L'homme, en rompant avec Dieu, s'est fabriqué le mental pour
survivre à son propre compte, dans une volonté d'indépendance
farouche et d'apparente autonomie. Mais le mental ne cesse de mentir
et jette l'homme dans la non vérité. Tous les rapports
sont faussés. à soi, à l'autre, à Dieu,
aux événements... Il n'y a plus aucune transparence au
Réel. L'homme est aveugle et sourd à la plénitude
de la Vie présente, offerte à chaque instant. D'où
son immense nostalgie qui ne le laisse jamais en paix. Face à
ce tragique d'une vie qui n'en est pas une, toutes les Traditions invitent
d'abord au « silence du mental » et à la progressive
disparition de l 'ego. Quand le mental se vide parce qu'il n y a plus
de pensées, l'intellect, qu'il tenait captif descend vers le
coeur. Alors l'homme s'unifie intérieurement. présence
à soi, présence à Dieu.
Cette totale présence au présent nous met en contact immédiat
avec l'Etre. La sensation qui ne cesse de s'approfondir va jusqu'à
l'absorption de l'ego et l'illumination.
LA SENSATION DU DIVIN
Dans
l'assise méditative, l'exercice de détente dans le sentir
du corps, une fois que l'on a atteint une certaine profondeur et un
bien-être à entrer dans son corps, sous la peau en quelque
sorte avec toute sa conscience, demeurer longuement et sans résistance
dans la lourdeur de ses membres ; là, goûter le corps que
je suis, percevoir avec toutes mes fibres le changement profond qui
s'introduit peu à peu dans ma manière d'être là:
cette absence de frontières, l'exclusion du moi dominateur, une
chaleur inhabituelle qui n'a rien à faire avec la température
du corps, le sentiment d'une force mystérieuse qui me porte et
me soutient, l'impression d'une remise, d'un abandon total ; je ne m'appartiens
plus et pourtant je suis plus moi que jamais, intensément recueilli
en moi-même et cependant relié à tout l'uni
vers...
Ouverture
de tout mon être à ce qui le dépasse infiniment,
comme s'il venait de répondre à l'invitation secrète
mais permanente du souffle de l'Esprit au fond de son coeur: Epheta
- Ouvre-toi! (Mc 7,34).
Et, en effet, la profondeur de chaque sensation, dirait Vittoz, est
une recréation de soi, une véritable marche vers la liberté,
c'est-à-dire l'éveil de la personne sous les cendres du
petit moi. La détente au sens initiatique, loin d'une simple
relaxation musculaire, ouvre les portes du mystère intérieur
et offre le corps comme lieu d'alliance avec Dieu. Voici que je me tiens
à la porte et je frappe; si quelqu'un entend ma voix et ouvre
la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et
lui près de moi (Apoc 3,20) ... Offrez vos corps à Dieu...
le corps est pour le Seigneur... Ne saviez-vous pas que vous êtes
un temple de Dieu?
(Rom 12,1; 1 Cor 6,13 ).
Mais,
s'il est vrai que notre corps est le sanctuaire de la Présence
divine, on peut dire avec saint Grégoire Palamas que nous sommes
chair de Sa Chair et os de Ses Os... Dieu cesse enfin d'être un
fantôme pour l'homme, nous pouvons le toucher (Lc 24,39) ! On
ne le rencontre pas dans des abstractions ou des mots, ne rabâchez
pas dit le Christ (Mt 6,7), touchez-moi! (Lc 24,39). S'il est en effet
sorti de l'Abîme infranchissable de ce que nul oeil n'a vu, nulle
oreille entendu..., c'est précisément pour devenir chair
et s'assimiler à nous afin que nous puissions voir Sa Majesté
de nos propres yeux (2 P 1,16), l'entendre de nos oreilles (Mt 13,9
et 16), le toucher de nos mains (1 Jn 1,1), le sentir avec tout notre
être... et nous laisser saisir par Lui.
Cette
méditation par le sentir va de l'extérieur vers l'intérieur,
de notre surface vers la profondeur. La sensation, telle une vague de
l'océan, selon la belle image d' Aurobindo, est éphémère
: elle apparaît et disparaît, ne dure qu'une fraction de
seconde, mais comme la vague est reliée à l'immensité
profonde de l'océan tout entier, ainsi la sensation est reliée
à l'infini de notre conscience intérieure et, s'il y demeure
pour l'approfondir, le méditant entre peu à peu dans ce
que Claudel appelle, à la suite des Pères, la sensation
du Divin... Le sentiment d'une Présence ineffable au contact
du Mystère qui l'imprègne jusque dans la moindre de ses
cellules. Comme le feu qui pénètre le fer lorsque celui-ci
est jeté dans le brasier: le fer garde la substance du métal
mais il devient et réalise le feu qui l'habite et le transfigure
littéralement.
