" La Vie de la vie " :
le réalisme de l'Eucharistie

Père Joseph Alphonse Goettmann

 

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Le seul rêve qui habite la profondeur de tout homme, c'est de sauter hors de sa vieille vie et de découvrir cet " ailleurs " prodigieux dont il a un secret pressentiment…

Chacun sait ou sent plus ou moins consciemment qu'une plénitude de vie existe.

Chaque désir, chaque aspiration le déclare avec force.

Mais qui répondra à ce cri de l'être ?

Le christ, et Lui seul !

Il est venu en ce monde pour nous offrir " la vie en surabondance " et nous donner sa propre " joie en plénitude " (Jn 10,10 ; 16,24).


LA CREATION : UNE HISTOIRE D'AMOUR

Cette extraordinaire intention est là dès les origines du monde, elle est même l'unique motif de sa création et le seul sens qui sous-tend toute son histoire. Dieu veut partager sa Gloire, répandre son Amour, Il est Source de Vie et de Joie.

En effet, Dieu a créé l'homme comme une être qui a faim en permanence, il a faim de Dieu, son désir est donc infini. C'est pourquoi, dès le début de la Bible, le monde entier est offert à l'homme comme un banquet universel. Dieu, en créant, bénit toutes choses. Cela veut dire qu'Il s'y rend présent et fait du moindre brin d'herbe un lieu de communion avec l'homme. Dieu habite en tout, et à travers tout Il fait la cour à l'homme, cherche à se faire connaître et lui dit " Je t'aime ! ". C'est ce que nous ressentons confusément, lorsque nous faisons l'expérience de la beauté. Nous sommes touchés alors au plus intime, et si notre regard est vraiment contemplatif, intérieur, une relation vivante s'établit et nous sentons, parfois dans la crainte, cette Présence qui rayonne à travers la beauté, sans doute le Visage de Dieu Lui-même…

Il n'y a pas de limite à cette communion. Lorsque Dieu dit aux hommes, après leur création : " Je vous donne toutes les herbes qui sont sur la surface de la terre et tous les arbres qui ont des fruits pour votre nourriture " (Gen 1, 29), Il propose que leur vie toute entière soit une eucharistie : " Prenez et mangez ! ".

Dieu est Amour et Il a créé l'homme " à son image ", c'est donc que nous aussi, comme Lui, sommes Amour. Or l'amour n'a qu'un désir, c'est de s'unir à l'être aimé, de devenir un avec lui. Voilà pourquoi précisément l'homme a si faim et que manger est un acte sacré au plus haut point !

Derrière toute faim, derrière tout désir, il y a Dieu qui m'appelle et m'invite à communier à Lui. Mais si je n'entends pas cette voie à l'intérieur de tout, alors je mange pour manger, pour satisfaire mon désir ou le noyer dans le plaisir, pour subsister ou survivre; les choses sont désirées pour elles-mêmes et non pour Dieu qui les habite…Vidées de sa Présence, je communie donc au néant et à la mort, car aucune chose ne peut me donner la Vie et apaiser ma faim ! L'homme devient ainsi dépendant du monde, il tombe dans le seul plaisir répétitif puisque celui-ci ne peut répondre à l'infini de son désir : manger et boire ouvre à une passion où l'on " creuse sa tombe avec ses dents "…Le plaisir est alors un substitut ou une contrefaçon de la Vie en plénitude que Dieu voulait offrir à l'homme.

C'est là que s'origine le mal et le vrai mal-être de l'homme. Aussi l'appelle-t-on " péché originel " : péché signifie, traduit de l'hébreu, " manquer la cible " et " originel " signifie " là où ça commence, là où est la source et le motif profond ". L'homme manque sa vie quand il ne réalise pas ce pour quoi il est créé : faire alliance avec Dieu. Toute la création est une histoire d'amour voulue par Dieu, et lorsque l'homme détourne sa faim de Dieu vers autre chose, sa vie cesse d'être une communion. C'est la chute dans le malheur, où tout ce que l'homme entreprend sans Dieu se trouve vicié à l'origine et voué à l'échec…L'homme, au lieu d'être le prêtre qui célèbre avec joie le don de la vie, au lieu de bénir tout et de rendre grâce, parce qu'ainsi il participe au bonheur même de Dieu présent en toute chose, il devient victime et esclave du monde, dans une dépendance servile.


