LA VIE A NITRIE
CHEZ LES DEBUTANTS AVEC
SAINT AMOUN
1. VIE DE SAINT AMOUN
Dans le delta du Nil, vers 313, à l’époque
où Antoine gagne sa montagne, un jeune homme riche fabrique du baume.
Orphelin dès son adolescence, son oncle l’oblige à se marier. La nuit
des noces, il propose à sa femme de vouer leur virginité au Seigneur.
Elle y consent et ils vont vivre ainsi dans la continence pendant
dix-huit ans. Finalement, à l’instigation de sa femme, Amoun, c’est
son nom, part pour le désert et devient disciple de saint Antoine.
Il "s’installe" dans le désert de Nitrie où il se construit une cellule
et attire en peu d’années, sans le vouloir, une foule de disciples.
Il meurt à soixante-deux ans.
2. LA VIE
A NITRIE
Nitrie tire son nom du fait que c’était
un lieu désertique, plein de nitre; le nitre servait à la momification
des cadavres, autrement dit c’était un produit très recherché par
les services de pompes funèbres. C’est particulièrement important
en Egypte où le culte des morts est si développé. Le nitre, c’est,
pour les chimistes parmi vous, du nitrate de potassium. Nitrie se
trouve à quarante kilomètres au sud d’Alexandrie.
En six jours de marche - une marche
pleine d’embûches - on découvre, sur un rayon de dix kilomètres, la
première colonie de solitaires vivant dans de petits ermitages, le
plus souvent des cavernes à flanc de montagne, mais aussi des huttes
de roseaux ou même des petites maisons de briques. Ils sont ainsi
plusieurs milliers à être venus se grouper autour d’Amoun, ami de
jeunesse d’Antoine, qui, le premier après Antoine, a "pris la montagne".
Cette expression entrera vite dans le vocabulaire monastique classique
pour dire : partir au désert, à l’écart, "dans la montagne", pour
prier, comme Jésus.
Voici un récit de Pallade (dont je vous
parlerai bientôt), qui vous donnera un aperçu de la vie à Nitrie :
Sur la montagne habitent quelque
cinq mille moines, ayant des genres de vie différents, chacun comme
il peut et comme il veut, de sorte qu’il est permis de vivre seul,
à deux ou davantage. Sur cette montagne, il y a sept boulangeries,
servant à la fois à ceux-ci et aux anachorètes du grand désert qui
sont six cents hommes... Sur cette montagne de Nitrie, est une grande
église, près de laquelle se dressent trois palmiers ayant chacun un
fouet suspendu. L’un est à l’intention des solitaires qui commettent
une faute, l’autre pour les voleurs, si du moins il en vient par là,
un autre pour les visiteurs de hasard. Ainsi tous ceux qui bronchent
et sont convaincus d’avoir mérité des coups embrassent le palmier
et reçoivent sur le dos les coups réglementaires. Après quoi on les
délivre.
A l’église est attenante une hôtellerie,
dans laquelle on accueille l’étranger qui vient, jusqu’à ce qu’il
s’en aille volontairement, tout le temps qu’il voudra, quand même
il demeurerait deux ou trois ans. Après lui avoir accordé une semaine
d’inactivité, on l’attire les autres jours à des travaux de jardin,
de boulangerie, de cuisine. Mais s’il mérite de la considération,
on lui donne un livre, sans lui permettre de s’entretenir avec personne
avant l’heure. Sur cette montagne, vivent également des médecins et
des pâtissiers. On use aussi de vin et on en vend. D’autre part, tous
ces gens fabriquent de leurs mains du linge, de sorte que tous sont
des personnes à qui rien ne manque.
Vers l’heure de None, on peut se
lever et écouter comment, de chaque résidence, les psalmodies s’échappent,
en sorte que l’on croit être au paradis. Quant à l’église, on n’y
vient que le samedi et le dimanche. Huit prêtres desservent cette
église où, tant que vit le prêtre qui est le premier, aucun autre
ne célèbre, ne prêche, ne décide, et les autres ne font que siéger
auprès de lui sans dire mot.
Il nous faut voir clair : Pallade donne
des descriptions un peu mythiques de la vie dans le désert d’Egypte.
Les chiffres qu’il indique n’ont pas une signification numérique mais
symbolique. Tout l’intérêt de son texte est de montrer l’image que
se sont faite de cette vie les générations postérieures . Ce n’est
pas à lire de manière fondamentaliste, ni à prendre au pied de la
lettre du point de vue historique; mais bien des éléments correspondent
cependant à la réalité, c’est pour cela que c’est vraiment une "histoire",
même si cela n’entre pas dans nos catégories modernes de l’historicité.
Mais on voit poindre aussi quelques
lueurs de vie en commun, un minimum d’organisation sociale, c’est
pour cela que l’on disait que ces moines formaient une "petite république".
