Dans
une époque comme la nôtre, entachée d'esprit sectaire,
nous avons vite fait de penser que les mots du Credo : Nous croyons
en une seule Eglise universelle se réfèrent au type d'unité
qu'on trouve dans la confession (ou la communauté) à laquelle
appartient tel ou tel chrétien, qu'il soit orthodoxe, catholique
romain ou protestant. Le concept d'universalité est influencé
par celui d'une unité marquée de sectarisme. Un croyant
orthodoxe affirmera que l'unité de l'Eglise réside purement
et simplement dans l'Orthodoxie et que l'universalité n'englobe
que les orthodoxes qui se trouvent dans le monde entier. Un catholique
et un protestant feront pour leur part des affirmations similaires.
Ainsi chaque chrétien se forge une idée théologique
de la nature de l'Eglise telle que son unité semble enfermée
dans les frontières de sa propre confession, et que son universalité
n'est plus alors qu'un aspect spatial de l'Eglise, dans les limites
définies par le dogme.
Une
vision aussi étroite qui s'accroche fanatiquement à des
habitudes mentales et à l'esprit de clocher fait perdre de vue
la réalité de la nature infinie de l'Eglise, qui dépasse
aussi bien la pensée de l'homme que tout son univers terrestre.
L'Eglise
est bien plus grande que l'homme ! Elle est même plus grande que
les cieux et la terre, car l'homme n'a jamais rempli l'Eglise et ne
la remplira jamais, même si le monde entier avec toutes ses structures,
toutes ses croyances passées et futures était sauvé.
Car le seul qui remplit l'Eglise, c'est le Christ. Car il est luimême
la plénitude parfaite qui seule peut remplir tout en tout (Ep
1,23): l'homme, son intelligence, le temps et l'espace ! Le monde entier,
les cieux et la terre ne peuvent contenir l'Eglise. Tout au contraire,
c'est l'Eglise qui contient largement la terre et les cieux de l'homme.
L'Eglise est la nouvelle création (2 Co 5,17), le ciel nouveau
et la terre nouvelle (Ap 21,1), l'homme nouveau (Ep 4,24). Les cieux
anciens et la terre ancienne sont engloutis dans la nouvelle création,
comme s'ils n'existaient plus (bien qu'ils existent encore). De même
la mort est engloutie (1 Co 15,54) dans la vie, de sorte qu'elle ne
domine plus; et ce qui est corruptible est englouti dans ce qui est
incorruptible. Tout devient nouveau, vivant, éternel et pur.
Le nouveau ici, c'est ce qui appartient au TOUT INALTÉRABLE ET
INFINI, tandis que l'ancien est ce qui est partiel, qui périt
nécessairement, à cause de sa nature essentiellement changeante.
Aussi
l'Eglise, de par son caractère universel, est-elle plus grande
que l'homme, que ses concepts, ses structures et ses dogmes ; plus grande
que le monde, avec ses immenses virtualités, que la terre avec
toute son entropie, que tous les événements temporels
du premier jusqu'au dernier.
L'Eglise
est la nouvelle Totalité. Cet aspect de totalité, ici,
lui vient de la nature du Christ - dont l'Eglise a été
formée - car cette nature inclut tout ce qui appartient à
l'homme et à Dieu, par l'Incarnation.
L'Eglise
est donc «totale», ou en d'autres termes «universelle»,
«catholique», dans la mesure où elle recueille ensemble,
dans le Corps du Christ qui la remplit, tout ce qui appartient à
l'homme et tout ce qui appartient à Dieu, en une unique entité,
à la fois visible et invisible, finie et infinie, une existence
limitée par le temps et l'espace en même temps qu'éternelle
et surnaturelle.
Le
mot «catholique» vient du grec kaq (selon) et loz (tout).
Littéralement, il signifie «totalité». Il
s'agit ici d'une «totalité» ultime, qui transcende
toute existence finie. C'est une totalité inaltérable,
infinie, infrangible. C'est une totalité indéfectiblement
UNE, comme la nature même du Christ, sans division, sans confusion
et sans changement.
Telle
est l'Eglise, semblable en tout au Christ. De même que le Christ
est un en sa personne ; de même que, de par sa nature, il embrasse
tout dans son existence qui est à la fois temporelle et éternelle,
localisée et dépassant l'espace, de même l'Eglise
est à la fois une et universelle. Quiconque se trouve dans l'Eglise
est nécessairement «un» et doit être «un»
en raison de la catholicité de l'Eglise, autrement dit, en raison
de sa capacité divine, reçue du Christ, d'unir l'homme
tout entier en Dieu. Qui est en Christ est de Dieu et est «un»
en Dieu.