Cette
parabole merveilleuse utilisée pour la première fois par
saint Macaire le Grand résonne à travers toute la tradition
chrétienne, de l'Orient à l'Occident. Aujourd'hui comme
hier, le Christ nous invite à gravir la Sainte Montagne pour
entrer avec Lui dans ce feu divin. La méditation nous en ouvre
le chemin concrètement...
MÉDITER
DANS LE SOUFFLE DE DIEU
L'homme
naît en recevant le premier souffle et meurt en rendant le dernier.
La vie est dans le souffle, elle est un souffle de vie. Mais que notre
langue est intellectuelle ici ! Sous l'apparente profusion des mots
se cache déjà le péché de la division et
la proéminence du mental dans notre culture : âme, souffle,
respiration, haleine, vent, Esprit..., autant d'expressions que recouvre
et contient le seul terme de Rouah en hébreu.
La
Bible n'a donc pas de complexe, en parlant du souffle ou de la respiration,
à laisser s'ouvrir en même temps la porte sur un abîme
de mystère... Et réciproquement, en parlant de l'Esprit,
elle ne craint pas de désigner par là aussi Celui qui
anime jusqu'à la moindre haleine pénétrant dans
les narines de l'homme! Il faut un temps assez long de pratique pour
comprendre réellement que ce n'est pas nous qui faisons la respiration,
mais que ça respire en nous sans que nous y fassions quoi que
ce soit. Quand on éprouve cela pour la première fois,
c'est une des expériences les plus frappantes de cette grande
Force qui nous habite et nous maintient en vie sans notre intervention.
Nous ne vivons tous que parce que le souffle de Dieu nous pénètre
constamment, comme il pénètre d'ailleurs dans tout ce
qui existe et jusqu'au moindre grain de poussière; pas une cellule
de notre corps qui ne soit continuellement animée par cette Présence
créatrice et vivifiante. La respiration peut devenir le lieu
de cet échange ineffable et plein d'Amour. Dans la méditation,
il s'agit d'en devenir conscient, non en fixant ou en analysant, ce
qui créerait une distance d'extériorité, mais,
en épousant intérieurement ce mouvement de vie, se laisser
saisir par lui. Arriver à vraiment écouter dans le silence
comment chacune de nos expirations, dans la mesure où nous nous
y abandonnons, nous conduit aux sources cachées de notre être
profond et là, nous recrée dans une nouvelle inspiration.
Mort-naissance, mouvement incessant qui nous fera entrer progressivement
dans une plénitude indescriptible, et si nous y sommes fidèle,
l'être essentiel nous envahira de sa présence.
Le
lâcher-prise des scléroses du moi et la plongée
dans le feu purificateur de l'Etre unifient progressivement nos forces
indivises autour d'un nouveau centre. Le coeur de pierre (EZ 36,26)
qui durcit tout, fixe et objective, devient peu à peu un coeur
de chair, dont la caractéristique essentielle est une capacité
croissante d'aimer. A ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples
: à cet amour que vous aurez les uns pour les autres (Jn 13,35).
La renaissance dans l'amour est le signe qu'un autre nous a touchés,
mieux : investis et transformés. C'est une conversion toujours
plus saisissante à mesure que l'expérience progresse,
la réalisation de la metanoïa (conversion) inscrite au creux
de tout l'Evangile, le grand tournant de la vie sans lequel il n'y a
pas de maturité humaine ni chrétienne possible.
La
méditation est de cet ordre ou elle n'est pas ! C'est une expérience
rigoureuse et existentielle d'union avec le Christ dans sa mort afin
d'avoir part à sa Résurrection. Tout ce qu'on dit à
ce propos n'a de sens que si on peut le réaliser. Sinon le discours
est creux (1 Tim. 6,20). Saint Paul insiste très fortement sur
ce mode de connaissance, en particulier dans sa première épître
aux Corinthiens. A côté de la sagesse rationnelle et dialectique,
il y a celle qui est matière à expérience et qui
dépasse la raison. Seule cette sagesse-là fait communiquer
au Christ vivant en nous et donne accès à une vie totalement
nouvelle, à condition cependant d'être libéré
de la sujétion aux formules verbales et aux structures conceptuelles,
la sagesse du langage (1 C0 1,17).
La
foi suppose donc tout autre chose qu'une simple adhésion intellectuelle
à un donné doctrinal. L'expérience à laquelle
elle invite est l'acceptation d'un dépouillement total, un lâcher-prise
qui signifie en réalité être cloué sur la
croix avec le Christ, de telle sorte que l'ego n'est plus le principe
de nos actions les plus profondes, qui désormais procèdent
du Christ qui vit en nous (Ga 2,19-20>. Voilà le centre de
la vie du chrétien, il ouvre sur une vie en plénitude
(Ep 3,19).
