
Gethsémani.
Je les évoquerai
avec gratitude et reconnaissance
tous les jours de ma vie.
Traduction de l’anglais Jacques Porthault
La Communion d’Amour
Père Matta El Maskîne
Spiritualité Orientale, N° 55-Abbaye de Bellefontaine
[1]
Extrait
du livre Avec le Christ dans sa
Passion, sa Mort et sa Résurrection, première édition, en
arabe : 1961.
[2]
Lc 22,15.
[3]
Jn 15,13.
[4]
Jn 18,4.
[5]
Mc 14,33-34.
[6]
Mc 14,64.
[7]
Jn 18,30.
[8]
1 P 2,24.
[9]
Jn 1,29.
[10]
2 Co 5,21.
[11]
Hb 7,26.
[12]
Théotokie de l'office des Matines du vendredi, rite Copte.
[13]
Jn 14,6.
[14]
Hb 5,7.
[15]
Is 53,4-12.
[16]
Ps 107,8.
[17]
Rm 8,17.
[18]
Ph 1,29.
[19]
Jc 1,2.
[20]
2 Co 1,5.
[21]
Col 1,24.
[22]
Ph 3,10.
[23]
Rm 8,2.
[24]
1 P 2,19.