L'expérience
mystique est ici proposée à tous par le grand initiateur
spirituel qu'est William Johnston. Dans un langage simple et concret,
très proche du quotidien, il saisit le cours et la profondeur
de la vie intérieure et replace le mysticisme face aux grandes
questions d'aujourd'hui.
William
Johnston parle de l'homme en quête d'absolu et désireux
de proximité.
Il
dit la vérité des contradictions et la joie si particulière
d'être un homme épris de Dieu.
La
personne de Jésus est saisie dans la transparence de tout être
et - ce n'est pas un des moindres paradoxes - dans la force de sa vulnérabilité.
(
)
Né
en Irlande en 1925, William Johnston, jésuite, est docteur en
théologie de l'Université Sophia de Tokyo. Il réside
habituellement au Japon depuis 1951.
En l'an
de grâce 1981 alors que Men hem Begin était encore Premier
ministre en Israël et Anouar al-Sadate président de la République
arabe unie, j'ai eu le privilège de passer six mois à
Jérusalem.
Je logeais
dans un institut situé à la périphérie de
la Ville sainte avec un groupe d'exégètes dont chacun
poursuivait son programme biblique avec un enthousiasme et un zèle
admirables.
Mon
propre programme (et quel programme!) consistait à étudier
les racines du mysticisme chrétien. Après avoir consacré
de nombreuses années à comparer le mysticisme chrétien
avec son équivalent bouddhiste, cherché leurs similitudes
et exploré leur fond commun, j'ai senti que le moment était
venu d'évaluer la dimension unique de l'expérience chrétienne
et de faire ressortir ses traits distinctifs.
Je
désirais en même temps remonter au-delà de saint
Jean de la Croix et de sainte Thérèse d'Avila, au-delà
de maître Eckhart et du Nuage de l'Inconnaissance, au-delà
d'Augustin et de Grégoire, jusqu'aux origines mêmes de
cette prière mystique qui prend une importance croissante dans
la vie de nos contemporains, hommes et femmes.
J'espérais
trouver ce que je cherchais dans le désert.
N'est-ce
pas dans le désert que le peuple d'Israël a connu l'amour
indéfectible de Yahvé et qu'il a conclu une alliance avec
lui?
N'est-ce
pas dans le désert que la parole est venue à Jean-Baptiste
?
N'est-ce
pas dans le désert que jésus a prié et jeûné
avant de rencontrer le démon ?
Et les
premiers moines chrétiens ont fui la Rome païenne pour se
réfugier dans le silence fécond du désert où
ils ont prié, jeûné et amassé pour nous un
trésor inestimable de maximes spirituelles et de conseils mystiques.
J'ai
donc passé un temps considérable dans le désert
- déserts de Judée, du Neguev, du Sinaï, enfin dans
le désert d'Égypte, au sud d'Alexandrie.
J'ai
appris à aimer la mer Morte.
J'ai
été fasciné par Jéricho et par ce monastère
haut perché sur la colline nommée " Mont des tentations".
À
Qumran, berceau de ces extraordinaires Esséniens, j'étais
debout dès l'aube, avant l'arrivée des premiers touristes,
pour goûter le silence qui planait sur le désert et sur
la mer.
L'atmosphère
me rappelait celle qui règne dans certains temples bouddhistes
avec cette différence que dans cette région j'éprouvais
cette indéfinissable sensation de présence que l'on associe
nécessairement aux religions monothéistes.
Il m'apparaît
ainsi clairement que l'environnement crée l'expérience
religieuse. L'environnement peut conduire à une modification
de l'état de conscience.
Peut-être
crée-t-il une sorte d'expérience mystique. On découvre
que le désert vaste et vide n'est pas seulement " là-bas
", il est également " ici ". On pénètre
dans le désert intérieur. Peut-être est-ce exactement
ce que jésus et Jean-Baptiste ont fait.
Et le
Sinaï - " ce désert grand et redoutable "
(Deutéronome 1, 19).
Là
aussi, l'immensité et la beauté impressionnantes semblent
créer l'expérience religieuse.
Je ne
m'attendais pas à une telle variété de paysages
et, en voyant les kilomètres de pierres brunes, les rochers tordus,
le sable étincelant et les bédouins nomades, je me remémorai
la description de Félix Fabre, ce moine du xve siècle,
qui écrivit qu'à " chaque heure du jour on entre
dans une nouvelle région, d'une nature différente, avec
des conditions de climat et de terrain différentes, avec des
montagnes de formes et de couleurs différentes de sorte que l'on
est ébloui par ce que l'on voit et avide d'en voir davantage
".
