LES PÈRES DU DÉSERT
par Joseph DECREAUX


« Le Christ idéal du moine »
(Dom Marmion)

Le monachisme tient une place éminente dans de nombreuses religions. C'est le cas en particulier du bouddhisme. Mais on a noté qu'il était absent du bassin méditerranéen. La découverte du monastère de Qumran a révélé une implantation tardive dans le milieu juif. Certains ont vu dans le mouvement essénien un signe annonciateur de l'avènement du christianisme. Mais il n'y a pas de lien entre ce monachisme israélite, effondré avec la prise de Jérusalem par les Romains en l'an 70 et le monachisme chrétien. Il faut chercher la source de celui-ci dans la vie de l'Eglise primitive. Et d'abord dans la vie et l'enseignement de Jésus. Sa vie cachée dans le silence de Nazareth, sa quarantaine au désert, dans la prière, le jeûne et la lutte contre la tentation diabolique, en feront l'idéal du moine. Pendant sa vie publique, il prêche d'exemple : « Le Fils de l'Homme n'a pas une pierre pour reposer sa tête ». A ses disciples il dit « Va, vends tout ce que tu as. Renonce à toi-même. Suis-moi ». Il lance le Sermon sur la Montagne et énonce les Béatitudes : « Heureux les pauvres, les doux, les coeurs purs... » Il proclame la perfection adressée aux âmes d'élite. Enfin Jésus meurt sur la Croix, ultime étape de sa vie d'ascèse, témoignage final de son obéissance à Dieu, en grec son « martyre », et annonce du Royaume restauré un appel à la victoire de l'esprit sur la chair dans un monde nouveau.
Cela devait être rappelé, sous peine de ne rien comprendre au phénomène du monachisme chrétien.

Martyre rouge et martyre blanc

Pendant les trois premiers siècles de notre ère, c'est le temps des persécutions contre les chrétiens. Ceux-ci doivent s'entraîner à être prêts à verser leur sang pour le Christ. Une ascèse est mise en place par l'Eglise. La plus évidente est l'abstinence des sens dont l'Apocalypse a loué la conformation à l'Agneau Mystique. D'où l'importance de la virginité consacrée. Ce courant ne va pas sans tomber parfois dans l'encratisme (continence absolue), doctrine gnostique qui va jusqu'à la condamnation du mariage que l'Evangile des Egyptiens (notons ici le pays d'origine) appelle « l'herbe amère de l'Eden ». Cette mentalité restera plus tard sous-jacente à l'engouement vers la solitude. A l'origine du monachisme on trouve la recherche de l'héroïcité chrétienne qu'apportait autrefois la perspective du martyre par le sang. Les moines l'appelleront le martyre blanc. D'ailleurs on leur donnera le nom réservé aux témoins des cirques romains ; ils auront droit au titre de « confesseurs de la foi ».

Et d'abord saint Antoine le Grand

Curieuse époque que cette fin du Ille siècle où l'Eglise fait sa première crise de croissance. Elle connaît sa place dans l'Empire qui, lui, vit les soubresauts de son déclin. Du choc frontal des deux puissances éclate l'ultime persécution de Dioclétien. L'Eglise meurtrie en sort gagnante par la paix constantinienne.
Gagnante ? Loin du risque du martyre rouge les conversions se multiplient. Le sel de l'Evangile s'affadit. Et voici un péril plus dangereux que la persécution : le schisme. On a le loisir de faire de la théologie : on s'interroge sur la nature du Christ. Est-il vrai Dieu, égal au Père, ou est-il la Première Créature de Dieu ? Le ténor de la première opinion est Athanase évêque d'Alexandrie, qui répond à l'hérésie d'Arius, membre de son presbyterium, champion de la seconde. Une lutte gigantesque qui va casser en deux la chrétienté pendant le IVe siècle : l'orthodoxie contre l'arianisme. Le sommet en est le Concile de Nicée en 325 qui proclame le Fils consubstantiel au Père, engendré, non créé.
Où est le salut pour l'Egyptien Antoine ? Dans la fuite du désert, loin du monde, loin des querelles des intellectuels chrétiens et du christianisme facile. Non par abandon, mais pour participer à sa manière, à la défense de l'orthodoxie. Un autre Jean-Baptiste dont la voix crie dans le désert. Il y mourra en 356, plus que centenaire. Sa vie sera racontée par saint Athanase dont il aura été, de l'extérieur le plus ferme appui e cette « Vie d'Antoine », traduite en toutes les langue d'alors, sera lue dans tout l'Empire et confirmera h « Credo de Nicée ».
Dans une première période (271-290) Antoine mène la vie de l'anachorète non loin de son village natal Querman, dans la région de Memphis, vallée du Nil inférieur. Il y a choisi un tombeau abandonné à Pispir La seconde période (290-305) le voit s'enfoncer dans le désert, il se fortifie dans la prière. C'est le moment de fameuses tentations dont il sort vainqueur. Alors il si fait des disciples venus admirer ce lutteur aux trait émaciés et doux. C'est la troisième période (305-312 où naît le monachisme.
Mais Antoine sent le danger de perdre sa solitude. Il s'enfonce jusqu'au mont Qolzoum où on aura peine àle rejoindre. Il s'enfonce aussi dans une prière contemplative. Il est le Saint qui rendra son âme à Dieu à 105 ans, le 17 janvier 356. Son exemple aura engendré les fondations monastiques dans toute l'Egypte et au-delà.