C'est
un chemin qui conduit d'une vision d'extériorité à
une vision d'intériorité, où l'on cesse enfin de
concevoir et de prêcher la religion comme une relation avec un
être extérieur qui s'ajoute à notre existence pour
la conforter, la diriger, la sur veiller ou la juger. Le Tout-Autre
qui serait le Tout-Extérieur, ce qui est au-delà du cercle
des choses visibles et avec lequel nous entretenons des rapports de
dépendance aliénante est proprement aberrant. On comprend
que les attaques des maîtres du soupçon, Feuerbach, Marx,
Nietzsche, Freud, soient maintenant l'air du temps...
Dans
la vision d'intériorité au contraire, Dieu n'est pas victime
d'une mesure de ségrégation, il n'est pas seulement ailleurs,
ni au-delà, dans un autre monde où il faudrait émigrer
pour le trouver, mass en plein coeur de l'humain comme sa raison d'être,
son âme et le dynamisme de son dépassement.
Par conséquent, Dieu est à chercher dans la dimension
de la profondeur la plus existentielle, dans ce qui fait qu'un homme
est un homme et sans quoi il cesse de l'être. Si la profondeur
est vraiment le domaine de la religion, on voit aussitôt que personne
ne saurait vivre pleinement sans la rencontrer, que tout dualisme devient
impensable et qu'il n'est plus possible d'enfermer Dieu dans un domaine
réservé, en marge de l'existence pratique.
La
foi n'est plus alors une rallonge ou un luxe inutile, mais la vie même
dans ce qu'elle a d'essentiel, où donc il devient plausible que
sans Dieu il n'y a plus d'homme. Transcendance, oui, mais qui est un
au-delà au coeur de notre vie (Bonhoeffer), non pas infiniment
loin, mais toute proche, une couche de vérité si profonde
qu'on l'atteint non pas aux frontières de la vie, mais en son
centre, non pas par une fuite, mais par une plus profonde 'immersion
dans l'existence, selon la belle expression de Kierkegaard.
Ici,
beaucoup mieux que de comprendre, il s'agit de se laisser prendre, de
se laisser saisir par le Christ, car un moment doit venir où,
si autorisée que soit la parole que nous a interprétée
Jésus, nous devons croire en vertu d'une expérience immédiate,
d'un contact personnel. Chemin de Damas en dehors duquel il n'y a pas
de disciples. Or voilà bien notre espérance : susciter
en chacun le disciple qui répondra en temps voulu à son
appel intérieur qui lui dit: Viens et suis-moi!
LA PRIÈRE DU COEUR
Les
mots qui peuvent aider la méditation au début tomberont
comme des fruits mûrs avec un peu de pratique et de maturation
intérieure. On n'en a plus besoin... Tout est là, dans
l'indicible silence. Mais parfois on y revient comme à des béquilles
pour traverser le désert de la sécheresse ou, mieux, enjamber
toutes les résistances, de la distraction à l'ennui, nos
oignons d'Égypte qui nous retiennent toujours dans l'Exil du
petit moi... Alors un mot, une expression, une petite phrase peuvent
être comme la colonne de feu qui nous précède dans
notre nuit intérieure pour nous éclairer et nous indiquer
le Chemin (EX 13,21-22). Chacun a les siens, ses préférés...
Ainsi,
on pourrait prendre : sur l'expiration De moi vers Toi, entre l'expiration
et l'inspiration Tout en Toi et sur l'inspiration Par Toi. Ou encore,
sur l'expiration. De moi vers Toi et sur l'inspiration De Toi vers moi.
L'essentiel étant de toujours vivre intensément à
travers les mots utilisés.
La
Bible nous aiderait à trouver des expressions variées,
si le besoin s'en ressentait. Mais le temps nous conduira à plus
de simplification, c'est la loi de toute vie spirituelle, et le jour
viendra où le Nom de «Jésus» seul suffira
pour nous combler. L'expiration sera un abandon silencieux, l'espace
entre l'expiration et l'inspiration une union à Jésus
pendant laquelle on pourra dire son Nom ; tandis que l'inspiration sera
l'accueil silencieux de sa Présence, de sa Joie, de sa Paix...
Peut-être même le Nom s'effacera-t-il un jour pour laisser
la place à la réalité de Jésus. Le principal
n'est pas de formuler des mots. Ceux-ci ne doivent pas devenir des fantasmes
magiques qui tournent autour de leur existence autonome, mais exprimer
le contact immédiat avec la réalité cherchée.
Ils sont en même temps prononcés et dépassés,
car toute l'attention est investie par la Présence.
