BREVE SYNTHESE
DE LA
SPIRITUALITE DES PERES
DU DESERT
1. LA CONCEPTION
DU DESERT CHEZ LES MOINES D’EGYPTE
Pour bien comprendre la théologie spirituelle
des Pères du désert d’Egypte, il convient d’entrer dans la signification
du désert pour les égyptiens.
Dans la philosophie et la spiritualité
grecques, le thème du désert est considéré comme étant par excellence
l’endroit où l’homme jouit du calme; en effet, on joue sur les mots
grecs eremios, eremia qui veut dire : désert, et eremia
qui signifie : calme, tranquillité. Nous allons retrouver cela, après
Philon et sous son influence, dans toute une lignée d’auteurs chrétiens,
entre autres lorsqu’ils parlent de la solitude de Jean-Baptiste, ce
prototype des anachorètes. Par exemple, chez Clément d’Alexandrie :
"Dans le désert, Jean-Baptiste jouissait de la vie calme et de la
solitude", ou chez Origène : "Jean-Baptiste fuyant le tumulte
des villes, s’en alla au désert où l’air est plus pur, le ciel plus
ouvert et Dieu plus familier", ou chez Méthode d’Olympe qui, dans
Le Banquet, évoque le désert comme "un endroit où aucun mal
ne peut pousser, où tout genre de corruption est stérilisé, zone d’accès
difficile pour la foule". Ainsi, le désert va apparaître comme l’endroit
par excellence où se retirera le sage pour méditer loin de la foule,
de la corruption et du bruit des villes. Saint Jérôme va aussi idéaliser
- et lui de manière très exagérée - le désert où il n’arrivera d’ailleurs
pas à vivre. Mais ce n’est pas ainsi qu’il convient de se représenter,
dans sa réalité, le désert des moines d’Egypte.
Les égyptiens, hommes du terroir, paysans
de la vallée du Nil ou du delta de ce même fleuve, ont en effet une
toute autre conception du désert. Le contraste, en Egypte, est très
violent entre la terre cultivée sur une très étroite bande de terrain,
de la vallée du Nil et les immenses zones désertiques. La vallée fertile
est le domaine du dieu de la vie, Osiris, tandis que le désert, terre
hostile, est le lieu du dieu malfaisant. Pour un égyptien, le désert
est aussi le lieu des tombeaux et donc le domaine de la mort, dans lequel
on va rencontrer des bandes de brigands, des nomades et des animaux
dangereux (vipères à cornes, hyènes, chacals...) qui sont, pour les
égyptiens chrétiens, de vrais démons. Mais je vous ai déjà parlé de
cela lorsque nous avons étudié la vie de saint Antoine.. Le désert
va être "fertilisé" par les moines; ils vont l’habiter par milliers
et le désert devient une cité, avec des jardins.. Il n’est plus le désert,
il sera dépeuplé de ses moines...
2. LE COMBAT
DE L'ASCETE AU DESERT
Le combat de l’ascète au désert, contre
le démon, évoque le récit de la tentation de Jésus (qui fut conduit
au désert pour y être tenté par le diable) parce que c’est au désert
que l’on peut rencontrer le diable et se mesurer avec lui.
Jésus remporte la victoire sur Satan et
inaugure "publiquement" l’oeuvre rédemptrice. Dans cette perspective,
le moine allant au désert lutter contre le démon et triompher de lui,
reproduit, continue, d’une certaine manière, l’action rédemptrice. L’assimilation
entre le Christ et lui est poussée très loin : le moine est un athlète
qui va au désert pour affronter les démons, lutter avec eux "les
yeux dans les yeux, à front découvert" comme l’écrit Cassien.
Les embûches du démon vont se présenter
sous la forme de huit vices, écrivent Evagre puis Cassien. Ces huit
vices se classent ainsi :
- Trois concernent le corps (ou
les biens extérieurs) :
. La gourmandise (plutôt d’ailleurs la
gloutonnerie : l’excès de boire et de manger)
. la luxure,
. l’avarice.
- Trois résident dans l’âme sensible
:
. la colère,
. la tristesse,
. la paresse (ou le dégoût de la vie spirituelle,
ou l’acédie).
- Deux sont très gros et difficilement
déracinables :
. La vaine gloire,
. l’orgueil
l’orgueil de la chair attaque les commençants
. désobéissance
. jalousie
. critique
l’orgueil de l’esprit attaque les moines
avancés
. présumer de ses forces
. mépriser la grâce.
Bien sûr, il ne faut pas attribuer aux
démons toutes les difficultés! Il y a eu des exagérations. Cependant,
les démons s’attaquaient effectivement aux moines de la manière suivante
:
- par des tentations (action sur les sens
intérieurs)
- par des obsessions (action sur les sens
extérieurs)
- par des illusions (présentation subtile
du mal sous l’apparence du bien).
Les armes du combat vont être :
- La prière, premier devoir du moine.
La pensée de Dieu doit accompagner le moine partout. Bien sûr, il s’agit
en tout premier lieu de la prière des psaumes. Jean Cassien montre les
moines se relayant pour chanter les psaumes la nuit afin de ne pas être
vaincus par les démons aux premiers temps du monachisme.