Les groupements d'anachorètes

L' attrait vers Antoine a multiplié les anachorètes, mais les a obligés à se grouper en centres. Les principaux ont noms : Pispir dans le désert de Nitrie (qui compta jusqu'à 5000 moines), les « Kellia » qui en rassemblèrent plusieurs centaines, Scété, fondé par Macaire vers 330, où s'illustre Evagre le Pontique.
Les moines y mènent une vie érémitique, ponctuée le dimanche par leur rassemblement où a lieu la synaxe qui est l'Eucharistie. Vie partagée entre la prière et le travail : « Ora et labora » sera en Occident la devise de saint Benoît (529).
Trois ouvrages résumeront la vie de ces pères antoniens, « Les apophtegmes » : « l'Histoire lausiaque », « les Institutions cénobitiques » et les « Conférences des Pères » de Jean Cassien.

Saint Pakhôme et le cénobitisme

C'est le risque du succès. Ce qui se passait dans l'Eglise avec le nombre des conversions aux dépens de la ferveur primitive atteignait les groupes d'anachorètes. Avec l'afflux des vocations se manifestaient des signes d'anarchie. Le moine Pakhôme eut l'idée d'un nouvel aspect de la vie du désert. Les disciples d'Antoine peuplaient la Basse-Egypte. Ceux de Pakhôme seront en Haute-Egypte, en Thébaïde.
En 315 à Tabernêse il fonde un couvent où les moines vivront la vie cénobitique. Puis ce seront ceux d'Akmim et de Phnoum parmi d'autres.
La communauté est réalisée sous une règle qui en détermine le rythme. On pourrait la comparer à un village fermé qui a ses services (cultures, boulangerie, cuisine, infirmerie, etc.) et dont l'office ecclésial est le centre de ses activités. A l'anarchie succède l'autarcie et une hiérarchie régit le monastère sous l'autorité d'un abbé qui tend à devenir un supérieur. A sa mort en 346, Pakhôme a fondé neuf couvents d'hommes et deux de femmes. A la fin du siècle, un couvent dit de la Metanoia (la Pénitence) s'établit près d'Alexandrie.
Les couvents se groupent en une congrégation avec son supérieur général et son chapitre qui gouvernent jusqu'à 10 000 moines et plus: un repeuplement du désert égyptien.

L'expansion monastique

L' exemple de l'Egypte aura sa répercussion à travers l'Empire. En Asie Mineure nous avons saint Basile et ses monastères de Cappadoce. En Palestine les monastères de S. Sabas et la Grande Laure. En Syrie et Mésopotamie, les disciples de Hilarion Jacques d'Edesse et de S. Ephrem. En Occident, ce sont les premiers groupements de S. Jérôme qui recrutent les nobles Romaines. Saint Martin crée le premier monastère gaulois à Ligugé. Le monachisme égyptien prend droit de cité avec Cassien qui fonde Saint-Victor de Marseille.

DOSSIERS HISTOIRE ET ARCHEOLOGIE N°133 (décembre 1988)