L'Eglise
réalise cette catholicité par les sacrements, car, par
les sacrements, tous les fidèles sont unis entre eux, unis dans
le corps mystique du Christ, devenant ainsi tous ensemble un seul corps
et un seul esprit, accédant ainsi à la nature de l'Eglise
une et universelle. Le corps du Christ dans l'Eglise est le secret de
sa catholicité. Sa personne unique est le secret de son unicité.
Si
les fidèles dans l'Eglise ne parviennent pas à l'unité
de coeur et d'esprit par la communion au Corps unique, s'ils ne parviennent
pas à l'amour unifiant que dispense la personne du Christ qui
règne sur tout, les sacrements ne représentent plus que
des rites formels et c'est cela qui prépare la discorde intellectuelle
et dogmatique. Le formalisme sacramentel ou dogmatique est incompatible
avec la réalité du Corps unique et qui contient tout,
qui donne la vie à tous ceux qui s'en nourrissent et les fait
devenir «un» en lui. Dans l'Eglise, le Corps du Christ est
source de vie et d'unification. Il est vivant et vivifiant, il est capable
de faire tomber toutes sortes de barrières créées
par le temps et l'espace, par l'intellect et les instincts de l'homme,
qu'il s'agisse de barrières sociales (il n'y a plus en Christ
ni esclave, ni homme libre), raciales ou culturelles (ni juif, ni grec,
ni barbare), sexuelles (ni homme, ni femme (Ga 3,28)). Le corps mystique
du Christ est dans l'Eglise source de la puissance qui la rend capable
de tout rassembler et unir dans sa propre nature catholique et unique.
L'Eglise
est la nouvelle création. Adam était la «tête»
de la première création humaine, l'être unique dont
étaient issus les peuples, les races, les classes, les individus
de l'humanité. Ainsi le Christ, devenu le second Adam, est la
«tête» de la nouvelle création humaine, l'être
unique dont est issu l'homme nouveau, comme une race unique élue
(la race divine du Christ), comme un peuple justifié (peuple
rassemblé par la justice du Christ, non par sa propre justice),
comme une nation sainte (1 P 2,9) (née du saint baptême
et non du sein d'une femme).
Le
grand secret de la capacité du Christ à unifier races
et peuples, à abolir toutes les barrières qui séparent
les humains (et à réaliser l'universalité de l'Eglise),
c'est qu'il est Dieu incarné, à la fois Fils de Dieu et
Fils de l'homme. La divinité du Christ a permis à son
humanité de dépasser tout racisme, tout nationalisme,
tout particularisme, tout péché et toute mort. Parce que
le Christ était Fils de Dieu, il a pu rassembler l'humanité
dans une filiation unique à l'égard de Dieu. Aussi, quiconque
participe à la chair du Christ voit se dissoudre en lui toutes
sortes de barrières, en même temps que le péché
et la mort. Il est ainsi rendu «un» avec tout homme; il
devient un homme nouveau, une nouvelle créature purifiée
à l'image du Christ et, par conséquent, fils de Dieu à
l'intérieur de l'unique filiation du Christ. Si donc l'Eglise
est catholique, c'est en dépendance de la chair divine du Christ
en tant que celle-ci a le pouvoir de rassembler l'humanité, de
l'unifier en une unique filiation à l'égard de Dieu.
La
catholicité de l'Eglise est celle du Christ. C'est la nature
du Christ qui opère, elle qui peut réunir tout à
la fois l'homme avec Dieu et l'homme avec l'homme. En d'autres termes,
l'Eglise, en raison de sa catholicité, s'oppose à toute
discrimination, à toute division, à tout repliement sur
soi et même à tout ce qui provoque la division, d'où
qu'elle vienne, que ce soit de l'intérieur ou de l'extérieur
de l'homme.
Les
couleurs, les races, les peuples divisés, le Christ ne les rassemble
pas seulement en une seule façon de penser et en une seule foi,
il les rassemble en un seul Corps au sens fort du terme, avec tout ce
que cela comporte d'intimité, de compréhension et d'amour.
Aussi, l'Eglise, qui est son Corps mystique par le baptême et
l'eucharistie, se trouve être le point de rencontre de toute l'humanité,
le seul point de rencontre pour tous les peuples, les nations, les races,
les langages, les sensibilités, celle qui dissout toutes les
barrières et les désaccords. Ainsi tous deviennent un
seul grand corps pur, un seul esprit d'intimité et d'amour, un
seul homme réconcilié qui a pour tête le Christ,
qui assume tout ce que chaque race, chaque peuple, chaque couleur, chaque
langage possède comme privilèges et comme talents, mais
sans que cela entraîne division, ni dispute ou discrimination.
