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L'EGLISE ARMÉNIENNE AUJOURD'HUI
Philippe SUKIASYAN

Diplômé de l'université Lumière (Lyon-II), Philippe SUKIASYAN, 40 ans, est issu d'une famille arménienne de Turquie, installée en France à la suite du génocide de 1915. Après un cycle de formation théologique à l'Académie d'Etchmiadzin (Arménie), il a été ordonné diacre, en 1986. II exerce son ministère dans les paroisses de l'Eglise arménienne à Lyon et à Vienne (Isère), et travaille, parallèlement, comme conseiller d'éducation dans l'enseignement secondaire, tout en étant chargé de cours d'arménien à l'université Jean-Moulin (Lyon-III), où il prépare une thèse de doctorat sur "L'Eglise arménienne en Union soviétique de 1920 à 1938".

Le nom qui lui est le plus communément donné est celui "d' Église arménienne", les Arméniens l'appellent, eux, "Hayots Yéguérétsi" ou "Hayasdanaits Yéguérétsi" (Église des Arméniens). "Église apostolique et orthodoxe d'Arménie" est son nom officiel et intégral. Fondée sur la terre d'Arménie par les apôtres Thaddée et Barthélemy, elle est autocéphale dès sa création et son siège patriarcal se trouve depuis le 4ème siècle dans la ville d'Etchmiadzin, tout près d'Erevan, l'actuelle capitale de l'Arménie. A sa tête se trouve le "patriarche et catholicos suprême de tous les Arméniens". Celui-ci est traditionnellement élu par un concile composé d'un collège ecclésiastique (un tiers des délégués) et d'un collège laïque (deux tiers des délégués). Trois autres sièges n'exerçant qu'une juridiction locale existent aussi - au Liban (catholicossat de Cilicie), en Turquie (patriarcat de Constantinople) et en Terre Sainte (patriarcat de Jérusalem). Saint Grégoire l' Illuminateur, ordonné évêque à Césarée de Cappadoce, convertit le roi d'Arménie Tiridate III qui proclama le christianisme religion officielle de son royaume en l'an 301, douze ans avant l'édit de Milan, faisant ainsi de l'Arménie le premier État chrétien de l'Histoire. En 2001, les Arméniens commémoreront le 1700ème anniversaire de la conversion du pays ; la cathédrale Saint-Grégoire-l'Illuminateur en cours de construction à Érevan sera consacré à cette occasion.

L'Église arménienne constitue avec l'Église copte, l'Église d'Éthiopie, l'Église d' Érythrée et l'Église syriaque (Proche-Orient et Inde) la famille des Églises orthodoxes orientales. Pour des motifs sans doute plus d'ordre politique que purement théologique, ces Églises, qui regroupent aujourd'hui plus de quarante-cinq millions de fidèles dans leurs pays d'origine et à travers le monde, n'ont pas reçu les décisions du concile de Chalcédoine, en 451, c'est pourquoi elles sont aussi souvent appelées "Églises orientales préchalcédoniennes". Après une longue séparation de plusieurs siècles, qui s'explique en grande partie par l'isolement auquel les avaient condamnées les diverses occupations étrangères, et en particulier celle des Ottomans, ces Églises ont renoué avec la famille orthodoxe grâce à un dialogue théologique fructueux ; ce qui a fait dire tout récemment au patriarche oecuménique Bartholomée : "Entre l'orthodoxie chalcédonienne et l'orthodoxie non chalcédonienne, nous avons fini par reconnaître que la foi est la même".

Eglise en diaspora, Église de diaspora

L'Église arménienne compte aujourd'hui près de 8 millions de fidèles. La moitié de ses fidèles et les trois quarts de ses diocèses (trente sur quarante au total) se trouvent aujourd'hui hors des territoires historiques arméniens, répartis sur tous les continents. Le premier diocèse est, du point de vue numérique, celui de Russie qu'il a fallu réorganiser tout récemment pour couvrir la totalité de la superficie de ce pays ainsi que de l'Ukraine (rétablissement des sièges épiscopaux d'avant 1917 à Rostov-sur-le-Don et à Lvov). Des vicariats ont aussi été créés en Moldavie, en Lettonie et dans les États indépendants d'Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan). Avec ses 2,5 millions de fidèles le diocèse de Russie est plus important que celui d' Erevan, la capitale de l'Arménie, puis viennent les deux diocèses des États-Unis (côte Est et côte Ouest) et un certain nombre d'autres diocèses "extérieurs". Certains diocèses qui viennent d'être rétablis en Arménie ne comptent que quelques dizaines de milliers de fidèles et peu d'églises.

