SAINT MARC, L'EVANGELISTE DE L 'HOMME MODERNE
25 avril/ 8 mai

par Petru DUMITRIU


Ecrivain roumain d'expression française, auteur des roman " Incognito " et " Rendez-vous au Jugement dernier " (Editions du Seuil) et des essais " Au Dieu inconnu " (Seuil), " Comment ne pas l'aimer! Une lecture de l'Evangile selon Saint Marc " et " Zéro ou le point de départ ", ouvrage pour lequel l'Association des Ecrivains Croyants d'Expression Française (AECEF) lui a décerné le prix 1982 (Editions du Cerf).

Etait-ce lui ce " jeune homme enveloppé d'une couverture " qui s' est enfuit tout nu, cette nuit-là, au Jardin des Oliviers ?

Comme l'instantané inoubliable d'un reporter-photographe de génie, cette image s'imprime dans la mémoire, avec une sensation de réalité, de vérité, que rien d'autre ne saurait donner .

Ils sont des écrivains de génie, certes: Jean, le poète mystique, mystérieux et grandiose, l'auteur dramatique inégalé de l'épisode de Nathanaël, le théologien et philosophe capable de ramasser en une seule phrase cinq siècles de philosophie grecque, dans le concept du Logos, et d'en opérer la fusion incandescente avec la pensée juive et le coeur même de la foi chrétienne, en la personne du Christ; Matthieu, grand écrivain juif de langue grecque tels Philon d' Alexandrie, le platonicien juif et Flavius Josèphe, l'historien de la Guerre des Juifs et des Antiquités Judaïques; enfin Luc, qu'Edouard Meyer, à la première page de son Origines et debuts du christianisme (Leipzig, 1922), n'hésite pas à mettre au rang des grands historiens et biographes hellénistiques.

Marc n'est pas poète comme Jean, n'écrit pas un grec élégant comme Matthieu, n'est pas un Hellène comme Luc. Il commet des fautes de grec, des sémitismes et, curieusement, des latinismes. Il est prosaïque et tout ce que contient son Evangile est ou pourrait être appuyé par le témoignage d'une ou plusieurs personnes. Il a le côté terre-à-terre, pourrait-on dire, qui est comme fait exprès pour faciliter à l'homme d'aujourd'hui l'accès à l'ensemble des Evangiles.

L'Evangile selon Saint Marc est, de l'avis des savants le premier en date. Marc est le créateur du genre littéraire et aussi le premier qui a employé le mot d'Evangile, non seulement pour la prédication - cela se faisait déjà depuis une vingtaine ou une trentaine d'années - mais aussi pour le récit écrit de la Passion, de ce qui la précéda, et de la Résurrection, récit contenant aussi les enseignements de notre Sauveur.

La Passion occupe quarante pour cent du texte de Saint Marc et seulement vingt pour cent du texte de Saint Luc. Saint Marc se consacre surtout à la narration, surtout à la vie du Christ, à Sa personne. Ce sont les deux autres synoptiques, Matthieu et Luc, qui nous transmettent la majeure partie des enseignements du Christ.




Marc s' attache à Sa présence immédiate. A travers son texte, d'une brièveté, d'une simplicité extrêmes, mais génial d' expressivité, nous percevrons le Christ, nous vivons auprès de lui.

C' est pourquoi j'ose affirmer que, dans le monde moderne, désemparé, déchristianisé, irréligieux, Marc est la porte d' accès aux Evangiles. Il est le modeste introducteur à la personne et au message du Christ.

Mais, ne nous y trompons pas, il est aussi comme infusé dans les deux autres synoptiques " qui embrassent d'un même regard " parce qu'ils sont nourris du texte de Saint Marc.

Sur les 661 versets contenus dans le texte " authentique " de Saint Marc (il y a quelques versets rajoutés, considérés comme " canoniques ", mais non " authentiques ", c'est-à-dire acceptés par l'Eglise, quoique évidemment " doublets " ou commentaires d'un copiste) - sur ces 661 versets plus de 600 sont reproduits ou utilisés chez Matthieu et 350 chez Luc. Il n'y a que 31 versets sur 661 chez Saint Marc qui soient absolument sans écho, soit chez Saint Matthieu, soit chez Saint Luc. Les deux répètent le texte de Marc parfois avec des variantes dues peut-être à une édition de son Evangile dont ils disposaient et qui était plus ancienne que la nôtre et légèrement différente de celle-ci.