QU'EST-CE QUE VIVRE ?

L'homme a perdu " la Vie de la vie ", dit saint Augustin, et ne vit plus désormais que dans l'horizontalité animale. Sa conscience réduite regarde seulement à l'extérieur et ne voit que des objets, utiles ou fonctionnels ; elle maintient ainsi tout à distance, ignore le mystère des choses et la possibilité d'une rencontre. C'est un univers de solitude où tout est dépeuplé. Nous ne savons plus que nos cinq sens nous ont été donné comme des " fenêtres ouvertes " sur l'invisible Présence pour la rencontrer. Nous ne savons plus que manger, ce n'est pas d'abord " se nourrir ", ou " prendre du plaisir ", mais essentiellement communier au Créateur qui s'offre à nous à travers les créatures que sont les légumes, les céréales et tout ce qui est sur notre table. Notre " pain quotidien " est " le Pain substantiel ou suressentiel ", comme traduisent les Pères. Nous ne savons pas davantage que l'oxygène ne fait vivre personne et que respirer c'est encore communier au Souffle même de Dieu qui nous vivifie (Gen 2, 7), que regarder c'est découvrir la transparence mystérieuse de tout ce qui nous entoure, que toucher c'est expérimenter la " sensation du divin "…Ainsi la vie céleste est devenue un enfer, où l'on " peine sur une terre maudite " et où l'on " mange à la sueur de son front " (Gen 3, 17-19)…

Voilà le véritable sens du péché dans lequel nous vivons tous les jours. Le péché, ce n'est pas " avoir fait du mal " ou avoir commis une faute morale, être médiocre, mais vivre en rupture avec Dieu, c'est-à-dire prendre le don sans le Donateur. Il n'y a plus de réciprocité. C'est un vol et une trahison, où l'Amour cesse d'être l'essence de la vie…

Dans ce contexte le Christ va s'incarner. Car Dieu est un amoureux fou de l'homme, de chacun d'entre nous, Il laisse tout pour retrouver " la brebis perdue ". Dieu ne supporte pas que l'homme soit malheureux, qu'il pleure et souffre, qu'il ne sache plus ce qu'est vivre pleinement et qu'il se voue à tous les faux-dieux, cela est montré tout au long de l'Evangile…Alors Dieu devient Homme et rétablit ainsi l'alliance entre les deux, la réciprocité d'amour en Jésus Christ qui ouvre à nouveau le chemin d'une vie eucharistique, c'est-à-dire de communion ininterrompue entre l'homme avec Dieu.

Cette communion est maintenant d'une plénitude inouïe, sans limites et infinie dans son devenir, car en un seul être, Jésus, sont intimement unis Dieu et l'homme. C'est précisément cette folie d'amour que le Christ nous offre à la dernière Cène, quand Il se donne en nourriture pour que nous aussi, hommes, " devenions des dieux par la grâce ". Il n'y a rien au-delà de cette communion car, pour elle, Dieu devient " chair de ma chair et sang de mon sang " (saint Grégoire Palamas, XIVème s.). L'homme devenant ainsi un être eucharistique dans sa substance même, retrouve alors la vie eucharistique à nouveau en toutes choses, car le monde, lui aussi, est " la chair de Dieu ".

L'eucharistie cesse donc d'être un rite incompréhensible en marge de l'existence, un luxe inutile en fin de semaine, après que la vie soit vécue et de toutes façons étranger à elle ! L'eucharistie est la Vie même de la vie, le lieu même où l'on apprend à vivre. Jésus a dit " Je suis la vie…et je suis venu pour qu'on l'ait en surabondance…Prenez et mangez ! " (Jn 14, 6 ; 10,10 ; Mat 26,26). Toute notre vie doit se transformer, se " christifier ", comme le pain et le vin se transforment en corps et en sang du Christ. Notre vie est la célébration de cette nouvelle naissance où notre être devient liturgique, c'est-à-dire entre dans la Pâque du Christ pour passer, avec Lui, de la mort à la vie. C'est le sacrement de la Joie, une vie en fête ! Le disciple, tout en étant incarné dans ce monde comme son Maître, avance tous les jours dans cette dimension du Royaume qui est la vie de ressuscité en Christ. Pour que cela ne soit pas des mots, chaque liturgie eucharistique nous initie à cette réalité d'une façon très concrète, à travers les différentes étapes de la célébration.