En Europe, hormis la Russie et l'Ukraine déjà évoquées, on trouve aussi des diocèses en Bulgarie, Roumanie, Allemagne, Autriche, Suisse, France, Grande-Bretagne, Grèce et à Chypre, des vicariats en Italie et en Suède. Tous les diocèses dits de "l'extérieur" sont représentés au sein du Conseil spirituel suprême (saint-synode) à Etchmiadzin. En Arménie comme dans les pays de la Communauté des États indépendants et de l'ancien bloc de l'Est, l'Église arménienne doit mener de front la reconstruction des structures mises à bas par le pouvoir athée, répondre à la fois à l'agressivité des sectes (Mormons, Témoins de Jéhovah, Krishna) et au prosélytisme protestant et catholique. Cette reconstruction est entravée, comme dans un grand nombre de pays, par la faiblesse de ses moyens matériels et humains.

L'Église arménienne en France

De nombreuses sources attestent la présence d'Arméniens en France depuis le haut Moyen-Age et en particulier de nombreux religieux comme l'évêque Simon à Tours (en 591), saint Grégoire de Pithiviers et saint Grégoire de Tallar, Nerces Balients (uniate) à Avignon au 14ème siècle, l'archevêque Voskan d'Erevan à Marseille (en 1672) ; mais la présence en tant que "corps constitué" de l'Eglise arménienne en France ne débute qu'à la fin du 19ème siècle. Une première église aux dimensions modestes aurait été aménagée à Marseille à la fin du siècle, mais c'est à Paris qu'a été bâtie la première église (Saint-Jean-Baptiste) entre 1902 et 1908. La capitale ne compte alors que quelques dizaines de jeunes étudiants arméniens pour la plupart originaires de l'Empire ottoman ainsi que quelques richissimes Arméniens de Russie, parmi lesquels Alexandre Mantachov, un magnat du pétrole de Bakou, qui a été le mécène de cette première église.

L'arrivée massive des Arméniens débute en 1923, à la suite du génocide de 1915 qui a fait plus d'un million et demi de victimes parmi les deux millions deux cent mille Arméniens que comptait l'Empire ottoman. Une encyclique patriarcale du catholicos Georges V annonce, en 1925, la création d'une "légation catholicossale pour l'Europe occidentale" avec pour siège épiscopal la ville de Marseille. La cité phocéenne compte alors la plus importante concentration d'Arméniens du pays ; ces derniers commencent à quitter massivement les camps de réfugiés de Grèce, du Grand-Liban et d'Egypte. En 1934, à la mort de l'évêque Krikoris Balakian, premier évêque du diocèse, l'archevêque Ardarvast Surneyan qui lui a succédé, s'installe à Paris.

A partir des années 30, en France comme dans le monde entier, les rescapés du génocide tentent de redonner vie à leur Église dans ce que l'on commence à appeler la "grande diaspora". Dans le même temps, l'Église arménienne subit le choc de la soviétisation dans la partie nord de l'Arménie et dans ses diocèses de l'ancien Empire russe. Cette double tragédie du génocide dans l'Empire ottoman et la soviétisation en Arménie russe aura en fin de compte entraîné la destruction de près de 800 monastères et de plus de 5 000 églises, d'un réseau d'écoles et de lycées et l'anéantissement quasi total du clergé arménien.

Actuellement, l'Eglise arménienne compte en France trois diocèses : en Ile-de-France (Paris), RhôneAlpes (Lyon) et Provence-Côte d'Azur (Marseille). Ces trois diocèses regroupent vingt-trois paroisses et vingt-deux églises desservies par une trentaine de prêtres et autant de diacres. L'évêque Norvan Zakarian et l'évêque Daron Djérédjan ont respectivement en charge les communautés de Rhône-Alpes (60 000 fidèles)
et de Provence-Côte d'Azur (120 000 fidèles). L'archevêque Kud Naccachian est à la fois primat des Arméniens de Paris et d'Île-de-France (120 000 fidèles) et représentant pour l'Europe occidentale du Catholicossat d'Etchmiadzin. La région bordelaise, Toulouse, Belfort, Strasbourg comptent quelques centaines de familles. Les Arméniens sont pratiquement absents du centre de la France et de l'Ouest.

