Le
seul rêve qui habite la profondeur de tout homme, c'est de sauter
hors de sa vieille vie et de découvrir cet " ailleurs "
prodigieux dont il a un secret pressentiment…
Chacun
sait ou sent plus ou moins consciemment qu'une plénitude de vie
existe.
Chaque
désir, chaque aspiration le déclare avec force.
Mais
qui répondra à ce cri de l'être ?
Le
christ, et Lui seul !
Il
est venu en ce monde pour nous offrir " la vie en surabondance
" et nous donner sa propre " joie en plénitude "
(Jn 10,10 ; 16,24).
LA
CREATION : UNE HISTOIRE D'AMOUR
Cette
extraordinaire intention est là dès les origines du monde,
elle est même l'unique motif de sa création et le seul
sens qui sous-tend toute son histoire. Dieu veut partager sa Gloire,
répandre son Amour, Il est Source de Vie et de Joie.
En
effet, Dieu a créé l'homme comme une être qui a
faim en permanence, il a faim de Dieu, son désir est donc infini.
C'est pourquoi, dès le début de la Bible, le monde entier
est offert à l'homme comme un banquet universel. Dieu, en créant,
bénit toutes choses. Cela veut dire qu'Il s'y rend présent
et fait du moindre brin d'herbe un lieu de communion avec l'homme. Dieu
habite en tout, et à travers tout Il fait la cour à l'homme,
cherche à se faire connaître et lui dit " Je t'aime
! ". C'est ce que nous ressentons confusément, lorsque nous
faisons l'expérience de la beauté. Nous sommes touchés
alors au plus intime, et si notre regard est vraiment contemplatif,
intérieur, une relation vivante s'établit et nous sentons,
parfois dans la crainte, cette Présence qui rayonne à
travers la beauté, sans doute le Visage de Dieu Lui-même…
Il
n'y a pas de limite à cette communion. Lorsque Dieu dit aux hommes,
après leur création : " Je vous donne toutes les
herbes qui sont sur la surface de la terre et tous les arbres qui ont
des fruits pour votre nourriture " (Gen 1, 29), Il propose que
leur vie toute entière soit une eucharistie : " Prenez et
mangez ! ".
Dieu
est Amour et Il a créé l'homme " à son image
", c'est donc que nous aussi, comme Lui, sommes Amour. Or l'amour
n'a qu'un désir, c'est de s'unir à l'être aimé,
de devenir un avec lui. Voilà pourquoi précisément
l'homme a si faim et que manger est un acte sacré au plus haut
point !
Derrière
toute faim, derrière tout désir, il y a Dieu qui m'appelle
et m'invite à communier à Lui. Mais si je n'entends pas
cette voie à l'intérieur de tout, alors je mange pour
manger, pour satisfaire mon désir ou le noyer dans le plaisir,
pour subsister ou survivre; les choses sont désirées pour
elles-mêmes et non pour Dieu qui les habite…Vidées
de sa Présence, je communie donc au néant et à
la mort, car aucune chose ne peut me donner la Vie et apaiser ma faim
! L'homme devient ainsi dépendant du monde, il tombe dans le
seul plaisir répétitif puisque celui-ci ne peut répondre
à l'infini de son désir : manger et boire ouvre à
une passion où l'on " creuse sa tombe avec ses dents "…Le
plaisir est alors un substitut ou une contrefaçon de la Vie en
plénitude que Dieu voulait offrir à l'homme.
C'est
là que s'origine le mal et le vrai mal-être de l'homme.
Aussi l'appelle-t-on " péché originel " : péché
signifie, traduit de l'hébreu, " manquer la cible "
et " originel " signifie " là où ça
commence, là où est la source et le motif profond ".
L'homme manque sa vie quand il ne réalise pas ce pour quoi il
est créé : faire alliance avec Dieu. Toute la création
est une histoire d'amour voulue par Dieu, et lorsque l'homme détourne
sa faim de Dieu vers autre chose, sa vie cesse d'être une communion.
C'est la chute dans le malheur, où tout ce que l'homme entreprend
sans Dieu se trouve vicié à l'origine et voué à
l'échec…L'homme, au lieu d'être le prêtre qui
célèbre avec joie le don de la vie, au lieu de bénir
tout et de rendre grâce, parce qu'ainsi il participe au bonheur
même de Dieu présent en toute chose, il devient victime
et esclave du monde, dans une dépendance servile.
QU'EST-CE QUE VIVRE ?
L'homme
a perdu " la Vie de la vie ", dit saint Augustin, et ne vit
plus désormais que dans l'horizontalité animale. Sa conscience
réduite regarde seulement à l'extérieur et ne voit
que des objets, utiles ou fonctionnels ; elle maintient ainsi tout à
distance, ignore le mystère des choses et la possibilité
d'une rencontre. C'est un univers de solitude où tout est dépeuplé.
Nous ne savons plus que nos cinq sens nous ont été donné
comme des " fenêtres ouvertes " sur l'invisible Présence
pour la rencontrer. Nous ne savons plus que manger, ce n'est pas d'abord
" se nourrir ", ou " prendre du plaisir ", mais
essentiellement communier au Créateur qui s'offre à nous
à travers les créatures que sont les légumes, les
céréales et tout ce qui est sur notre table. Notre "
pain quotidien " est " le Pain substantiel ou suressentiel
", comme traduisent les Pères. Nous ne savons pas davantage
que l'oxygène ne fait vivre personne et que respirer c'est encore
communier au Souffle même de Dieu qui nous vivifie (Gen 2, 7),
que regarder c'est découvrir la transparence mystérieuse
de tout ce qui nous entoure, que toucher c'est expérimenter la
" sensation du divin "…Ainsi la vie céleste est
devenue un enfer, où l'on " peine sur une terre maudite
" et où l'on " mange à la sueur de son front
" (Gen 3, 17-19)…
Voilà
le véritable sens du péché dans lequel nous vivons
tous les jours. Le péché, ce n'est pas " avoir fait
du mal " ou avoir commis une faute morale, être médiocre,
mais vivre en rupture avec Dieu, c'est-à-dire prendre le don
sans le Donateur. Il n'y a plus de réciprocité. C'est
un vol et une trahison, où l'Amour cesse d'être l'essence
de la vie…
Dans
ce contexte le Christ va s'incarner. Car Dieu est un amoureux fou de
l'homme, de chacun d'entre nous, Il laisse tout pour retrouver "
la brebis perdue ". Dieu ne supporte pas que l'homme soit malheureux,
qu'il pleure et souffre, qu'il ne sache plus ce qu'est vivre pleinement
et qu'il se voue à tous les faux-dieux, cela est montré
tout au long de l'Evangile…Alors Dieu devient Homme et rétablit
ainsi l'alliance entre les deux, la réciprocité d'amour
en Jésus Christ qui ouvre à nouveau le chemin d'une vie
eucharistique, c'est-à-dire de communion ininterrompue entre
l'homme avec Dieu.
Cette
communion est maintenant d'une plénitude inouïe, sans limites
et infinie dans son devenir, car en un seul être, Jésus,
sont intimement unis Dieu et l'homme. C'est précisément
cette folie d'amour que le Christ nous offre à la dernière
Cène, quand Il se donne en nourriture pour que nous aussi, hommes,
" devenions des dieux par la grâce ". Il n'y a rien
au-delà de cette communion car, pour elle, Dieu devient "
chair de ma chair et sang de mon sang " (saint Grégoire
Palamas, XIVème s.). L'homme devenant ainsi un être eucharistique
dans sa substance même, retrouve alors la vie eucharistique à
nouveau en toutes choses, car le monde, lui aussi, est " la chair
de Dieu ".
L'eucharistie
cesse donc d'être un rite incompréhensible en marge de
l'existence, un luxe inutile en fin de semaine, après que la
vie soit vécue et de toutes façons étranger à
elle ! L'eucharistie est la Vie même de la vie, le lieu même
où l'on apprend à vivre. Jésus a dit " Je
suis la vie…et je suis venu pour qu'on l'ait en surabondance…Prenez
et mangez ! " (Jn 14, 6 ; 10,10 ; Mat 26,26). Toute notre vie doit
se transformer, se " christifier ", comme le pain et le vin
se transforment en corps et en sang du Christ. Notre vie est la célébration
de cette nouvelle naissance où notre être devient liturgique,
c'est-à-dire entre dans la Pâque du Christ pour passer,
avec Lui, de la mort à la vie. C'est le sacrement de la Joie,
une vie en fête ! Le disciple, tout en étant incarné
dans ce monde comme son Maître, avance tous les jours dans cette
dimension du Royaume qui est la vie de ressuscité en Christ.
Pour que cela ne soit pas des mots, chaque liturgie eucharistique nous
initie à cette réalité d'une façon très
concrète, à travers les différentes étapes
de la célébration.
AVOIR UNE DIRECTION
Tout
commence quand l'homme accepte cette vie radicalement neuve que le Christ
veut lui offrir, tout commence quand il se lève de son lit, s'arrache
à la glu de ce monde et met en route sa liberté. La simple
marche vers l'église pour y célébrer la liturgie
oriente sa liberté et lui donne une direction. L'homme s'ouvre,
pose un acte qui est déjà sacramentel et entre en synergie
avec Dieu. Alors tout est possible…
Une
fois dans l'église, on est au ciel. Tout, dans une église
orthodoxe, contribue à plonger l'homme dans la joie et la beauté
: la splendeur de la liturgie, les chants, les encensements, les fresques
et les icônes…, cette " ambiance " indescriptible
qui est une pédagogie où on fait l'expérience du
ciel intérieur, le Royaume est notre propre profondeur, et l'église,
le temple, en réalité c'est chaque homme, chacun de nous.
Face au Christ, comme Moïse face à Dieu, nous sommes peu
à peu couverts de sa gloire et nos visages ruissellent de sa
Lumière (2Co 3.18). Ceux qui quittent l'église après
la célébration en savent quelque chose…
A QUOI JE DIS " OUI "
La
première intervention du prêtre à la liturgie manifeste
cela, quand il entonne solennellement le grand " Trisagion "
: " Saint Dieu, saint Fort, saint Immortel " en dansant avec
l'encensoir autour de l'autel, puis quand il élève l'Evangile
en signe de croix en chantant : " Béni soit la Sainte Trinité…
". Ainsi, dès le début, la Réalité
intérieure à tout et qui porte tout est révélée,
chacun reçoit la grâce de comprendre le but de sa vie,
le terme de tous ses désirs et intérêts les plus
secrets, le sens ultime de tout ce qui existe. L'homme est né
pour rendre gloire à Dieu.
A
cette extraordinaire bénédiction, qui est le commencement
et la fin de tout, le peuple répond par un " Amen "
non moins solennel. Ce " oui " est sans doute l'un des mots
les plus importants qui soient. Il constitue l'Assemblée, lui
fait prendre conscience de son être-là, de son unité
dans l'assentiment à suivre le Christ et à accepter son
don d'une vie autre. Par ce consentement, l'Assemblée est le
ferment d'une humanité nouvelle. Mais cet " Amen "
est aussi le " oui " de chacun personnellement, par lequel
il ressemble au Christ "en lequel il n'y a eu que oui " (2
Cor 1, 19). Etre " oui ", c'est ouvrir la vie à la
Vie, c'est découvrir et expérimenter, qu'en bénissant
tout, le Vivant qui habite toute chose et tout événement
se manifeste pour nous guider de l'intérieur. Il s'agit d'une
manière d'être et d'écouter. " Voici que je
me tiens à ta porte et je frappe " dit le Christ dans l'Apocalypse
(3,20). Il frappe à la porte de l'instant présent et nulle
part ailleurs, si je dis " oui ", c'est-à-dire si je
suis un avec cet instant, c'est toujours le Christ qui entre : "
Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! "
SE LACHER
Cette
mystérieuse Présence derrière tout est maintenant
révélée par l'écoute de la Parole de Dieu.
C'est la deuxième étape de la liturgie. Grâce à
la lecture des textes de l'Ancien Testament, des Epîtres et de
l'Evangile, nous apprenons l'alphabet pour lire et déchiffrer
le sens des événements quotidiens et de l'histoire. La
Parole soulève le voile des apparences et nous met en contact,
en communion, avec le mystère qu'elles cachent. Cela nous oblige
à un grand lacher-prise: à renoncer aux vues du monde
et à ses interprétations horizontales, à nos projections
et a priori, à nos jugements tout faits, pour accueillir l'esprit
du Christ et penser comme Lui, non comme notre journal…
Nous
sommes " extro-déterminés ", disent les sociologues
. Par qui, par quoi ? La Parole de Dieu nous purifie, coupe les amarres
et nous libère des conditionnements psychiques. Elle est un "
glaive " (Eph 6.17) qui tranche dans ce qui fait obstacle à
la vie, nos enchaînements et nos dépendances, notre culpabilité
et nos hontes, ce que Carl Jung appelle " l'ombre " et qui
nous sépare du meilleur de nous-mêmes, de notre identité
profonde. La Parole de Dieu agit comme un sacrement avec sa puissance
interne, elle nous éveille à cette réalité
que nous sommes et nous enracine dans notre dimension ontologique, celle
de notre être qui sort à chaque instant de Dieu comme le
ruisseau de sa source.
L'Ecriture
Sainte, véhiculée par la liturgie, a une vertu "
mystagogique ": cela veut dire qu'elle nous introduit dans l'expérience
libératrice du Messie, pas seulement par l'intelligence, mais
par l'ouverture des cinq sens intérieurs où la totalité
de l'homme participe, corps-âme-esprit. Nous sommes infiniment
plus proches de Dieu par le sentir que par la pensée. C'est pourquoi
du début jusqu'à la fin, la liturgie exerce le corps,
qui est l'expression même de notre intériorité,
à se laisser toucher par Dieu et à devenir physiquement
conscient de son inhabitation. Le Verbe, la Parole, devient chair, au
sens propre du terme.
Marcel
Jousse a montré comment l'homme, parce qu'il est un mimeur par
nature, rejoue en microgestes dans son for intérieur ce que ses
cinq sens perçoivent à l'extérieur. Il s'agit d'une
transmission directe pas osmose, donc d'une véritable incorporation
de la Parole. Jousse nomme ce phénomène " intussusception
", du latin : " recevoir dans son intimité ".
C'est une totale assimilation, au sens biologique du terme, puisque
la Parole manduquée par l'ouïe (la lecture des textes et
le chant), par la vue (les fresques, les icônes, le jeu liturgique),
par l'odorat (le parfum des nombreux encensements), le goût (le
numineux, la " flamme des choses ", l'atmosphère sacrée)
et le toucher (la participation du corps), la même Parole est
finalement mangée et bue à la communion, lorsqu'elle sera
devenue Corps et Sang du Christ.
SE DONNER
Cette
formidable transmutation est signifiée maintenant par l'acte
suivant, ce qu'on appelle la " Grande Entrée ", où
les saints dons, le pain et le vin, sont portés sur l'autel lors
d'une procession lente et très festive au chant de l'hymne des
Chérubins. Nous n'offrons pas à Dieu du pain et du vin,
mais cette nourriture étant faite pour vivre, c'est en réalité
notre vie que nous donnons avec toute son épaisseur : le pain
de notre quotidien, le vin de nos joies et de nos souffrances. Mais
à travers ce pain fait avec du froment et ce vin venu de la vigne,
c'est finalement toute la création que nous offrons à
Dieu. Elle retrouve ici son orientation première comme tabernacle
de Dieu, lieu de l'Alliance, et l'homme retrouve son rôle primordial
d'être le célébrant émerveillé de
cette relation avec le cosmos. Relation d'amour où l'homme, après
avoir exercé le " lacher- prise ", réapprend
maintenant à " se donner ".
Toute
la procession symbolise ce " mouvement vers ", don de soi
jusqu'à l'abnégation, ce qui est le propre de l'esprit
humain, de la personne, ce que nous avons appelé notre identité
ou le mystère de notre être personnel. La nature de notre
personne, de notre " je " profond se caractérise par
le don, puisque nous sommes " à l'image de Dieu " qui
est Amour, Don par excellence ; alors que dans l'orgueil la vie se garde
pour elle-même, c'est l'anti-abnégation, une vie morte.
Dans le don au contraire, la mort à soi est en réalité
une naissance en plénitude. L'homme qui meurt volontairement
naît à la vie divine. Nous l'apprenons à la liturgie,
mais pour le vivre ensuite à tout moment. Derrière les
choses les plus ordinaires de la vie, il y a la mort et la résurrection.
Le " oui " auquel nous avons été invités
dès le début est un long chemin, un chemin qui passe par
la croix, car aimer ce qui n'est pas aimable, assumer avec amour l'inacceptable,
crucifie notre " moi " dont nous sommes possédés.
Mais
cette manière de se donner d'instant en instant, ici et maintenant,
de devenir un avec ce qui arrive, permet à Dieu d'être
Dieu et de nous introduire à la vraie Vie. En vérité
le " oui " nous fait devenir un avec le Christ qui est à
l'intérieur de toute chose et de tout ce qui arrive. Le vrai
centre de la procession liturgique, c'est Lui. Il est notre premier
de cordée dans ce mouvement d'abnégation et nous entraîne
dans sa propre destinée. Lui seul s'est donné totalement,
son sacrifice était parfait. C'est pourquoi cette procession
symbolise l'entrée de Jésus à Jérusalem
pour y vivre sa mort et sa résurrection. Maintenant, à
chaque liturgie, Il partage cette grâce avec nous, Il est la Vie
de notre vie. " Le Christ est notre Pâque ", dit saint
Paul (1 Cor 5, 7), avec Lui, tous les jours, nous mourons et nous ressuscitons,
jusqu'à ce que notre transfiguration soit totale.
S'ABANDONNER
Le
pain et le vin pénètrent dans le Saint des Saints et sont
maintenant sur l'autel. Notre don va jusqu'à l'abandon. On ne
devrait pas parler d'étapes successives de la liturgie, mais
plutôt d'un seul mouvement où chaque étape contient
le tout et se poursuit dans la suivante, un seul mouvement, qui à
la fois ne cesse de nous arracher à ce monde de ténèbres
et nous transforme pour nous rendre participants du Royaume céleste.
Quand l'homme se laisse dessaisir volontairement de lui-même en
lâchant- prise, il est déjà en état d'accueil
et de don. Mais la mesure du don, comme disent les Anciens, c'est d'être
sans mesure, abandon total. Comme l'argile entre les mains du potier
(Jér 18,6), notre destinée se met entre les mains du Christ,
nos deux destinées se mélangent, le pain et le vin de
notre vie deviennent son Corps et son Sang, abandonnés en Lui.
Nous
sommes à la partie centrale de la liturgie qui s'ouvre par une
immense action de grâce adressée au Père des cieux,
source de tous les dons et auteur des merveilles que nous célébrons.
C'est seulement par la puissance inouïe de l'action de grâces,
de la louange, que le ciel s'ouvre, fait du cœur de l'homme le
trône de Dieu et rend toute la suite possible. Jésus manifeste
cela clairement quand, le soir de la sainte Cène, avant de "
se donner ", Il prend le pain rend d'abord grâces, puis vient
le miracle :
" Prenez et mangez, ceci est mon corps donné pour vous ",
puis Il fait de même avec la coupe de vin :
" Prenez et buvez, ceci est mon sang répandu pour vous ".
Quand le prêtre à l'autel refait ces gestes et redit ces
paroles, il ne rejoue pas le passé et ne rappelle pas un souvenir,
ce n'est pas un rite magique ou un pieux mime, mais la Réalité
même. Depuis la Pentecôte, l'Esprit Saint a pénétré
toutes choses, l'éternité habite le temps et le temps
s'est ouvert à un éternel présent. Lorsque nous
célébrons la liturgie, nous sommes vraiment au Golgotha
et au matin de Pâques, nous vivons réellement la sainte
Cène, la mort et la résurrection du Christ, ici et maintenant,
concrètement comme des témoins oculaires; et quand le
prêtre dit : " Ceci est mon Corps…ceci est mon Sang…
", ce sont les paroles et la voix même du Christ que nous
entendons !
Cela
est possible grâce à la puissance de l'Esprit Saint qu'on
invoque à ce moment-là sur le pain et le vin. Le Feu descend
alors tout aussi réellement sur l'autel. Beaucoup de saints l'on
vu physiquement de leurs yeux au cours de l'histoire, mais tous le voient
avec les yeux de leur foi et le sentent à la joie frémissante
de toute l'atmosphère…Et notre foi nous suffit et notre
joie nous comble…Le miracle est là avec tout son réalisme
: il n'y a plus de pain et de vin, mais la Chair et le Sang du Christ
ressuscité.
Le
chrétien orthodoxe n'a jamais posé ici la question du
" comment cela se passe-t-il ? ", mais il se prosterne dans
un ébranlement total devant l'amour fou de Dieu…Comme dit
Heidegger : Il est plus important de se laisser prendre que de comprendre
. Nous sommes devant des faits: le Christ est Dieu, en prenant notre
chair et notre sang, pénétrant ainsi dans la " substance
" de l'homme, l'homme meurt et ressuscite en Christ et avec Lui
! Il n'y a de vie qu'en Dieu seul, Il est la Vie même et hors
de Lui, tout est mort.
Ainsi
chaque liturgie est une Pâque, et c'est pourquoi aussi toute notre
vie est pascale. Par son abnégation, sa souffrance et sa mort,
le Christ a laissé entrer en Lui toute l'angoisse du monde déchu,
l'enfer de la condition humaine asservie à la haine et au mensonge,
notre souffrance et notre vie mortifiée; tout, jusqu'à
la dernière de nos contrariétés, a été
anéanti par Lui et baigné dans la lumière de sa
résurrection, plus rien ne peut avoir le dernier mot…Le
tombeau lui-même se transforme en chambre nuptiale, le Christ
ressuscité est l'Epoux qui vient à nous au sein de chaque
détresse. Il n'y a pas d'autre sens à l'histoire que la
Pâque du Christ, elle est le ferment qui agit au cœur de
chaque instant :
Tu es descendu au plus profond de la terre et tu as brisé les
verrous éternels qui retenaient les captifs…Maintenant
tout est rempli de lumière : le ciel, la terre et l'enfer. Hier,
j'étais enseveli avec toi, ô Christ, aujourd'hui je me
réveille avec toi, ô Ressuscité…Que tout l'univers
soit en fête, toute la terre…car Il est ressuscité,
le Christ, joie éternelle ! .
RENAITRE
Voilà
à quoi et pourquoi nous communions à la fin de la liturgie,
la communion est notre véritable renaissance. " Si quelqu'un
est dans le Christ, c'est une créature nouvelle : l'être
ancien a disparu, un être nouveau est là " dit saint
Paul (2 Cor.5, 17). Manger le Corps et boire le Sang du Christ mort
et ressuscité, grâce au Feu de l'Esprit saint qui nous
le donne, c'est donc être littéralement assimilés
à l'inouï de ce que nous venons de vivre au cours de la
liturgie, car " on devient ce que l'on mange ". Le banquet
messianique nous incorpore, au sens propre du terme, au Christ ressuscité,
charnellement : sa Chair est ma chair, nous sommes " cocorporels
", et son Sang coule dans mes veines, nous sommes " cosanguins
". Il s'agit d'une réelle transfusion. " L'Esprit insuffle
en nous le Christ jusqu'au bout de nos doigts ", disait saint Syméon
(XIième siècle). C'est une transmutation de tout notre
être.
Cet
Amour alors n'a plus de limites. Un cœur embrasé peut mettre
le feu au monde, toute l'histoire des saints est là pour en témoigner.
Là, dans le cœur de l'homme, le sacrement de l'autel est
aussi et en même temps le " sacrement du frère ":
il n'y a qu'un Amour et il n'y a qu'une Joie, c'est le Joie pascale.
Elle est la réponse à tous les problèmes de ce
monde. Comme écrit le Père Alexandre Schmemann : "
Don gratuit, cette joie a un pouvoir transformateur, le seul pouvoir
réellement capable d'apporter une transformation en ce monde.
Elle est le sceau de l'Esprit saint à l'Eglise, afin que l'Eglise
en soit le témoin et transforme le monde par la joie. Telle est
la fonction des fêtes chrétiennes… " .
Le
monde appartient à ceux qui ont la joie au cœur. Dieu nous
a créés pour elle. La joie ou action de grâces (en
grec " eucharistie ") nous tire de l'aliénation et
nous rend à la liberté, elle est la " vie surabondante
" parce qu'elle est le Christ lui-même. Posée dans
le monde, sur chaque événement, sur chaque instant même,
l'action de grâces nous permet de reconnaître leur provenance
divine, de voir en tout un don de Dieu et de retrouver l'attitude eucharistique
face à notre vie, de reconnaître que finalement tout est
sacrement et la vie elle-même une liturgie. La gratitude est le
grand antidote de tous nos malheurs et le dynamisme même de toute
transfiguration.
1
Anthropologue contemporain, auteur de " L'anthropologie du geste
" et " La manducation de la parole " (Gallimard)
2 Chant des Nocturnes de Pâques, composé par saint Jean
Damascène au VIIème siècle
3 " Pour la vie du monde " (Desclée), pp64-65