Peut-être
notre Chemin nous conduira-t-il jusque-là ? Il arrive à
Dürckheim de livrer à quelques-uns cette expérience
en tout cas peu commune. « Notre inspiration, dit-il, est l'expiration
de Dieu en nous, et notre expiration, l'inspiration de Dieu en Lui !
» Si une affirmation aussi extraordinaire veut avoir quelque réalité,
la Bible doit y faire au moins une allusion ! Cherchons... Et, en effet,
dans cette perspective, ne découvrons-nous pas dans ce vieux
texte de la Genèse une surprenante clarté : « Dieu
insuffle dans ses narines une haleine de vie et l'homme devient un être
vivant ! » (GEN 2,7). Ce qui est ainsi vigoureusement affirmé
dès les premières pages de la Bible se poursuit et se
cherche tout au long de son histoire de mille et une manières
pour culminer enfin dans cette parabole inouïe de Jésus
avant sa mort « Je suis la vigne, vous êtes les sarments
» (JN 15,5). La vie de l'un passe dans l'autre... C'est à
chaque instant le mouvement même de notre création qui
se poursuit.
Chaque expiration de Dieu, pourrait-on dire, est un baiser d'amour qui
nous suscite à la vie. Et cette vie est à l'image de Dieu
(GEN 1,27), elle est trinitaire. Les mots sont faibles et impuissants
dans leur balbutiement, mais le scandale le voici, tel que Maître
Eckhart le formule à la suite de tous les grands de la tradition
(Denys l'Aréopagite, Grégoire de Nysse, Augustin...) :
le fond de notre être est identique à Dieu dans l'opération
par laquelle il engendre le Fils ; « Le Père engendre sans
cesse son fils, et je dis plus encore : il m'engendre en tant que son
fils et le même fils » (SERMON JUSTI VIVENT).
En fait, cette affirmation audacieuse de l'identité de l'homme
n'est autre chose que le développement de certaines intuitions
pauliniennes et johanniques jusqu'à leurs extrêmes conséquences.
Déjà le Psaume 2 ne dit-il pas : « Tu es mon fils,
moi, aujourd'hui, je t'ai engendré ! »
Le tragique est que notre conscience est totalement détournée
de ce fond le plus intime de notre identité. Dans la tradition
mystique du christianisme, cette séparation et cette aliénation
intérieures, où l'homme est étranger à lui-même,
sont la véritable signification du péché originel.
Le but de la méditation est de retrouver précisément
cette conscience et de désaliéner l'homme. Le premier
pas pour sortir de cette inauthenticité fondamentale de notre
être sera toujours le lâcher-prise : quitter l'axe des choses,
l'étreinte et la manipulation des objets qui ne cessent de refermer
le moi sur lui-même comme s'il était une fin en soi.
Lâcher, accepter en profondeur de TOUT perdre ; dans l'assise
silencieuse je me détends, mes tensions cessent de s'agripper
aux mille appâts de l'existence, plus rien ne me retient, rien
n'a d'importance, rien... Mon coeur est libre de tout, désencombré,
pur... Là, dans la nudité totale du moment présent,
tendre l'oreille intérieure, arriver peu à peu à
vraiment écouter dans le silence comment chacune de mes expirations,
dans la mesure où je m'y abandonne, me conduit à la Source
cachée de mon être profond et me recrée dans une
nouvelle inspiration. Vivre Cela intensément pendant quelque
temps, sans commentaire ni réflexion, voir et sentir, consentir...
Quand progressivement tout mon être, corps-âmeesprit, arrive
à un maximum de détente, donc d'ouverture et de présence,
ma respiration devient quasi imperceptible. Se laisser conduire alors
doucement par l'expiration vers cet abîme de silence et de mystère
qui s'ouvre entre l'expiration et l'inspiration. Je porte toute mon
attention au passage de l'une vers l'autre... Y demeurer... C'est comme
si le temps s'arrêtait, l'impression de ne plus être dans
l'espace. En fait, je suis touché par la dimension d'éternité
en moi, au-delà de l'espace et du temps, la demeure du silence,
de l'Innombrable, de Celui qui n'a pas de Nom et qu'on appelle le Père...
C'est de Lui que va jaillir maintenant mon engendrement. Il expire en
moi et moi j'inspire ; en expirant, Il s'exprime. Il se dit et me dit,
me crée dans le Verbe « par qui tout existe et qui est
la vie de tout être » ; mon inspiration est ma filiation,
je deviens fils avec Celui qui est Fils de toute éternité,
« l'aîné d'une multitude de frères, le Christ
» (RoM 8,29). En m'accueillant ainsi totalement du Père
« je prends la forme du Christ », je Lui deviens toujours
plus conforme (ORIGÈNE).