Fidèle à sa double vocation d'institution religieuse et nationale, l'Eglise arménienne est depuis une quinzaine d'années à l'origine de la création d'écoles bilingues, dont deux sont situées en région parisienne (Alfortville et Issy-les-Moulineaux) et deux en province (Lyon et Nice). Ces quatre institutions scolarisent aujourd'hui plusieurs centaines d'élèves depuis la maternelle jusqu'au CM2. L'Eglise continue donc d'assurer son rôle traditionnel de "mère nourricière" des Arméniens en diaspora.

Le poids de l'histoire et de la politique

Une synthèse concernant les relations historiques entre orthodoxes chalcédoniens et arméniens reste à faire car, à ce jour, il n'existe que des études partielles, et souvent partiales, qui portent pour la plupart sur le concile de Chalcédoine et les rapports entre l'Eglise arménienne et l'Eglise grecque. Pendant très longtemps ces relations ont été caractérisées par une grande méfiance réciproque ; de nombreux clichés éculés ont perduré, et perdurent parfois chez certains, de part et d'autre. Les relations avec Byzance ont été d'une richesse et d'une complexité telles qu'il est impossible de les résumer en quelques lignes. On notera que l'Arménie a donné plusieurs empereurs et impératrices à Byzance et que ceux-ci ont souvent eu un rôle majeur dans la défense de la foi orthodoxe. Ce fut, par exemple, le cas de Jean Tzimiskès et de l'impératrice Théodora, princesse Mamigonian, régente du trône de Byzance en 842 qui restaura le culte des icônes. Au 12ème siècle, grâce au dialogue du duo Alexis, gendre de l'empereur byzantin Manuel Comnène, et du catholicos Nerces IV le Gracieux, l'union des deux Églises semble acquise ; la mort du catholicos Nerces marque la fin de ces tentatives de rapprochement.

Dans l'Empire ottoman comme dans l'Empire russe, où ils ont cohabité avec une majorité d'orthodoxes chalcédoniens, les Arméniens ont systématiquement repoussé toute idée de rapprochement avec l'Église grecque ou l'Église russe par crainte d'une assimilation par ces dernières et de la perte de leurs caractéristiques nationales.

En Turquie, les deux communautés ont connu des phases diverses de cohabitation. Sur le plan institutionnel, les deux Églises ont surtout vécu cette coexistence comme une rivalité largement entretenue par les occupants turcs qui entendaient ainsi affaiblir les communautés chrétiennes autochtones et interférer dans leurs affaires intérieures. En Russie, bien que sujets loyaux des tsars, les Arméniens ont toujours résisté aux tentatives d'intégration de leur Église dans l'Eglise russe. La grande Catherine et le tsar Nicolas ler sont les deux souverains qui ont le plus oeuvré pour cette intégration. En 1836, Nicolas ler promulgue un règlement qui réorganise l'Église arménienne dans l'Empire en l'inféodant au pouvoir. En 1907, afin de réduire sa résistance, le tsar Nicolas II ordonne la confiscation des biens de l'Eglise arménienne et en particulier de son réseau d'écoles paroissiales et de lycées diocésains.

Dans ces deux États, comme dans beaucoup d'autres à travers le monde (Chine, Bulgarie, Grèce...) les communautés de fidèles ont en fait vécu au quotidien une communauté de foi et de traditions qui les a souvent menés jusqu'à la communion au même calice. En 1943, au plus fort de la deuxième guerre mondiale, alors que les communautés arméniennes du nord-Caucase sont coupées du catholicossat comme de leur évêque qui réside à Moscou, l'évêque russe de Stavropol ordonne des prêtres arméniens à la demande des communautés locales. A Istanbul, où la communauté grecque était importante jusqu'au début des années cinquante, de nombreux échanges avaient lieu, en particulier à l'occasion des fêtes de Pâques durant lesquelles les prêtres des deux communautés se rendaient visite pour la lecture de l'Évangile de la Résurrection. Ces relations étaient plus étroites encore en Cappadoce, dans les régions du Pont (Trébizonde) et sur le haut-plateau arménien dans la région de Garine (Erzeroum) ou vivaient jusque dans les années vingt de ce siècle d'importantes communautés grecques.

