L'homme
naît en recevant le premier souffle et meurt en rendant le dernier.
La vie est dans le souffle, elle est un souffle de vie. Mais que notre
langue est intellectuelle ici ! Sous l'apparente profusion des mots
se cache déjà le péché de la division et
la proéminence du mental dans notre culture : âme, souffle,
respiration, haleine, vent, Esprit... autant d'expressions que recouvre
et contient le seul terme de Rouah en hébreu.
La Bible n'a donc pas de complexe, en parlant du souffle ou de la respiration,
à laisser couvrir en même temps la porte sur un abîme
de mystère... Et réciproquement, en parlant de l'Esprit,
elle rie craint pas de désigner par là aussi Celui qui
anime jusqu'à la moindre haleine pénétrant dans
les narines de l'homme !
Il faut un temps assez long de pratique pour comprendre réellement
que ce n'est pas nous qui faisons la respiration, mais que ça
respire en nous saris que nous y fassions quoi que ce soit. Quand on
éprouve cela pour la première fois, c'est une des expériences
les plus frappantes de cette grande Force qui nous habite et nous maintient
en vie saris notre intervention. Nous rie vivons tous que parce que
le souffle de Dieu nous pénètre constamment, comme il
pénètre d'ailleurs dans tout ce qui existe et jusqu'au
moindre grain de poussière ; pas une cellule de notre corps qui
ne soit continuellement animée par cette Présence créatrice
et vivifiante. La respiration peut devenir le lieu de cet échange
ineffable et plein d'Amour. Dans la méditation, il s'agit d'en
devenir conscient, non en fixant ou en analysant, ce qui créerait
une distance d'extériorité, mais, en épousant intérieurement
ce mouvement de vie, se laisser saisir par lui. Arriver à vraiment
écouter dans le silence comment chacune de nos expirations, dans
la mesure où nous nous y abandonnons, nous conduit aux sources
cachées de notre être profond et là, nous recrée
dans une nouvelle inspiration. Mort-naissance, mouvement incessant qui
nous fera entrer progressivement dans une plénitude indescriptible,
et si nous y sommes fidèles, l'être essentiel nous envahira
de sa présence.
Le lâcher-prise des scléroses du moi et la plongée
dans le feu purificateur de l'Être unifient progressivement nos
forces indivises autour d'un nouveau centre. Le coeur de pierre (Ez
36,26) qui durcit tout, fixe et objective, devient peu à peu
un coeur de chair, dont la caractéristique essentielle est une
capacité croissante d'aimer. « A ceci tous vous reconnaîtront
pour mes disciples : à cet amour que vous aurez les uns pour
les autres » (JN 13,35). La renaissance dans l'amour est le signe
qu'un autre nous a touchés, mieux : investis et transformés.
C'est une conversion toujours plus saisissante à mesure que l'expérience
progresse, la réalisation de la metanoia (conversion) inscrite
au creux de tout l'Évangile, le grand tournant de la vie saris
lequel il n'y a pas de maturité humaine ni chrétienne
possible.
La méditation est de cet ordre ou elle n'est pas ! C'est une
expérience rigoureuse et existentielle d'union avec le Christ
dans sa mort afin d'avoir part à sa Résurrection. Tout
ce qu'on dit à ce propos n'a de sens que si on peut le réaliser.
Sinon « le discours est creux » (1 TIM 6,20). Saint Paul
insiste très fortement sur ce mode de connaissance, en particulier
dans sa première épître aux Corinthiens. A côté
de la sagesse rationnelle et dialectique, il y a celle qui est matière
à expérience et qui dépasse la raison. Seule cette
sagesse-là fait communiquer au Christ vivant en nous et donne
accès à une vie totalement nouvelle, à condition
cependant d'être libéré de la sujétion aux
formules verbales et aux structures conceptuelles, « la sagesse
du langage » (I Co 1,17).
La foi suppose donc tout autre chose qu'une simple adhésion intellectuelle
à un donné doctrinal. L'expérience à laquelle
elle invite est l'acceptation d'un dépouillement total, un lâcher-prise
qui signifie en réalité être cloué sur la
croix avec le Christ, de telle sorte que l'ego n'est plus le principe
de nos actions les plus profondes, qui désormais procèdent
du Christ qui vit en nous (GA 2,19-20). Voilà le centre de la
vie du chrétien, il ouvre sur une vie en plénitude (Ep
3,19).
C'est un chemin qui conduit d'une vision d'extériorité
à une vision d'intériorité, où l'on cesse
enfin de concevoir et de prêcher la religion comme une relation
avec un être extérieur qui s'ajoute à notre existence
pour la conforter, la diriger, la surveiller ou la juger. Le Tout-Autre
qui serait le Tout-Extérieur, ce qui est au-delà du cercle
des choses visibles et avec lequel nous entretenons des rapports de
dépendance aliénante est proprement aberrant. On comprend
que les attaques des maîtres du soupçon, Feuerbach, Marx,
Nietzsche, Freud, soient maintenant l'air du temps...
Dans la vision d'intériorité au contraire, Dieu n'est
pas victime d'une mesure de ségrégation, il n'est pas
seulement ailleurs, ni au-delà, dans un autre monde où
il faudrait émigrer pour le trouver, mais en plein coeur de l'humain
comme sa raison d'être, son âme et le dynamisme de son dépassement.
Par conséquent, Dieu est à chercher dans la dimension
de la profondeur la plus existentielle, dans ce qui fait qu'un homme
est un homme et sans quoi il cesse de l'être. Si la profondeur
est vraiment le domaine de la religion, on voit aussitôt que personne
ne saurait vivre pleinement sans la rencontrer, que tout dualisme devient
impensable et qu'il n'est plus possible d'enfermer Dieu dans un domaine
réservé, en marge de l'existence pratique.
La foi n'est plus alors une rallonge ou un luxe inutile, mais la vie
même dans ce qu'elle a d'essentiel, où donc il devient
plausible que sans Dieu il n'y a plus d'homme. Transcendance, oui, mais
qui est un au-delà au coeur de notre vie (BONHOEFFER), non pas
infiniment loin, mais toute proche, une couche de vérité
si profonde qu'on l'atteint non pas aux frontières de la vie,
mais en son centre, non pas par une fuite, mais par une plus profonde
immersion dans l'existence, selon la belle expression de Kierkegaard.
Ici, beaucoup mieux que de comprendre, il s'agit de se laisser prendre,
de se laisser saisir par le Christ, car un moment doit venir où,
si autorisée que soit la parole que nous a interprétée
Jésus, nous devons croire en vertu d'une expérience immédiate,
d'un contact personnel. Chemin de Damas en dehors duquel il n'y a pas
de disciples. Or voilà bien notre espérance : susciter
en chacun le disciple qui répondra en temps voulu à son
appel intérieur qui lui dit : Viens et suis-moi !