Prononcer
le nom de Jésus nous met en présence de son Être,
l'énergie divine dont il est porteur nous remplit progressivement
d'un amour tel que le sens même de notre vie s'en trouve radicalement
changé. Nous devenons des ressuscités, et rien dans notre
quotidien n'échappe à cette nouvelle orientation. C'est
comme si tout était aimanté par ce Nom qui peu à
peu bat au rythme de notre coeur. Car ni le travail de cuisine, ni celui
du bureau, ni le labourage des champs, ni l'esclavage des usines ne
sont incompatibles avec elle.
En tout temps, en n'importe quel lieu, chacun, du plus humble travailleur
au plus grand contemplatif, peut sans cesse dire le divin Nom dans le
secret de son silence intérieur.
L'invocation devient peu à peu spontanée et continuelle
à mesure qu'avec le temps et la patience elle descend des lèvres
vers la profondeur du cœur, qui alors la prend en charge sans que
l'on ne fasse plus aucun effort. Tout s'unifie en nous et autour de
nous, la paix et la lumière deviennent nos compagnes, tout ce
qui vient à notre rencontre reçoit le sceau du Nom de
Jésus...
En effet, non seulement l'homme, mais l'univers tout entier n'ont été
créés que pour ce mystère. Comme dit saint Paul
: « Tout a été créé en Lui et pour
Lui. II est avant toute chose et tout subsiste en Lui » (COL 1,16).
Méditer, ici, c'est prendre conscience pleinement de cela : j'ai
ma subsistance en Lui. Tout ce qui m'anime, cette grande Vie que je
sens sourdre en moi, procède de Sa Force créatrice à
l'instant même. Mon être est une participation à
Son Être créateur. Je ne suis que par Lui et parce qu'il
me maintient dans l'existence par sa puissance créatrice. «
Rien ne se fait sans Lui !... De tout être il est la vie »
(JN 1,3-4).
Mais ce qui se fait c'est, à son image dit la Genèse,
« afin que le Christ soit formé en nous » (GAL 4,19).
La méditation devient alors notre « oui » à
la création selon le cœur de Dieu et notre collaboration
consiste à se laisser in-former par le Christ, imaginer le Christ
en nous, comme disait déjà Origène.
Le mot imaginer n'est pas très adéquat en français,
il comporte le risque d'objectiver une image, ce qui ne serait plus
méditer au sens où nous l'entendons. En allemand, ein-bilden
traduit exactement l'opération : littéralement, former
en soi l'image ou prendre la forme du Christ afin d'être transformé
par Lui en Lui. C'est devenir le Christ (saint Augustin), laisser Sa
Vie remplir tout mon être, mes pensées, mes sentiments,
mes désirs, mon souffle, mon corps même jusqu'à
ne plus faire qu'un avec lui (JEAN 15).
Ce co-être avec le Christ, cette concorporalité avec lui,
comme disent les Pères, plus intime qu'on ne peut le concevoir,
est au cœur de toute foi chrétienne, son fondement, puisque
c'est la réalité même du baptême et de l'eucharistie.
Par le baptême, le chrétien est plongé dans le Christ,
selon la traduction littérale du mot (ROM 6,1-11), par l'eucharistie
nous sommes assimilés à Lui, dit saint Grégoire
Palamas, c'est à proprement parler une transfusion sanguine (JEAN
6,53-57). Il s'agit d'un enracinement en Lui, effectif ontologique et
pas seulement d'une union spirituelle, mais une identification, une
fusion, toutefois sans confusion.
Le Christ est le moi profond de l'homme, son sujet, comme la vigne l'est
pour le sarment (JEAN 15,1) ou la tête pour les membres du corps
(COL 2,19). C'est dans ce sens qu'il faut entendre la parole de saint
Paul applicable à tous les actes de notre vie : « Ce n'est
plus moi qui vis, c'est Jésus Christ qui vit en moi » (GA
2, 20).
Mais pour que cette pratique s'empare ainsi de tout le tissu de notre
vie quotidienne, aussi simple qu'elle soit et accessible à tous,
il est indispensable de s'astreindre à des temps forts de méditation
proprement dite, où d'une façon régulière
et systématique on s'entraîne à ne faire que cela.
Comme nous le disions déjà, le Nom de Jésus seul,
répété inlassablement, suffit. C'est la manière
la plus ancienne de pratiquer depuis l'antiquité chrétienne.
Mais la formule peut varier pour chacun, comme elle a varié au
cours des siècles. On peut dire par exemple « Jésus
Christ » ou « Seigneur Jésus », « Kyrie
Eleison » ou encore, surtout au début, se soumettre à
la formule devenue classique en Orient : « Seigneur Jésus
Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pêcheur »,
synthèse extraordinaire de toute la théologie.
Il est bon cependant, au bout d'un temps d'essais et de tâtonnements
inévitables, de s'en tenir toujours à la même invocation,
car elle se fraye un chemin en nous et va pénétrer jusque
dans l'inconscient.
La répétition se fait lentement, dans la paix, sans chercher
d'émotions ni à sentir forcément quelque chose,
mais avec amour et adoration, s'en laisser saisir. Les uns préféreront
répéter sans discontinuité, sans aucun vide entre
les invocations successives ; pour d'autres il y aura un temps de silence
entre chaque invocation afin de se laisser imprégner de sa résonance...
Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de réfléchir, de
retenir l'intellect en haut par une activité discursive sur les
mots prononcés, mais de pénétrer leur sens intuitif
savourer leur contenu vital. La monotonie de la répétition,
loin d'être un obstacle, est un grand moyen pour restreindre précisément
le champ de la conscience rationnelle et favoriser la percée
vers le coeur profond.
Comme on le voit, rien n'est plus simple, rien d'autre n'est requis
à l'essai sinon la grâce de l'Esprit Saint que l'on doit
demander avant de commencer, car sans Lui on ne peut pas dire que «
Jésus est Seigneur » (1 Co 12,3). La voie est ouverte,
mais tous n'y sont pas appelés : chacun doit trouver son chemin
avec discernement. Celui-ci est abrupte, jalonné d'épreuves,
car il soulève les esprits mauvais et pervers à un combat
acharné contre nous.