Sentir très concrètement comment l'inspiration me forme,
me donne ma Forme particulière, ma Loi intérieure, me
structure et m'organise ; l'haleine de vie que le Père m'insuffle
devient chair, le Verbe s'incarne en moi, Présence... Plénitude...
L'inspiration est brève et va culminer bientôt dans un
nouveau silence avant d'ouvrir à l'expiration. Le Fils sort de
l'abîme de Silence et retourne dans l'abîme de Silence ;
il est tout entier tourné vers le Père. Se laisser porter
par ce mouvement vers... entrer dans le Silence-Source... le goûter...
et être attentif à la naissance de l'expiration...
C'est l'Esprit-Souffle qui procède de la Source... Par la détente-ouverture
que l'expiration introduit en moi, l'Esprit me rend maintenant transparent
à la Présence du Christ ; en pénétrant dans
la profondeur de l'être, par l'expiration-souffle, la Puissance
de l'Esprit communique à l'homme l'énergie divine qui
l'unifie au fils et le fait participer à la relation du Fils
au Père... Filiation... Accomplissement... Personnification...
Déification...
Plus je lâche prise en expirant, plus l'Esprit m'ouvre à
cette transparence et me rend le Christ intérieur, palpable et
sensible.
Seule cette réciprocité inouïe du « je »
de l'homme et du « Je » de l'Esprit, seul ce contact de
mon être avec le Feu de la Sainteté me sanctifie et me
fait passer de l'individu quelconque à la naissance de la personne
unique que je suis mais qui sommeille en moi. Uni à celui du
Christ, mon coeur alors s'embrase d'Amour pour le Père et crie
dans l'Esprit « Abba ! » (GAL, 4,6). Ruissellement de joie,
Joie de la Divine Trinité Elle-même en moi... Amour et
Joie, splendeur de l'Esprit, par laquelle Il nous fait approcher du
Père et du Fils... (RoM 5,5).
A la longue, notre expiration peut devenir un tel abandon que, dans
l'Esprit, nous nous oublions si totalement, nous sommes sortis si pleinement
de notre ego, que nous ne pouvons plus distinguer ce qui est de nous
et ce qui est de l'Esprit Saint dans ce mouvement. Loin de tout esclavage
ou domination, nous naissons de Sa Liberté et vivons en Elle...
Et par Elle, mais avec notre consentement total dans le don de nous-mêmes,
il nous ramène à nouveau vers le Père ; l'expiration
s'achève et nous plonge dans le Silence paternel... Toi !...
il me nomme comme fils... avec le Fils...
Suprême révélation de la roue de la métamorphose
lue avec la Bible et la Tradition : le Dieu tri-unique est plus intime
à moi que moi-même et ma Vie réelle est de «
participer à la circulation éternelle de l'Amour au sein
de la Trinité* ». « La conscience de cet Amour nous
rend comme des dieux » (ECKHART).
Méditer, c'est s'enfoncer dans cette intimité abyssale
où la Divine Trinité demeure ; là est notre racine
d'où jaillit constamment notre intériorité, et
si je rejoins celle-ci, je baigne originellement dans la vie trinitaire.
Le fond de mon être, le fond de tout être est donc la communauté
des Personnes divines dans l'Amour de l'Une pour l'Autre. La réalité
de toute réalité est la communion.
Tout ce qui existe est le Temple de ce mystère prodigieux ; tout,
absolument tout, est suspendu à cet échange éternel
d'Amour, respiration cachée de toutes choses, secret de ma propre
respiration, qui n'est mouvement que parce que l'Un ne cesse de se tourner
vers l'Autre Non pas moi, mais Toi!... dans un lâcher-prise, abnégation
infinie !
* P. Evdokhimov,
Présence de l'Esprit Saint dans la Tradition orthodoxe, Paris,
1969, p. 93.
Pour aller plus loin
Le père Alphonse Goettmann et son épouse Rachel sont les
auteurs de nombreux ouvrages, parmi lesquels :
- L'Au-delà au fond de nous-mêmes, initiation à
la méditation
- La Joie, visage de Dieu dans l'homme
- Prière de jésus, prière du coeur
- Guérison des maladies de l'âme
et récemment Le philosophe et la vie (avec Bertrand Vergely).
Le Centre Béthanie
Prieuré Saint Thiébault - 57680 Gorze - tél. 03.87.52.02.28
http://www.centre-bethanie.org
Session : Méditation et sagesse du corps, la voie du silence.
Revue trimestrielle Le Chemin (spécimen gratuit sur demande).
Lettre mensuelle gratuite (inscription à l'adresse : http://www.centre-bethanie.org/liste_diffusion.htm
ou en envoyant des enveloppes timbrées à votre adresse).
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