Et la
souffrance du désert?
C'est
là un autre élément important de l'expérience
religieuse.
Le jour,
l'implacable soleil auquel il est impossible d'échapper, la nuit,
le vent glacial contre lequel mon sac de couchage ne me procure qu'une
protection insuffisante.
Le manque
d'eau et la séparation de tout ce qui est familier, autant de
conditions qui créent le détachement - et le détachement
est essentiel dans la voie spirituelle.
J'ai
dit que l'environnement crée l'expérience religieuse.
En termes
plus théologiques nous pourrions dire que Dieu se révèle
dans la nature.
Le psalmiste
le sait et, quand il voit le désert, il s'écrie : "
Les cieux racontent la gloire de Dieu et l'oeuvre de ses mains, le
firmament l'annonce " (Psaume 19, 1).
Paul
le sait aussi et il proclame que "ce qu'il a d'invisible depuis
la création du monde se laisse voir à l'intelligence à
travers ses oeuvres, son éternelle puissance et sa divinité"
(Psaume 19, 1).
Oui,
le vaste désert donne une idée de Dieu et il nous aspire
dans sa présence envahissante.
Et pourtant,
quand tout est dit, la révélation de Dieu par la voie
du désert immense et terrible n'a qu'une importance secondaire.
Un prodige
plus extraordinaire s'est produit au Sinaï : Dieu a parlé.
Il a
parlé à Moïse face à face, comme un homme
peut parler à son ami et, dès lors, une amitié
merveilleuse est née entre Yahvé et la famille humaine.
"
Dans cette révélation, le Dieu invisible s'adresse
aux hommes en son immense amour ainsi qu'à des amis ; il s'entretient
avec eux pour les inviter et les admettre à partager sa propre
vie. "
Mais
Dieu aurait pu parler ailleurs.
Il aurait
pu parler à Belfast ou à Nagasaki.
Il aurait
pu parler à Zamboanga ou à Dalamazoo.
Il a
choisi le désert.
Et,
selon la tradition judéo-chrétienne, on appelle désert
le lieu où Dieu parlait.
C'est
pourquoi le Nouveau Testament voit Jésus dans le désert
chaque fois qu'il se retire dans un lieu isolé pour prier ou
lorsqu'il gravit la montagne de Galilée ou lorsqu'il marche près
de la mer.
Les
écrivains chrétiens ne parlent pas du désert physique
de sable et de pierres.
Pour
eux, le désert est partout où quelqu'un prie et écoute
la parole de Dieu.
Et,
de nos jours, nombreux sont ceux qui trouvent leur désert dans
le centre commercial de la ville, dans la prison ou l'hôpital
ou dans les simples souffrances de la vie ordinaire.
J'ai
visité un monastère copte situé dans le désert,
au sud d'Alexandrie, en compagnie d'un prêtre anglican de mes
amis.
C'était
une expérience nouvelle car, alors que le Sinaï et la région
désertique qui entoure Jérusalem présentent une
grande variété de paysages et parfois quelques espaces
couverts d'herbe où le bétail peut brouter, ce désert
égyptien n'était qu'une immense étendue de sable.
De tous
les côtés, du sable, du sable et encore du sable.
Après
avoir quitté Le Caire, nous nous étions égarés
quand un groupe d'aimables moines nous ont emmenés dans leur
grande safari jusqu'à leur monastère où ils nous
ont offert une hospitalité royale. Le monastère ressemblait
à un grand navire flottant dans l'océan du désert.
Du toit,
j'observais les moines, pareils à de minuscules fourmis allant
et venant dans le sable sous le soleil ardent.
"
C'est notre vie ", me confia l'un d'entre eux et il m'expliqua
que le but de leur existence était leur présence au désert,
leur présence face à Dieu car le désert est un
symbole vide et vaste du Dieu inconnaissable.
C'était
un cadre idéal pour le mysticisme. Le désert conduit à
une expérience cosmique, une expérience de la kénose
(1) qui crée le vide, elle conduit au nada, nada, nada
de ces mystiques apophatiques selon lesquels nous savons mieux ce que
Dieu n'est pas que ce qu'il est.
Pourtant,
la même question me hantait : en quoi cette expérience
diffère-t-elle de l'expérience mystique du bouddhiste
ou de l'hindou ?
En quoi
diffère-t-elle de l'expérience de quiconque va dans le
désert vaste et solitaire pour goûter le vide ou pour entrer
dans le monde fascinant du silence supraconceptuel ?
Qu'y
a-t-il de spécifiquement chrétien dans la prière
de ces moines?