Voilà exactement ce que signifie la «catholicité»
de l'Eglise.
Pourquoi
alors l'Eglise n'a-t-elle pas encore pleinement réalisé
cette catholicité - ou plutôt pourquoi ne vit-elle pas
encore pleinement dans le monde selon sa nature catholique, qui devrait
être l'essence de sa vie en Christ, la manifestation de sa puissance,
le secret de sa perfection, de son intégrité divine? La
raison est simple et évidente. Elle n'a pas encore perçu
ses concepts divins dans leur pureté, dans leur dimension surnaturelle
qui dépasse toute logique et toute intelligence humaines. Autrement
dit ses concepts sont encore liés à des interprétations,
à des raisonnements philosophiques qui l'empêchent de percevoir
clairement «la nature catholique du Christ», son pouvoir
transcendant de totale réconciliation, son pouvoir d'unifier
les natures différentes d'une manière qui dépasse
les capacités de chacune d'entre elles et qui ne se limite pas
aux idées, aux principes et aux dogmes, pouvoir qui trouve sa
source dans le pardon, dans la purification, la justification et même
la sanctification de tout homme par le sang du Christ, qui peut racheter
les péchés du monde entier. On pourrait dire que l'Eglise
n'a pas encore découvert l'étendue du pouvoir inhérent
au sang du Christ, tout ce que peut opérer sa chair, la profondeur
de son amour et de sa justice.
Il
est évident que les définitions théologiques qui
ont été à l'origine des schismes sont, en elles-mêmes,
impeccables. Les problèmes se trouvent dans la manière
de les interpréter et de les approfondir. Ici, l'homme a approché
la nature divine de Dieu, simple et limpide, avec l'esprit et les pensées
d'Adam, non ceux du Christ. Là les divisions sont une conséquence
inévitable de la nature divisée d'Adam. Les divisions,
qui se manifestent dans la manière dont nous envisageons, dont
nous percevons le Christ, n'ont rien à voir avec la personne
du Christ-, avec sa nature qui est universelle, mais elles résultent
de la division qui a affecté la nature humaine, une nature blessée
par le péché, empoisonnée parla haine, le soupçon,
le malentendu, la vanité et les dissensions. Les schismes qui
déchirent l'Eglise n'ont pas leur origine dans l'Eglise, mais
dans l'incapacité de l'homme à percevoir, à saisir,
à comprendre la réalité du Christ et de l'Eglise.
Nous
voyons donc que, chaque fois que nous divergeons au sujet de la nature
du Christ ou de l'Eglise, c'est un signe que nous avons envisagé
les réalités divines, théologiques, avec un esprit
humain, selon le vieil homme et par conséquent, en fait, de façon
non théologique. Chacun des schismes qui est intervenu dans l'Eglise
nous avertit qu'en ce point, l'homme a abordé les problèmes
de l'Eglise de façon ethnocentrique, raciale (ce qui ne peut
mener qu'à la division), au lieu de le faire dans un esprit d'Eglise,
un esprit «catholique» (qui unit).
Ce
n'est que pour l'homme vraiment nouveau, l'homme qui a la pensée
du Christ, que le Christ sera Un, qu'il ne sera pas divisé (1
Co 1,13), ni source de division ou de discorde. Ce n'est que pour cet
homme nouveau, qui a accueilli en profondeur la nature du Christ, que
l'Eglise sera vraiment une dans le monde entier, unique et catholique,
ouverte à tous, orthodoxe dans toute sa pensée, sans sectarisme
ni germe de division.
Ce
n'est que lorsque chacun renonce totalement à sa propre volonté
que peut apparaître la seule volonté du Christ. Lorsque
chacun renie ses passions, ses haines, soumet son corps et son esprit
à l'oeuvre de l'Esprit Saint, alors, et alors seulement, le Corps
mystique du Christ est manifesté et agit au sein de l'Eglise
pour rassembler les coeurs, les principes et les idées. Lorsque
chacun soumet pour de bon sa vie au Christ, alors, et alors seulement,
la vie du Christ se manifeste dans l'Eglise et l'Esprit Saint se répand
en elle en plénitude.