Matthieu et Luc reprennent dans le même ordre que Marc les passages de Marc 1, 1 à 15 et 39; 2,1 à 3 et 12; 4, 1 à 12; 6, 14 à 16 et 30 à 44; 8,29 ; 9,8-9 et 14 à 37; 10, 13 à 30; 11, 1 à 11, 15 à 19 et 27 à 33; 12, 1 à 27 et 35 à 40; 13, 1 à 20 et 24 à 32; 14 et 15, presque entièrement.

Il y a des passages de Marc absents chez Luc mais présents chez Matthieu - ainsi: Matthieu 14, 1 à 28,10 suit fidèlement, Marc 6,14 à 16, 8. Mais l'inverse arrive aussi. Ainsi Marc 1, 40 à 3, 12 et 4, 1 à 5, 23 est presque entièrement reproduit par Luc 5, 12 à 6, 19 et 8, 4 à 56, alors que Matthieu s' en écarte souvent.

Cet état de choses ne saurait s'expliquer, sinon par l'hypothèse que l'Evangile grec selon Saint Marc a été la source directe des Evangiles selon Matthieu et Luc. Plus, évidemment, la collection des Propos du Christ que les historiens du texte désignent par le sigle Q (de Quelle, source en allemand) et dont Marc ne disposait pas.

La langue originale de l'Evangile selon Saint Marc est le grec, avec nombre de tournures du langage quotidien non littéraire, plus des latinismes difficilement explicables et quelques sémitismes dus aux sources araméennes, ou à LA source araméenne, si Saint Marc fut, comme le veut la tradition, effectivement le compagnon et l' interprète (en grec et en latin ?) de Saint Pierre, le pêcheur galiléen sachant seulement l'araméen.

L' édition de Saint Marc dont se servirent Matthieu et Luc n'était pas identique à celle dont nous disposons aujourd'hui : ils n'ont rien qui corresponde aux passages de Marc 8, 22 à 26 14,26 à 29 et 51-52, passages qui ne se trouvent QUE chez Saint Marc.

Cependant, s'il y a eu une " première version ", connue des deux autres synoptiques, elle était très légèrement différente de la nôtre.

Les critiques et historiens du texte ont émis l'hypothèse que l'Evangile selon Saint Marc fut écrit en Syrie ou en Asie-Mineure. Cependant, rien ne nous interdit de croire ce que nous dit la tradition. A savoir que l'auteur est en effet " Jean surnommé Marc ", le fils de Marie de Jérusalem, le cousin de Barnabé. Et l'hallucinant " instantané photographique " du jeune homme inconnu qui s'évade lors de l'arrestation du Christ nous laisse rêveurs. Qui d' autre que lui-même aurait retenu ce détail, l'aurait rendu comme une discrète allusion: " j'étais présent " ?

En tous cas, nous le voyons nommé dans les Epîtres à Philémon (24) et aux Colossiens (4,10} et dans les Actes (12,12,25 -15,37 : " Jean appelé Marc " 13,5,13 : " Jean ").

Actes 12,25 nous montrent que la maison de sa mère était un centre de vie chrétienne. Dans Actes 12,25, Barnabé et Saint Paul le prennent avec eux à Antioche; il devient (13, 5) leur assistant en mission, mais, arrivée en Pamphylie, Marc les quitte et retourne à Jérusalem. Ce qui entraîne leur séparation, Barnabé désirant le garder auprès d' eux contrairement à Saint Paul (15,37-39). Marc part par voie de mer, via Chypre; les Actes n'en font plus mention.

Mais la tradition nous le montre interprète de Pierre, sans doute à Rome, ensuite fondateur de l'Eglise d' Alexandrie.




Il y a fait un premier séjour en 43, jusqu'en 49. Avant son départ - et c'est après que se situent sans doute les circonstances auxquelles font allusion les Epîtres et les Actes - il ordonne l'évêque Anien (Annianos).

Suivent ses pérégrinations avec Paul, Barnabé, Pierre. Marc est de retour à Alexandrie en 61, trois ans avant la persécution néronienne à Rome. Saint Pierre vit-il encore ?

En tout cas, l'Evangile selon Saint Marc est rédigé et circule de main en main et d'une Assemblée (ekklesia) à l'autre. Dans la métropole égyptienne, il y a déjà trois " Eglises ". Assisté de Saint Amen, Saint Marc ordonne trois prêtres (presbyteroï - " anciens " ) et sept diacres (diakonoï -" serviteurs " ).