Les relations actuelles entre Églises

Aujourd'hui on constate l'existence de relations privilégiées, tant au sommet qu'au niveau local, dans les pays orthodoxes où vivent des communautés arméniennes importantes (Russie, Ukraine, Grèce, Chypre, Bulgarie, Roumanie), ou dans les pays comportant d'importantes minorités orthodoxes (Turquie, Israël, Syrie et Liban). Dans certains pays comme la Grèce, Chypre, le Liban, les Arméniens sont recensés avec les autres orthodoxes (chalcédoniens) par les autorités. Des relations étroites existent dans tous les pays du Proche et du Moyen-Orient ainsi qu'à Istanbul où, à l'image de leurs prédécesseurs Athénagoras et Chnorhk, les deux patriarches actuels, Bartholomée ler et Mesrob II, se rencontrent très souvent. L'illustration la plus récente de cette collaboration a été la création d'un comité commun d'aide aux victimes du séisme d'Izmit, en août dernier. Dans les jours qui ont suivi la catastrophe, les deux patriarches se sont rendus ensemble dans à région sinistrée pour porter symboliquement les premiers secours à à population locale.

Du fait de sa situation dans l'ancien "bloc de l'Est", le catholicossat d'Etchmiadzin entretenait les relations les plus étroites avec les Églises de Russie, de Roumanie, de Bulgarie, de Serbie et de Géorgie. Ces liens se sont exprimés dans les très nombreuses visites des patriarches de ces Églises. Le catholicos Vazken ler (patriarche de 1958 à 1994), originaire de Roumanie, se sentait personnellement très proche de la "grande orthodoxie" et il avait accueilli à Etchmiadzin une réunion panorthodoxe en septembre 1975. En août 1997, l'Église d'Arménie a reçu Bartholomée ler. Cette visite était la première d'un patriarche oecuménique en Arménie. Elle a marqué un nouveau tournant dans les relations entre Etchmiadzin et Constantinople.

Depuis la réunion préparatoire à la première assemblée de Foi et Constitution en 1927, l'Église d'Arménie participe régulièrement aux rencontres panorthodoxes au sein du mouvement oecuménique, comme cela a encore été le cas en mai 1998, à Damas, pour préparer l'assemblée générale du COE à Harare. Les députés d'Arménie et de la République du Haut-Karabagh sont membres de l'association des parlementaires orthodoxes. En 1997, une délégation arménienne a participé au congrès des femmes orthodoxes, à Istanbul. Pour la première fois, en janvier de cette année, des étudiants de l'Académie de théologie d'Etchmiadzin ont participé à la consultation des écoles de théologie orthodoxe organisée par Syndesmos, à Saint-Pétersbourg.

Des exemples de coopération active

Aux États-Unis, une collaboration étroite existe depuis de longues années à tous les niveaux (paroisses et diocèses). Il y a même mise en commun des moyens comme, par exemple, à New York, où les séminaires Saint-Vladimir et Saint-Nerces sont jumelés et proposent un cursus complémentaire à leurs étudiants. Les Églises éditent des contributions de théologiens des deux familles orthodoxes dans leurs publications respectives. A leur demande, les évêques membres de la Conférence permanente des évêques des Églises orthodoxes orientales des États-Unis (SCOOCH) ont été reçus, le 6 octobre 1998, par l'archevêque Spyridon, alors président de la Conférence permanente des évêques orthodoxes canoniques en Amérique du Nord (SCOBA). A l'issue de cette rencontre, l'archevêque Spyridon a invité les évêques des Églises orientales à participer à la prochaine assemblée de la SCOBA.

Au niveau le plus haut, ce dialogue théologique s'est traduit par deux déclarations communes signées par l'Église orthodoxe et les Églises orthodoxes orientales au monastère de Amba Bichoï (Égypte), en juin 1989 (SOP 140.30), et à Chambésy (Suisse), en septembre 1990 (SOP 152.1). La question christologique qui constituait la pierre d'achoppement du dialogue semble aujourd'hui définitivement résolue. Le chemin est désormais ouvert pour une réconciliation pleine et totale des deux familles orthodoxes. Il nous faut maintenant avoir l'audace de passer à l'étape suivante. Les propos du métropolite Damaskinos de Suisse illustrent parfaitement cette volonté d'aller de l'avant, lorsqu'il déclare qu'il faut "faire tout ce qui est humainement possible pour accélérer le chemin qui mène à l'unité, c'est-à-dire au rétablissement de notre communion orthodoxe parfaite. Cette communion suppose la connaissance mutuelle bien approfondie qui nous conduira à la reconnaissance réciproque, dans la diversité de nos traditions : ainsi nous enrichirons l'unité substantielle de notre foi et de notre héritage communs".