Ceux
qui essaieront d'avancer dans cette voie pourront y intégrer
tout leur corps. Mais là un guide est indispensable. Assis sur
un petit banc ou sur les talons, comme le conseillent certains Pères,
soit dans la verticale, soit au contraire le dos incurvé jusqu'à
ce que le menton vienne se poser sur le sternum. Puis diriger le regard
sur le milieu de la poitrine.
Dans la détente totale et l'attention la plus aiguë, faire
descendre l'intellect dans le coeur et de là laisser jaillir
la prière de Jésus, en y ramassant toute la force de notre
être : corps-âme-esprit. Toute la visée est la, comme
pour toute autre méditation ou prière : que l'intellect
descende dans le coeur. Là est le centre de l'homme, la racine
de sa substance humaine et en même temps, le locus Dei, trône
de Dieu. « C'est par le coeur, dit Théophane le Reclus,
que la vie divine se diffuse dans l'homme tout entier... et c'est par
le coeur que l'homme entre en contact avec tout ce qui existe et peut
saisir le secret même de l'univers... »
Le coeur est l'organe même de notre divinisation... C'est là
que l'homme rencontre Dieu face à face. Aussi, tant que l'on
ne prie qu'avec l'intellect dans la tête, on ne réalisera
jamais une rencontre personnelle avec Dieu, ni avec qui que ce soit
d'ailleurs. On peut s'imaginer un brasier ou une flamme, une lumière
dans la région du coeur.
Même si l'on recommande parfois de diriger la concentration vers
l'ombilic (le nombril) ou de « pousser le Nom de Jésus
jusque dans les entrailles » selon certains Pères, c'est
toujours le coeur qui reste le point culminant de toute maturité
spirituelle. Il est le centre intégrateur du haut (intellect)
et du bas (entrailles), le Lieu où l'Homme redevient un. Le coeur
s'ouvre quand l'homme a des racines terrestres (Hara) et que l'intellect
accepte de descendre de son autonomie indue.
D'autres Pères hésychastes synchronisent respiration et
répétition du Nom. Il faut « coller à notre
souffle le Nom de Jésus », dit saint Jean Climaque comme
si « la prière était continuellement respirée
», écrit Hésychius. Concrètement, d'après
la tradition byzantine, on peut dire Seigneur Jésus Christ Fils
de Dieu sur l'inspir : et aie pitié de moi pécheur sur
l'expir. Si la respiration est trop courte au début, partager
la phrase en quatre : sur l'inspir Seigneur Jésus Christ, expir
: Fils de Dieu, inspir : aie pitié, expir : de moi pécheur.
Aspirer doucement l'air avec les paroles.
En général, à moins d'une grâce exceptionnelle,
l'invocation du Nom est d'abord extérieure : on la prononce avec
les lèvres et les cordes vocales ; puis elle pénètre
dans l'intellect pour devenir mentale : on la prononce alors sans les
lèvres ni la participation des cordes vocales ; ensuite elle
s'intériorise en descendant dans le coeur où sa répétition
se fait de plus en plus spontanément et sans effort volontaire
; enfin, dernière étape, le méditant est entièrement
saisi par la grâce qui désormais est l'auteur de la prière,
remplissant le coeur d'amour et de lumière.
Ce sont là les degrés habituels de ce chemin, où
chaque pas doit être respecté, sans en sauter aucun. Rien
dans ce domaine ne peut être le résultat de notre effort
volontaire, rien surtout n'oblige la grâce à être
au bout d'une technique psychosomatique. La vraie prière est
don gratuit accueilli dans la foi et le repentir. « Plus profond
est le repentir, plus court est le chemin », dit le staretz Sophrony,
« voilà son unique fondement ». D'où la nécessité
d'une lutte sans merci contre tout ce qui fait barrage : toutes les
passions qui assiègent notre coeur, dont la première est
l'orgueil.
« Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu ! » (MAT
5,8). C'est toute l'oeuvre du retournement de la conscience et du renversement
des idoles, la métanoia. Combat ascétique et prière
sont inséparables, l'un ne cesse de provoquer l'autre, la réalisation
de l'un étant la condition de l'autre et vice-versa. Aussi la
prière ellemême est-elle déjà une véritable
ascèse. « Le nom du Seigneur descend profondément
dans le coeur », dit le moine Chrysostome, « il écrase
le dragon et vivifie l'âme ».
Il faut que notre coeur absorbe le Seigneur et que le Seigneur absorbe
notre coeur et que tous deux deviennent un. La prière de Jésus
pose donc son levier à la racine même de nos passions.
Elle entre d'abord dans notre vie « comme une lampe, dans les
ténèbres, puis c'est comme un clair de lune, enfin c'est
le lever du soleil » (HÉSYCHIUS). A mesure que le démon
dénoue ses amarres, nous sommes « incorporés au
Christ et devenons sa substance ! » (SAINT SYMÉON LE NOUVEAU
THÉOLOGIEN).
.