Il mourra martyr en 68. Si c' était bien lui le jeune homme, en vérité un adolescent, du Jardin des Oliviers, il doit avoir entre la cinquantaine et la soixantaine. Et, quelque part dans la moitié orientale de l'empire romain, Saint Matthieu et Saint Luc, son Evangile devant eux, composent les leurs. . .

A Jérusalem, la Guerre des Juifs fait rage. . .

Il y a quatre ou cinq ans depuis que Saint Pierre et Saint Paul ont été suppliciés à Rome, quatre ans depuis que les chrétiens servirent, torches vivantes, à l'illumination des jardins impériaux.

Quelques dizaines d'années plus tard, Le Pasteur d'Hermas, ouvrage composé entre 100 et 150 se réfère à lui. De même, un peu plus tard, Saint Justin, philosophe, apologète et martyr, exécuté autour de 170. Vers 17, Tatien compose une concordance des évangiles en syriaque. Toujours au deuxième siècle, Saint Irénée considère Marc comme un des quatre Evangélistes canoniques. Mais, avant ces auteurs, nulle trace de Saint Marc employé (lu, cité) indépendamment. Si, pourtant: dans les Evangiles mêmes, selon Saint Matthieu et Saint Luc et dans l'Evangile apocryphe attribué à Saint Pierre.

Comme un fleuve qui rentre sous terre pour reparaître sous d'autres noms, Marc nourrit ses grands confrères. Mais on ne l'a jamais méconnu: son scrupule d'honnêteté, d'exactitude, sa sévérité digne de son deuxième nom, le plus romain des noms romains (il vient du nom de Mars -le dieu national !), sont reconnus et admirés. Toujours à l'époque " critique ", au milieu du deuxième siècle, autour de 140- mais peut-être déjà vers 130, voire 115- Papias, évêque d'Hiérapolis en Phrygie, un des " Pères Apostoliques ", rédige son Exposition des oracles du Seigneur. Il écrit - le passage est cité par Eusèbe de Césarée, dans son Histoire des Eglises, III, 39 - : " Marc qui était devenu l'interprète de Pierre écrivit exactement les choses dites ou accomplies par le Seigneur, quoique non dans l' ordre correct. Car il n'avait ni entendu ni suivi le Seigneur... " (mais le jeune homme qui s'enfuit nu ?) " ... mais avait, comme je viens de le dire, suivi plus tard Pierre. . . (mais Barnabé ? mais Paul ?) " . . . qui réunit l'enseignement selon ses besoins, mais non en tant que collection des propos du Seigneur. Par conséquent, Marc ne commit point de péché en écrivant certaines choses exactement telles qu'il se les rappelait, car il n' avait qu'un seul souci : n'omettre rien de ce qu'il avait entendu et n'inclure rien de faux ".

Ne rien ajouter et ne rien omettre. Quel plus grand titre de gloire ? Sinon celui de l'écrivain de génie - modeste, discret, qui sait photographier au passage le petit détail " ininventable ", inaperçu par le lecteur, mais qui nous met en présence du Christ, nous fait entendre la voix même du Christ ? " il dormait - à la poupe... sur un coussin "... " l'herbe verte )}... " un jeune homme en blanc - assis. . . à droite " " Ephphata " " Talitha coumi " " Elahi, Elahi, lema sabacthani ? ".

il nous transmet le Christ. Il nous Le donne à lire et à aimer, comme s'il nous Le donnait, corps et sang, en Eucharistie. Il L' a donné, pour ainsi dire, à Matthieu et à Luc, comme on donne l'Eucharistie dans la bouche du communiant ; et par eux, il nous L' a donné encore une fois à tous.

Son animal symbolique est le lion ailé: le courage et l'élévation. Il réunit l'Afrique et l'Europe : depuis, Alexandrie s'appelle toujours " le siège de Saint Marc " - cathedra Marci - et comme il fonda l'Eglise d'Aquilée, lorsque les Huns d'Attila détruisirent en 452 Aquilée, les habitants se sauvèrent dans la lagune et fondèrent Venise, dédiée et consacrée à ce Juif au nom romain et qui écrit comme quelque génial reporter du Time Magazine.

Marc est le plus grand reporter depuis l'Antiquité. Même au millénaire qui vient, il rendra cet humble et inestimable service: nous mettre immédiatement en présence du Christ.

" LE MONDE COPTE " n° 13- 11 bis, rue Champollion - 87000 - LIMOGES