Remarquons aussi que la psalmodie fait
partie de la vie de l’anachorète. Le centre du monastère est la grande
église et, attenante, une hôtellerie qui vous montre que l’hospitalité
monastique est enracinée depuis les origines. Saint Antoine la pratiquait
également pour un ou deux disciples. Ici on voit la construction d’une
véritable hôtellerie. On retrouvera cela dans les Règles monastiques
de saint Basile, puis dans la Règle de saint Benoît. C’est très important.
Quant à la vie solitaire, elle n’est
pas cénobitique mais bien anachorétique, en effet :
- l’ermite fait ce qu’il veut et ce qu’il peut;
- il arrange son emploi du temps comme il veut;
- il n’a pas de règle, pas de supérieur auquel
il doive obéissance;
- il a choisi librement un Ancien comme Père spirituel
pour le guider dans les voies de l’ascèse et de la perfection.
Et cet Ancien n’est pas son supérieur : en effet, il lui obéit
rigoureusement certes, mais il peut le quitter quand il veut.
Les ermites de Nitrie sont très nombreux
et vont devenir trop nombreux au goût de saint Amoun qui va désirer
s’enfoncer davantage dans le désert.
Un mot sur la fin de Nitrie. Dans le
courant du Ve siècle ce site s’est trouvé finalement envahi par les
habitations. En effet, ce lieu était proche d’Alexandrie, d’une part,
et les moines attiraient par la sainteté de leur vie d’autre part,
si bien que cela ne put plus continuer à être un site monastique.
Mais avant de quitter Nitrie, je voudrais
vous parler de la spiritualité de ce haut lieu monastique.
3. LA SPIRITUALITE
DE SAINT AMOUN
Amoun était d’une bonté inépuisable.
On a de lui plusieurs lettres, très belles, très précieuses pour l’histoire
du monachisme primitif à Nitrie. Sa mystique, très pure, insiste sur
l’idée ancienne du long et difficile voyage de l’âme vers le ciel.
Après avoir triomphé de toutes tentations, l’âme s’élève au-dessus
du monde inférieur, de lumière en lumière, d’un ciel à un autre ciel,
en affrontant au cours de son passage dans l’au-delà toutes sortes
d’ennemis et de puissances de l’air, avec cependant l’aide d’une puissance
divine désignée par Dieu pour lui tenir lieu de gardien et de guide.
Ce voyage s’entend, bien sûr, pour l’âme séparée du corps par la mort
physique.
Mais Amoun applique cela à l’ascension
de l’âme ici-bas. Autrement dit, il décrit l’itinéraire du chrétien
vers Dieu.
La spiritualité de saint Amoun est importante
car elle est la trace de la mystique chrétienne primitive, une mystique
qui va influencer par la suite l’Orient chrétien. Il est intéressant
de remarquer comment procède Amoun. Il est tout pétri d’Ecriture Sainte
qu’il cite implicitement. Par exemple le premier paragraphe de la
lettre II est une méditation scripturaire à partir du psaume 90. On
peut dire que c’est le miel de sa lectio divina, de sa ruminatio.
Vous y trouverez le thème de la lutte, du combat spirituel,
dans lequel Dieu nous aide (avec un ange gardien, même!) et
nous donne sa force. Ce combat procure la joie et porte
du fruit. Saint Amoun nous explique que pour connaître cela il
faut cultiver la force.
Autre grand thème qui trouvera un grand
développement dans le courant patristique et que l’on retrouvera au
Moyen-Age chez les mystiques rhénans : Amoun appelle ses frères "Amis
de Dieu" .
Saint Amoun est la grande figure de
Nitrie. Il a rayonné sur ce troupeau et l’appel à la vie évangélique
était radical. Aussi, avant de quitter Nitrie, laissez-moi vous lire
"une petite histoire vraie" qui vous donnera un aperçu de cette radicalité
:
"Un moine du désert de Nitrie, bien plus par économie
que par avarice, laissa à sa mort une centaine de sous d’or qu’il
avait gagnés en tissant du lin. Les moines de cette région, ils étaient
environ cinq mille qui habitaient dans des cellules séparées, tinrent
conseil pour savoir ce qu’il fallait faire de cet argent. Il faut
le distribuer aux pauvres disaient les uns; le donner à l’église disaient
les autres; certains étaient d’avis de le remettre aux parents du
défunt. Mais Macaire, Isidore et d’autres moines qu’on appelait Pères,
inspirés par l’Esprit Saint, décidèrent d’enterrer cet or avec celui
qui le possédait, en disant : "Périsse ton or avec toi". Et qu’on
ne croie pas qu’ils aient été cruels, car cet exemple inspira une
telle terreur dans toute l’Egypte que laisser après soi un seul sou
d’or était considéré comme un crime"