AVOIR UNE DIRECTION

Tout commence quand l'homme accepte cette vie radicalement neuve que le Christ veut lui offrir, tout commence quand il se lève de son lit, s'arrache à la glu de ce monde et met en route sa liberté. La simple marche vers l'église pour y célébrer la liturgie oriente sa liberté et lui donne une direction. L'homme s'ouvre, pose un acte qui est déjà sacramentel et entre en synergie avec Dieu. Alors tout est possible…

Une fois dans l'église, on est au ciel. Tout, dans une église orthodoxe, contribue à plonger l'homme dans la joie et la beauté : la splendeur de la liturgie, les chants, les encensements, les fresques et les icônes…, cette " ambiance " indescriptible qui est une pédagogie où on fait l'expérience du ciel intérieur, le Royaume est notre propre profondeur, et l'église, le temple, en réalité c'est chaque homme, chacun de nous. Face au Christ, comme Moïse face à Dieu, nous sommes peu à peu couverts de sa gloire et nos visages ruissellent de sa Lumière (2Co 3.18). Ceux qui quittent l'église après la célébration en savent quelque chose…


A QUOI JE DIS " OUI "

La première intervention du prêtre à la liturgie manifeste cela, quand il entonne solennellement le grand " Trisagion " : " Saint Dieu, saint Fort, saint Immortel " en dansant avec l'encensoir autour de l'autel, puis quand il élève l'Evangile en signe de croix en chantant : " Béni soit la Sainte Trinité… ". Ainsi, dès le début, la Réalité intérieure à tout et qui porte tout est révélée, chacun reçoit la grâce de comprendre le but de sa vie, le terme de tous ses désirs et intérêts les plus secrets, le sens ultime de tout ce qui existe. L'homme est né pour rendre gloire à Dieu.

A cette extraordinaire bénédiction, qui est le commencement et la fin de tout, le peuple répond par un " Amen " non moins solennel. Ce " oui " est sans doute l'un des mots les plus importants qui soient. Il constitue l'Assemblée, lui fait prendre conscience de son être-là, de son unité dans l'assentiment à suivre le Christ et à accepter son don d'une vie autre. Par ce consentement, l'Assemblée est le ferment d'une humanité nouvelle. Mais cet " Amen " est aussi le " oui " de chacun personnellement, par lequel il ressemble au Christ "en lequel il n'y a eu que oui " (2 Cor 1, 19). Etre " oui ", c'est ouvrir la vie à la Vie, c'est découvrir et expérimenter, qu'en bénissant tout, le Vivant qui habite toute chose et tout événement se manifeste pour nous guider de l'intérieur. Il s'agit d'une manière d'être et d'écouter. " Voici que je me tiens à ta porte et je frappe " dit le Christ dans l'Apocalypse (3,20). Il frappe à la porte de l'instant présent et nulle part ailleurs, si je dis " oui ", c'est-à-dire si je suis un avec cet instant, c'est toujours le Christ qui entre : " Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! "


SE LACHER

Cette mystérieuse Présence derrière tout est maintenant révélée par l'écoute de la Parole de Dieu. C'est la deuxième étape de la liturgie. Grâce à la lecture des textes de l'Ancien Testament, des Epîtres et de l'Evangile, nous apprenons l'alphabet pour lire et déchiffrer le sens des événements quotidiens et de l'histoire. La Parole soulève le voile des apparences et nous met en contact, en communion, avec le mystère qu'elles cachent. Cela nous oblige à un grand lacher-prise: à renoncer aux vues du monde et à ses interprétations horizontales, à nos projections et a priori, à nos jugements tout faits, pour accueillir l'esprit du Christ et penser comme Lui, non comme notre journal…

Nous sommes " extro-déterminés ", disent les sociologues . Par qui, par quoi ? La Parole de Dieu nous purifie, coupe les amarres et nous libère des conditionnements psychiques. Elle est un " glaive " (Eph 6.17) qui tranche dans ce qui fait obstacle à la vie, nos enchaînements et nos dépendances, notre culpabilité et nos hontes, ce que Carl Jung appelle " l'ombre " et qui nous sépare du meilleur de nous-mêmes, de notre identité profonde. La Parole de Dieu agit comme un sacrement avec sa puissance interne, elle nous éveille à cette réalité que nous sommes et nous enracine dans notre dimension ontologique, celle de notre être qui sort à chaque instant de Dieu comme le ruisseau de sa source.