Alors,
la réponse m'est apparue, ridiculement claire. Les moines lisent
constamment les Écritures.
Ils
sont attentifs à la parole de Dieu.
Ils
chantent ses louanges à l'office.
Ils
se rassemblent pour rompre le pain et pour célébrer la
nouvelle alliance dans son sang.
Ils
prient la Vierge Marie à qui leur monastère est dédié.
Et quand
ils vont seuls dans le désert, la parole retentit à leurs
oreilles et chante dans leur coeur.
Parole
et sacrement les transportent dans le vaste désert intérieur
vide dont le désert extérieur n'est que le symbole.
Parole
et sacrement remplissent les cavernes profondes de leur inconscient
pendant qu'ils marchent ou restent assis immobiles dans cette vaste
étendue de sable.
Oui,
Dieu a parlé dans le désert.
Certes,
il est apparu à Abraham et lui a révélé
son nom : " Je suis apparu à Abraham, à Isaac
et à Jacob comme El Shaddai, mais mon nom de Yahvé je
ne leur ai pas fait connaître " (Exode 6, 3).
Après
avoir dévoilé son nom à Moïse, Dieu a parlé
par la bouche des prophètes et finalement par l'intermé
diaire de son fils.
Il s'est
exprimé non seulement par des mots mais à la faveur d'actes
extraordinaires, et surtout il s'est manifesté dans la vie, la
mort et la résurrection de Jésus, son fils unique.
Et Dieu
continue à parler car " Dieu, qui parla jadis, ne cesse
de converser avec l'Épouse de son Fils bien-aimé, et l'Esprit-Saint...
introduit les croyants dans la vérité tout entière
et fait que la parole du Christ réside en eux avec toute sa richesse
(2). "
Dieu
continue à parler avec force et éloquence.
Il s'adresse
à la famille humaine comme il s'adressait à Moïse
et nous écoutons sa voix quand nous lisons les Écritures
ou que nous les entendons lire en communauté.
Écoutons
le concile (3)
"
Dans les Saints Livres, en effet, le Père qui est aux cieux vient
avec tendresse au-devant de son fils et entre en conversation avec eux
; Or la force et la puissance que recèle la parole de Dieu sont
si grandes qu'elles constituent, pour l' Eglise, son point d'appui et
sa vigueur et, pour les enfants de l'Eglise, la force de leur foi, la
nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie
spirituelle. "
Et ailleurs,
le même concile cite saint Ambroise : " Nous lui parlons
quand nous prions mais nous l'écoutons quand nous lisons les
oracles divins. "
Dieu
ne se contente pas de parler.
Il conclut
une alliance avec son peuple.
Il appelle
son élu Moïse au sommet de la montagne et, à travers
lui, il dit au peuple combien il l'aime et combien il le protège.
Il lui
demande en retour son amour inconditionnel.
L'amour
réciproque de Dieu et du peuple est solennellement scellé
dans le sang des animaux.
"
Moïse ayant pris le sang le répandit sur le peuple et
dit : ceci est le sang de l'Alliance que Yahvé a conclue avec
vous moyennant toutes ces clauses " (Exode 24, 8).
Les
chrétiens croient que cette alliance a été renouvelée
dans le sang de jésus qui est mort et ressuscité pour
notre salut - " il entra une fois pour toutes dans le sanctuaire,
non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux mais avec son propre
sang nous ayant acquis une rédemption éternelle "
(Hébreux 9, 12).
De même
qu'il continue à parler, Dieu continue à renouveler l'Alliance.
Il le
fait au moyen de l'Eucharistie dans laquelle les chrétiens trouvent
leur aliment, reçoivent l'amour de Dieu et le lui rendent.
Écoutons
ce que dit le concile au sujet des deux tables de la parole et du sacrement
"
L'Eglise a toujours vénéré les divines Écritures,
comme elle l'a toujours fait aussi pour le corps même du Seigneur,
elle qui ne cesse pas, surtout dans la sainte liturgie, de prendre le
pain de vie sur la table de la parole de Dieu et sur celle du corps
du Christ, pour l'offrir aux fidèles. " (
)
1. Du grec, abaissement, anéantissement, utilisé par saint
Paul, en Phil 2, 8, à propos du Christ.
2. Ibid-, C 2, 8 ; p. 131. 4. Ibid., C 6, 21 ; p. 141. 5. Ibid., C 6,
25; p. 144.
3. Concile oecuménique Vatican II, Constitutions - Décrets
- Déclarations, La Révélation divine " Dei
verbum ", C 1, 2 ; p. 126, éditions du Centurion, Paris,
1967.