- Le travail, qui n’est pas séparé de
la prière et remplit les heures de la journée car le moine vit du travail
de ses mains.
. Le jeûne, excellent moyen d’asservir
la chair à l’esprit, mais attention à la vaine gloire et à l’orgueil!
Les victoires :
Car le moine ainsi affermi remporte des
victoires, il acquiert peu à peu la maîtrise de soi, la paix du coeur
et entre dans la paix de Dieu. Au cours de ses luttes comme de ses victoires,
il découvre et vit la contemplation de Dieu.
Le moine ne part pas au désert pour lutter
contre le démon mais pour trouver Dieu et c’est bien parce qu’il cherche
Dieu que les démons l’attaquent.
3. CHERCHER DIEU
Les moines d’Egypte restent très discrets
sur leur vie intérieure. Le moine, comme son nom l’indique, recherche
l’unité, l’unification, c’est-à-dire qu’il renonce à tout ce
qui est source de division, de partage dans ses activités extérieures
certes, mais surtout dans sa vie psychique. Cette exigence essentielle
correspond à la fuite au désert. Autrement dit, dans le désert, le moine
cherche l’hesychia. Ce mot, difficile à traduire, intraduisible...
désigne la tranquillité, la solitude, l’état intérieur dans lequel on
peut pratiquer sans distraction le souvenir de Dieu (vivre en présence
de Dieu). L’invocation constante "Dieu, viens à mon aide..."tellement
mise à l’honneur par Cassien, fait revenir le moine au souvenir constant
de Dieu. C’est, pour nous occidentaux, l’inhabitation divine et pour
les orientaux la déification. Cette vie avec Dieu peut conduire jusqu’à
la transfiguration du corps et de l’âme, ce qui est arrivé à Arsène,
au sujet duquel je vous rapporterai l’apophtegme suivant :
Un jour un frère se rendit à la cellule
d’Arsène. Mais avant d’entrer, il se tint un moment devant la porte
et il aperçut le Vieillard comme entièrement revêtu de feu. Quand celui-ci
vint l’accueillir, il le vit fortement ému et lui demanda aussitôt s’il
avait vu quelque chose, à quoi le frère répondit qu’il n’avait rien
vu, voulant respecter, au prix d’un pieux mensonge, le secret du Veillard.
Certains ont des extases, mais ne consentent
pas volontiers à dire ce qu’ils ont vu : c’est leur vie intime, personnelle,
avec le Seigneur. Ils ont une grande pudeur à la laisser entrevoir;
ils le feront toutefois, s’ils jugent que cela peut être utile à leurs
frères. Mais relatons présentement un épisode de la vie de Sylvanos
qui dira cela mieux que des explications.
Un jour le disciple de Sylvanos, Zaccharias,
entrant dans la cellule, trouva Sylvanos en extase, les mains tendues
vers le ciel. Il referma la porte et sortit. Il revint à la sixième
heure, puis à la neuvième heure (l’heure du repas!...) et le trouva
de même. A la dixième heure, il revint et cette fois-ci, il le trouva
assis. Il lui dit :’Qu’as-tu aujourd’hui, Père?’ lL vieillard lui répondit
: ‘J’ai été malade mon fils’. Mais le frère lui saisit les pieds et
lui dit : ‘je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies dit ce que tu as vu’.
Alors le Vieillard dit : ‘J’ai été ravi au ciel et j’ai vu la gloire
de Dieu; je me suis tenu là jusqu’à présent, et me voici maintenant
congédié’.
Mais ce que voient les moines dans leurs
visions ce sont... des attributs de Dieu, car "nul ne peut voir Dieu
sans mourir".
Ces visions nous laissent entrevoir la
pureté du coeur des Anciens. Libérés de leurs passions, ils "parviennent"
à la prière pure dont la vision est la pure lumière. Vous retrouvez
là notre ami Evagre. Quelle est cette lumière? C’est la lumière sans
forme, la lumière de la Trinité, la lumière "du lieu de Dieu", et ce
lieu de Dieu c’est l’intime du coeur (le coeur au sens de centre de
l’être, pas à celui de tout l’affectif), c’est l’intellect lui-même
revêtu de la lumière qui est celle même de Dieu, qui est Dieu même car
"Dieu est lumière". En son essence, Dieu est lumière et c’est
cette lumière qui imprègne le lieu de Dieu. Ce que le moine voit, dans
l’état de la prière pure, c’est le reflet lumineux de Dieu sur lui.
Nous sommes là au point le plus élevé
de la vision mystique chez les moines d’Orient. Et souvenons-nous que
dans leur quête de Dieu, les moines ont toujours dans le coeur le grand
désir de la sixième béatitude : "Bienheureux les coeurs purs
car ils verront Dieu", et que la vision de Dieu leur sera donnée
à l’heure de leur mort, à l’heure de leur Pâque.
Nous atteignons là un sommet spirituel.
Sa présentation n’est pas faite pour nous décourager, loin de là. Ce
don de Dieu est très marquant d’une période fondatrice unique dans laquelle
la suite de la spiritualité monastique a sa racine. Ce sommet est un
don tout gratuit de Dieu.