L'Ecriture Sainte, véhiculée par la liturgie, a une vertu " mystagogique ": cela veut dire qu'elle nous introduit dans l'expérience libératrice du Messie, pas seulement par l'intelligence, mais par l'ouverture des cinq sens intérieurs où la totalité de l'homme participe, corps-âme-esprit. Nous sommes infiniment plus proches de Dieu par le sentir que par la pensée. C'est pourquoi du début jusqu'à la fin, la liturgie exerce le corps, qui est l'expression même de notre intériorité, à se laisser toucher par Dieu et à devenir physiquement conscient de son inhabitation. Le Verbe, la Parole, devient chair, au sens propre du terme.

Marcel Jousse a montré comment l'homme, parce qu'il est un mimeur par nature, rejoue en microgestes dans son for intérieur ce que ses cinq sens perçoivent à l'extérieur. Il s'agit d'une transmission directe pas osmose, donc d'une véritable incorporation de la Parole. Jousse nomme ce phénomène " intussusception ", du latin : " recevoir dans son intimité ". C'est une totale assimilation, au sens biologique du terme, puisque la Parole manduquée par l'ouïe (la lecture des textes et le chant), par la vue (les fresques, les icônes, le jeu liturgique), par l'odorat (le parfum des nombreux encensements), le goût (le numineux, la " flamme des choses ", l'atmosphère sacrée) et le toucher (la participation du corps), la même Parole est finalement mangée et bue à la communion, lorsqu'elle sera devenue Corps et Sang du Christ.


SE DONNER

Cette formidable transmutation est signifiée maintenant par l'acte suivant, ce qu'on appelle la " Grande Entrée ", où les saints dons, le pain et le vin, sont portés sur l'autel lors d'une procession lente et très festive au chant de l'hymne des Chérubins. Nous n'offrons pas à Dieu du pain et du vin, mais cette nourriture étant faite pour vivre, c'est en réalité notre vie que nous donnons avec toute son épaisseur : le pain de notre quotidien, le vin de nos joies et de nos souffrances. Mais à travers ce pain fait avec du froment et ce vin venu de la vigne, c'est finalement toute la création que nous offrons à Dieu. Elle retrouve ici son orientation première comme tabernacle de Dieu, lieu de l'Alliance, et l'homme retrouve son rôle primordial d'être le célébrant émerveillé de cette relation avec le cosmos. Relation d'amour où l'homme, après avoir exercé le " lacher- prise ", réapprend maintenant à " se donner ".

Toute la procession symbolise ce " mouvement vers ", don de soi jusqu'à l'abnégation, ce qui est le propre de l'esprit humain, de la personne, ce que nous avons appelé notre identité ou le mystère de notre être personnel. La nature de notre personne, de notre " je " profond se caractérise par le don, puisque nous sommes " à l'image de Dieu " qui est Amour, Don par excellence ; alors que dans l'orgueil la vie se garde pour elle-même, c'est l'anti-abnégation, une vie morte. Dans le don au contraire, la mort à soi est en réalité une naissance en plénitude. L'homme qui meurt volontairement naît à la vie divine. Nous l'apprenons à la liturgie, mais pour le vivre ensuite à tout moment. Derrière les choses les plus ordinaires de la vie, il y a la mort et la résurrection. Le " oui " auquel nous avons été invités dès le début est un long chemin, un chemin qui passe par la croix, car aimer ce qui n'est pas aimable, assumer avec amour l'inacceptable, crucifie notre " moi " dont nous sommes possédés.