Quand,
à l'intérieur de l'Eglise, chaque personne se soumettra
spirituellement à Dieu, avec fidélité et sincérité,
par un vif repentir, quand chaque Eglise se soumettra ainsi d'une soumission
spirituelle, fidèle, sincère, pleine d'un vif repentir,
alors l'Eglise sera rendue Une par la grâce de Dieu, les Eglises
s'uniront par la puissance de l'Esprit Saint et le Christ sera le seul
berger de l'unique troupeau, le menant lui-même par son Esprit
et devenant pour lui source de sa catholicité et de son unicité.
L'Eglise
n'est-elle pas manifestation de l'Incarnation du Christ sur la terre,
continuée à travers l'histoire? En son sein, les fidèles
forment la nouvelle nature humaine, glorifiée dans la personne
du Christ, en qui elle est adoptée par Dieu.
Un seul Christ et une seule Eglise universelle
Comment le Christ sera-t-il manifesté dans l'Eglise, sinon par
l'unité des pensées, des désirs et des volontés,
par un même sentiment de l'unité profonde, humaine et spirituelle,
qui existe entre les enfants du Dieu unique, ceux qui ne sont nés
ni du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté
de l'homme, mais de Dieu (Jn 1,13)?
Comment
témoigner devant le monde que Dieu est un, sinon par l'unité
de ceux qui sont nés de Lui?
Comment
le monde pourra-t-il croire que Jésus Christ est le Fils unique
de Dieu, sinon dans la mesure où seront fils ensemble ceux qui
croient en lui, dans la mesure où seront « un » ceux
qui sont nés de Dieu par sa mort pour eux sur la croix et sa
résurrection où il les entraîne, qui se sont maintenant
unis à son corps, à son sang et à son Esprit, et
qui, par conséquent, sont tous devenus membres d'un même
Corps?
N'est-il
pas évident que l'universalité et l'unité de l'Eglise
constituent toute la théologie, qu'elles sont la preuve de l'existence
du Christ et de son action, la réalisation de la nouvelle naissance
dans l'eau et le Saint Esprit, reçue du ciel par l'homme?
Les
déficiences que nous constatons dans les différentes Eglises
en ce qui concerne l'universalité et l'unité de l'Eglise
exigent de nous, non que nous reconsidérions notre théologie,
car notre théologie est correcte et fidèle, mais que nous
nous mettions nous-mêmes en question à la lumière
de cette théologie, pour que nous puissions corriger notre vision
de Dieu, le seul Père de toute l'humanité, et notre vision
du Christ, comme seul sauveur et seul rédempteur de tous ceux
qui appellent son Nom (Ac 2,21; Rm 10,13), lui qui a ramené,
sans discriminations, l'humanité entière à l'adoption
filiale, pour que nous puissions enfin corriger notre amour pour l'homme,
- pour tout homme - comme étant indiscutablement notre frère,
quand bien même il nous manifesterait son hostilité et
nous tendrait des pièges mortels.
Il
ne faudrait pour autant pas perdre de vue que ce qui nous pousse à
rechercher cette catholicité et cette unité de l'Eglise,
ce n'est pas simplement un zèle théologique, ou l'idéalisme,
ni même un remords de conscience. Ce doit être notre foi,
notre amour, c'est-à-dire la nouveauté de notre nouvelle
naissance, qui vient du ciel et que nous ne pouvons réellement
vivre en dehors de la catholicité et de l'unité de l'Eglise.
L'homme nouveau ne peut aucunement vivre comme «une partie»
séparée des autres parties, encore moins dans l'hostilité
ou la haine à leur égard. L'homme nouveau ne peut être
qu'un «Tout», il ne peut être que «Un»,
car il est d'une nature catholique et d'un Père qui est Un. La
nouvelle nature une reçue à la naissance par chacun dans
l'Eglise est celle qui fait que tous sont Un (Ga 3,28 et Jn 17,21) par
la grâce et l'Esprit. L'amour impose son autorité divine
et universelle. L'unique paternité du Père imprègne
ceux qui sont nés de lui, à l'image du Christ, le Fils
unique.
L'Eglise
est donc catholique parce qu'elle est le corps du Christ immolé
par amour pour le monde ENTIER, qui rassemble en lui toutes choses (Ep
1,10).
L'Eglise
est une parce qu'elle est la demeure qu'on ne peut briser, celle du
Père.
Et
maintenant, nous attendons avec une grande impatience, dans la prière
et les larmes, avec la sensibilité de l'homme nouveau, que se
réalisent la catholicité et l'unité de l'Eglise
dans le monde entier.
Père
Matta El Maskyne
Père
Matta est le Père Spirituel du Monastère Saint-Macaire
dans le désert de Scété en Egypte.
Article
publié en arabe, en 1972, dans la revue Al-Nour (La Lumière),
éditée au Liban par le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe.