Or, voici
qu'aux portes de la ville apparaît un mendiant à peu près
nu.
Il implore
les passants.
Mais
les passants jugent qu'il fait trop froid pour s'arrêter et...
ils passent.
C'est
à peine si l'un d'eux prend le temps de jeter au malheureux une
ironie: " N'as-tu pas honte de te promener ainsi dévêtu
par un temps pareil? ".
Martin,
voyant que tous s'en vont indifférents, comprend qu'il lui est
réservé de soulager encore cette misère.
Mais
que faire pour ce pauvre homme?
Faute
de pouvoir lui donner autre chose, va-t-il le gratifier d'un bon conseil
?
L'engager
à rentrer dans la ville, à chercher un abri, du travail
?
Envoyer
Demetrius au quartier, demander au garde-magasin s'il n'aurait pas un
vieux manteau réformé, mité, dont il pourrait se
dessaisir en faveur d'un pauvre diable ?
Martin
serait bien en droit de s'arrêter à l'une ou à l'autre
de ces décisions, puisqu'il n'a plus rien à distribuer.
Mais...
n'a-t-il rien vraiment ?
Et cette
chlamyde, qui lui drape lourdement les épaules! Une pièce
d'étoffe de cette ampleur peut très bien faire deux manteaux.
Il y
a de quoi. Martin n 'hésite pas plus longtemps.
Il tire
le glaive pendu à son côté, son glaive de cavalier,
un peu plus long que l'épée des fantassins, et bien affilé.
De la
main gauche il saisit le bord de sa chlamyde.
Il se
tourne un peu sur sa selle et donne un coup vigoureux du tranchant dans
le beau milieu de l'étoffe.
"
Attrape, pauvre, ce pan qui traîne à terre! Tire à
toi. Bien. Mets cela, maintenant, sur tes épaules. Serre-toi
bien cette laine autour du col. Et puisse une autre âme charitable
ajouter à ton vêtement ce qui lui manque encore! "
Parmi
ceux qui ont vu la scène, certains sourient.
Ils
trouvent grotesque ce circuitor vêtu d'une moitié de chlamyde,
sous laquelle ses bras musclés ont la chair de poule.
D'autres,
au cœur moins dur, se disent: " Pauvre garçon! Ce
n'était pas à lui à se dépouiller ainsi,
mais bien à nous, qui avions plus de vêtements que lui,
et qui aurions pu couvrir le pauvre sans nous mettre la chair à
nu! "
Cependant
Martin, sans attendre les remerciements de son obligé, sans plus
se préoccuper des gloses des gens sensés que des brocards
des autres, pousse son cheval et disparaît au détour d'une
rue.
Demetrius
le suit émerveillé, et regrettant peut-être lui
aussi - trop tard - de n'avoir pas dit: " Maître, prends
mon manteau à moi, mon manteau d'ordonnance : ce sera suffisant
pour ce va-nu-pieds ! "
Si Martin
possédait une chlamyde de rechange, ou s'il dut emprunter de
l'argent à quelque camarade pour s'en procurer une neuve, le
chroniqueur ne le dit point.
Mais
ce qu'il ne manque pas de rapporter , c'est que, la nuit suivante, tandis
que Martin, n'étant pas de service, s'abandonnait au sommeil,
le Christ lui apparut.
Et le
Christ était vêtu du morceau de chlamyde dont Martin avait
couvert les épaules du pauvre.
Oui,
c'était bien la chlamyde de Martin.
Il la
reconnaissait sans peine, sans avoir besoin de la regarder de près,
d'en tâter le tissu, comme les anges accompagnant le Seigneur
l'invitaient à le faire.
Et le
Christ dit aux anges, d'une voix haute et claire :
"
Martin, encore catéchumène, m'a revêtu de ce
manteau. "
Il se
souvenait des paroles qu'il avait dites autrefois, quand il était
sur la terre, et qui sont relatées en saint Matthieu:
"
Ce que vous avez fait au plus petit d'entre vos frères, c'est
à moi-même que vous l'avez fait. "
Le Seigneur
proclamait qu'en la personne du pauvre il avait été vêtu,
et il ne pouvait pas mieux le prouver qu'en se montrant à l'auteur
de cette oeuvre pie sous le vêtement même que le pauvre
avait reçu.
Voilà
la scène que, depuis des siècles, les arts de toutes sortes
ont, des milliers de fois, représentée.
Dans
tous les pays du monde, qu'on montre à un enfant l'image peinte
ou sculptée d'un cavalier tranchant d'un coup d'épée
son manteau au profit d'un pauvre - boiteux, manchot, ou cul-de-jatte
il vous dira: " C'est saint Martin. "
Le manteau,
l'épée, le pauvre, ce sont les " caractéristiques
" de saint Martin.
A l'endroit
où s'est passé ce fait si simple -l'un des plus grands
gestes pourtant accomplis dans la chrétienté - un oratoire
s'élèvera, puis une abbaye.
Un autre
sanctuaire marquera l'emplacement de la maison où Notre-Seigneur
apparut à Martin.
Le pauvre
secouru par Martin sera honoré, en la personne d'un de ses successeurs
- car il y aura toujours des pauvres parmi nous - dans les palais et
dans les monastères. Le manteau de Martin devient un objet de
vénération à travers les siècles.
A Amiens,
on en conserve longtemps des reliques (comme à Auxerre, comme
à Olivet, près Orléans).
L'épée
de Martin est gardée longtemps dans une église de Vérone,
avant d'être vendue à quelque collectionneur dont on a
perdu la trace...
Le partage
du manteau de Martin, c'est la plus haute expression connue de la charité
envers les pauvres.
"
On ne parlera jamais tant, dit un auteur du moyen âge, Gilles
d'Orléans, des robes de vair et de gris de nos grands seigneurs
que de ce lambeau d'étoffe donné par le bienheureux soldat
au pauvre
mendiant. " - "Quel beau coup d'épée
!" s'écrie un prédicateur du temps de saint Louis,
le frère Daniel de Paris.
Non,
jamais il ne sera fait mention d'un coup d'épée aussi
beau que celui de saint Martin...
On dit
que Roland fendit la tête d'un homme jusqu'à la mâchoire.
On dit
qu'Olivier trancha d'un coup un corps tout entier.
Mais
tout cela n'est rien. Ni Roland, ni Olivier, ni Ogier le Danois, ni
Charlemagne lui-même, n'ont pu frapper un coup qui vaille celui-là,
et l'on n'en verra point frapper de semblable jusqu'à la fin
du monde!
C'est
que Martin a, d'un bond, tout de suite, atteint les sommets.
Il a
dépassé le précepte du Christ.
Le Christ
nous dit de nous contenter de peu, de ne pas garder deux vêtements,
de donner un vêtement sur deux.
Martin
n'en avait qu'un seul, et il l'a partagé !
"
Martin, encore catéchumène, m'a revêtu de ce
manteau. "
Bien
que candidat seulement au baptême, ce lancier pannonien avait
agi plus généreusement que n'eussent fait bien des baptisés!
La louange
que lui décernait le Christ en personne ne lui donna point d'orgueil.
Il ne
songea qu'à admirer la bonté de Dieu à son endroit.
Mais
il voulut porter sans plus tarder le signe réel du Christ.
"
Il vola au baptême ", dit Sulpice Sévère.
Où
l'on voit que St Martin pratique la prière perpétuelle
…Sulpice
Sévère s'émerveille de " sa puissance dans
les veilles et les oraisons ". Il le montre " consacrant ses
nuits comme ses jours à la prière ".
"Jamais,
dit-il encore, il n'a passé une heure, un moment, sans s'absorber
dans la prière ou s'appliquer à la lecture: et même
en lisant ou en accomplissant quelque autre besogne, il ne détachait
pas son âme de la prière. De même que les forgerons,
quand ils ne forgent plus le fer, frappent encore leur enclume . du
marteau, ainsi Martin, même quand il paraissait faire autre chose,
priait toujours. "
Et Martin
tient la mortification accompagnement nécessaire de la prière.
S'il
demande à Dieu des grâces, il donne à Dieu, en échange,
ses renoncements, ses abstinences, ses jeûnes, la dureté
avec laquelle il traite son corps, et il apporte dans ces pratiques
une continuité à laquelle les nécessités
de la nature seules mettent un frein.
Il prie
avec patience et avec humilité.
Si sa
prière n'est pas exaucée incontinent, il ne se décourage
pas, mais continue à demander jusqu'à ce qu'il ait obtenu.
Et c'est
toujours pour autrui qu'il demande, jamais pour lui-même, et avec
pour unique fin - même lorsqu'il s'agit de grâces temporelles
- la gloire de Dieu.
Dernière
prière de saint Martin, évêque de Tours,† 397
"Ils
sont durs, Seigneur, les combats qu'il faut livrer dans son corps pour
ton service : et j'ai assez de luttes que j'ai soutenues jusqu'ici.
Mais
si tu m'ordonnes de peiner encore pour monter la garde devant ton camp,
je ne refuse pas, je n'alléguerai pas pour excuse l'épuisement
de l'âge.
Je
me dévouerai à la tâche que tu m'imposeras : sous
les étendards, aussi longtemps que tu l'ordonneras toi-même,
je servirai.
Sans
doute un vieillard souhaiterait un congé après une vie
de labeur, mais l'âme est capable de vaincre les années
et saura ne pas céder à la vieillesse."
Sulpice Sévère, Vie de saint Martin.
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