Mais cette manière de se donner d'instant en instant, ici et maintenant, de devenir un avec ce qui arrive, permet à Dieu d'être Dieu et de nous introduire à la vraie Vie. En vérité le " oui " nous fait devenir un avec le Christ qui est à l'intérieur de toute chose et de tout ce qui arrive. Le vrai centre de la procession liturgique, c'est Lui. Il est notre premier de cordée dans ce mouvement d'abnégation et nous entraîne dans sa propre destinée. Lui seul s'est donné totalement, son sacrifice était parfait. C'est pourquoi cette procession symbolise l'entrée de Jésus à Jérusalem pour y vivre sa mort et sa résurrection. Maintenant, à chaque liturgie, Il partage cette grâce avec nous, Il est la Vie de notre vie. " Le Christ est notre Pâque ", dit saint Paul (1 Cor 5, 7), avec Lui, tous les jours, nous mourons et nous ressuscitons, jusqu'à ce que notre transfiguration soit totale.


S'ABANDONNER

Le pain et le vin pénètrent dans le Saint des Saints et sont maintenant sur l'autel. Notre don va jusqu'à l'abandon. On ne devrait pas parler d'étapes successives de la liturgie, mais plutôt d'un seul mouvement où chaque étape contient le tout et se poursuit dans la suivante, un seul mouvement, qui à la fois ne cesse de nous arracher à ce monde de ténèbres et nous transforme pour nous rendre participants du Royaume céleste. Quand l'homme se laisse dessaisir volontairement de lui-même en lâchant- prise, il est déjà en état d'accueil et de don. Mais la mesure du don, comme disent les Anciens, c'est d'être sans mesure, abandon total. Comme l'argile entre les mains du potier (Jér 18,6), notre destinée se met entre les mains du Christ, nos deux destinées se mélangent, le pain et le vin de notre vie deviennent son Corps et son Sang, abandonnés en Lui.

Nous sommes à la partie centrale de la liturgie qui s'ouvre par une immense action de grâce adressée au Père des cieux, source de tous les dons et auteur des merveilles que nous célébrons. C'est seulement par la puissance inouïe de l'action de grâces, de la louange, que le ciel s'ouvre, fait du cœur de l'homme le trône de Dieu et rend toute la suite possible. Jésus manifeste cela clairement quand, le soir de la sainte Cène, avant de " se donner ", Il prend le pain rend d'abord grâces, puis vient le miracle :
" Prenez et mangez, ceci est mon corps donné pour vous ",
puis Il fait de même avec la coupe de vin :
" Prenez et buvez, ceci est mon sang répandu pour vous ".
Quand le prêtre à l'autel refait ces gestes et redit ces paroles, il ne rejoue pas le passé et ne rappelle pas un souvenir, ce n'est pas un rite magique ou un pieux mime, mais la Réalité même. Depuis la Pentecôte, l'Esprit Saint a pénétré toutes choses, l'éternité habite le temps et le temps s'est ouvert à un éternel présent. Lorsque nous célébrons la liturgie, nous sommes vraiment au Golgotha et au matin de Pâques, nous vivons réellement la sainte Cène, la mort et la résurrection du Christ, ici et maintenant, concrètement comme des témoins oculaires; et quand le prêtre dit : " Ceci est mon Corps…ceci est mon Sang… ", ce sont les paroles et la voix même du Christ que nous entendons !

Cela est possible grâce à la puissance de l'Esprit Saint qu'on invoque à ce moment-là sur le pain et le vin. Le Feu descend alors tout aussi réellement sur l'autel. Beaucoup de saints l'on vu physiquement de leurs yeux au cours de l'histoire, mais tous le voient avec les yeux de leur foi et le sentent à la joie frémissante de toute l'atmosphère…Et notre foi nous suffit et notre joie nous comble…Le miracle est là avec tout son réalisme : il n'y a plus de pain et de vin, mais la Chair et le Sang du Christ ressuscité.

Le chrétien orthodoxe n'a jamais posé ici la question du " comment cela se passe-t-il ? ", mais il se prosterne dans un ébranlement total devant l'amour fou de Dieu…Comme dit Heidegger : Il est plus important de se laisser prendre que de comprendre . Nous sommes devant des faits: le Christ est Dieu, en prenant notre chair et notre sang, pénétrant ainsi dans la " substance " de l'homme, l'homme meurt et ressuscite en Christ et avec Lui ! Il n'y a de vie qu'en Dieu seul, Il est la Vie même et hors de Lui, tout est mort.