Un
jour donc, toute la parole s'estompe; alors, dans le silence total,
sa Présence nous pénètre, nous emplit, nous imbibe,
comme la tache d'huile silencieusement s'étend dans le papier
pour le rendre transparent... Connaissance amoureuse du Christ, un contact
si réel avec sa Personne qu'il nous modifie jusque dans le détail.
Littéralement, la Personne de Jésus déteint sur
nous. A force de ruminer son Nom, il finit par passer en nous. Ses manières,
ses réactions, ses pensées deviennent nôtres par
une sorte d'osmose.
Tradition
aussi vieille que l'homme que de communier au bien-aimé en répétant
son Nom. Joie des amoureux de toujours. Et tellement constitutive de
l'homme qu'elle est le patrimoine de toutes les religions. Le croyant
de l'Ancien Testament invoquait le Nom du Seigneur des heures durant,
festin pour ses lèvres, louange en sa bouche (Ps 63,4-9), et
Jésus a lié à son Nom l'efficacité même
de toute prière : Jusqu 'ici vous n 'avez rien demandé
en mon Nom. Tout ce que vous demanderez au Père en mon Nom, il
vous le donnera (in 16,23-14). Aussi les chrétiens considéraient-ils
dès les premiers temps comme un trésor de vie (Pasteur
d'Hermas) ce que l'on appellera plus tard la «Prière de
Jésus» ou la «Prière du coeur ».
Le
soupçon d'intimisme que nous pourrions jeter sur une telle pratique
ne résiste pas à l'expérience, car dans le Nom
de Jésus se trouvent, résumés et agissants, tous
les mystères de notre salut et le monde créé en
Lui et par Lui (Col 1,16 17), en dehors de Lui il n'y a rien (Jn 1,3)...
Les premiers chrétiens le savaient: leur conviction à
ce sujet était d'une telle puissance que dans et par ce Nom non
seulement ils priaient et méditaient, mais ils chassaient les
démons, guérissaient les malades, proclamaient la Bonne
Nouvelle du Salut et accomplissaient toutes sortes de miracles... Toute
leur vie en était imprégnée, à tel point
qu'on les désignait volontiers comme ceux qui invoquent le Nom
du Seigneur (Ac 9,14; 1 Col 1,2; 2 Tim 2,22), ils se réunissaient
au Nom de Jésus (Mt 18,20), ils accueillaient les autres en son
Nom (Mc 9,37), rendaient sans cesse grâce à Dieu au Nom
du Seigneur Jésus Christ (Ep 5,20; Col 3,17) et à travers
tout leur comportement ils cherchaient à glorifier le Nom de
Jésus (2 Th 1,11). Bien plus: l'unique richesse de l'Église
c'est Lui, et toute sa mission est de parler au Nom de Jésus
(Ap s,40). Car nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu si ce n'est
par le Nom du Fils, dit encore le Pasteur d' Hermas.
Reconnaître
Jésus comme Seigneur, c'était pour les premiers chrétiens
lui attribuer l'appellation la plus caractéristique de Dieu même.
Jésus est l'irruption dans l'Histoire de Celui qui, au Buisson
Ardent, a révélé son Nom à Moïse en
disant: Je suis.
Ce
Nom, cri de ralliement des tribus d'Israël dans tout l'Ancien Testament,
Nom béni et redoutable devant lequel les Anges se voilent la
face, et finalement si inaccessible et mystérieux que les juifs
osent à peine le prononcer, ce Nom prend un visage avec Jésus
qui en est la pleine révélation. Mais les juifs ne peuvent
y croire quand Jésus dira à leur face Je Suis (in 8,58),
les paroles du Buisson ardent résonnent à leurs oreilles,
tout leur être frémit et ils ramassent des pierres pour
le lapider...
Pour
nous aussi cette parole est vivante, efficace et plus incisive qu'aucun
glaive à deux tranchants qui pénètre jusqu'à
la moelle de notre être... (He 4,12). Devant Lui, Jésus,
nous sommes à la croisée des chemins, le choix le plus
décisif qui engendre l'homme à sa liberté: Qui
n'est pas pour moi est contre moi (Lc 11,23) et dire son Nom avec foi
c'est offrir notre chair à sa Présence pour retrouver
notre véritable identité, l'axe de notre propre nom, figure
enfouie dans nos profondeurs, trans-figuration... Seul le Nom de Jésus,
Nom au-dessus de tout nom (Ph 2,9), est la clé de nos portes
verrouillées.
Il
n'y a rien de magique en cela ! Car, à l'instar de Moïse
invité à se déchausser, nous n'entrerons dans la
puissance du Nom de Jésus qu'en nous dépouillant, en brûlant
nos faux appuis et en mettant en pratique l'Evangile... Ce n'est pas
en disant Seigneur, Seigneur qu'on entrera dans le Royaume des cieux,
mais c'est en faisant la volonté de mon Père (Mt 7,21).