Ainsi chaque liturgie est une Pâque, et c'est pourquoi aussi toute notre vie est pascale. Par son abnégation, sa souffrance et sa mort, le Christ a laissé entrer en Lui toute l'angoisse du monde déchu, l'enfer de la condition humaine asservie à la haine et au mensonge, notre souffrance et notre vie mortifiée; tout, jusqu'à la dernière de nos contrariétés, a été anéanti par Lui et baigné dans la lumière de sa résurrection, plus rien ne peut avoir le dernier mot…Le tombeau lui-même se transforme en chambre nuptiale, le Christ ressuscité est l'Epoux qui vient à nous au sein de chaque détresse. Il n'y a pas d'autre sens à l'histoire que la Pâque du Christ, elle est le ferment qui agit au cœur de chaque instant :
Tu es descendu au plus profond de la terre et tu as brisé les verrous éternels qui retenaient les captifs…Maintenant tout est rempli de lumière : le ciel, la terre et l'enfer. Hier, j'étais enseveli avec toi, ô Christ, aujourd'hui je me réveille avec toi, ô Ressuscité…Que tout l'univers soit en fête, toute la terre…car Il est ressuscité, le Christ, joie éternelle ! .


RENAITRE

Voilà à quoi et pourquoi nous communions à la fin de la liturgie, la communion est notre véritable renaissance. " Si quelqu'un est dans le Christ, c'est une créature nouvelle : l'être ancien a disparu, un être nouveau est là " dit saint Paul (2 Cor.5, 17). Manger le Corps et boire le Sang du Christ mort et ressuscité, grâce au Feu de l'Esprit saint qui nous le donne, c'est donc être littéralement assimilés à l'inouï de ce que nous venons de vivre au cours de la liturgie, car " on devient ce que l'on mange ". Le banquet messianique nous incorpore, au sens propre du terme, au Christ ressuscité, charnellement : sa Chair est ma chair, nous sommes " cocorporels ", et son Sang coule dans mes veines, nous sommes " cosanguins ". Il s'agit d'une réelle transfusion. " L'Esprit insuffle en nous le Christ jusqu'au bout de nos doigts ", disait saint Syméon (XIième siècle). C'est une transmutation de tout notre être.

Cet Amour alors n'a plus de limites. Un cœur embrasé peut mettre le feu au monde, toute l'histoire des saints est là pour en témoigner. Là, dans le cœur de l'homme, le sacrement de l'autel est aussi et en même temps le " sacrement du frère ": il n'y a qu'un Amour et il n'y a qu'une Joie, c'est le Joie pascale. Elle est la réponse à tous les problèmes de ce monde. Comme écrit le Père Alexandre Schmemann : " Don gratuit, cette joie a un pouvoir transformateur, le seul pouvoir réellement capable d'apporter une transformation en ce monde. Elle est le sceau de l'Esprit saint à l'Eglise, afin que l'Eglise en soit le témoin et transforme le monde par la joie. Telle est la fonction des fêtes chrétiennes… " .

Le monde appartient à ceux qui ont la joie au cœur. Dieu nous a créés pour elle. La joie ou action de grâces (en grec " eucharistie ") nous tire de l'aliénation et nous rend à la liberté, elle est la " vie surabondante " parce qu'elle est le Christ lui-même. Posée dans le monde, sur chaque événement, sur chaque instant même, l'action de grâces nous permet de reconnaître leur provenance divine, de voir en tout un don de Dieu et de retrouver l'attitude eucharistique face à notre vie, de reconnaître que finalement tout est sacrement et la vie elle-même une liturgie. La gratitude est le grand antidote de tous nos malheurs et le dynamisme même de toute transfiguration.

1 Anthropologue contemporain, auteur de " L'anthropologie du geste " et " La manducation de la parole " (Gallimard)
2 Chant des Nocturnes de Pâques, composé par saint Jean Damascène au VIIème siècle
3 " Pour la vie du monde " (Desclée), pp64-65


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