HOMMES DE LUMIERE
Frère Jean

Ed.Mame

Extraits du chapitre "Moines d'Egypte"

Le désert n'est pas un espace vide mais le jardin où l'Esprit
marque de son sceau
le coeur du vieil homme
d'un Nom nouveau.
Le silence n'est pas un temps muet mais un état vierge
par lequel l'homme rencontre l'éternité. Instant qu'on ne peut ni arrêter
ni décrire
ni posséder.
Tout le démontre mais rien ne le montre. Le désert est l'espace que je porte, qui me sépare de Toi.
Je le franchis par une implosion d'Amour.

 

Le vide n'est pas le rien,
le vide est le lieu vierge où Dieu se révèle. Avoir un lieu vierge en soi pour le Repos divin, pour communier à Sa Présence. Le vide n'est pas le néant, silence sans écho.
Le vide est la plénitude du centre de la Croix qui unit sans confusion les deux pôles d'une même réalité.
On ne peut le décrire que par la négation ou par son contour
sans jamais pouvoir le définir.
Il est ce "trou-noir" au coeur de l'homme qui s'ouvre vers un au-delà infini. La pureté ne peut s'obtenir que par la qualité du vide. Le vide
est la totalité de l'instant résumé dans l'être.

 

Pas une fleur, pas un bruit, le vide, la transparence immense de l'espace, pas un voisin pour l'accuser de ses propres faiblesses. Seul, face à moi-même, je découvre une force cachée; les tentations d'un passé non assumé me harcèlent.
Pour les moines du désert, aucune compensation pas de bibliothèque ou de bon repas pour se distraire, pas de musique pour se donner la sensation d'une présence complice, pas de travail pour fuir le véritable combat et tomber dans l'activisme; pas de discussion théorique sur Dieu, la vie, la mort ; pas de longue sieste pour tuer le temps qui ne passe pas. Seuls, le silence et le vide, lieu où les démons habitent, lieu où Dieu parle au coeur en paix.
Le touriste dira que pour qui sait regarder, écouter, le désert est rempli de couleurs, de murmures. Après les premiers mois d'euphorie, il se vide peu à peu, s'éteint. Le moine, après dix, cinquante ans, devient sage ou fou.
Grain de sable noir dans l'immensité du désert, le moine attend. La prière seule le nourrit, l'anime et le protège. Ses propres fantasmes, d'abord, se présentent: chimères dans la nuit, illusions plus éblouissantes que le soleil. Elles transpercent son corps sans jamais le satisfaire. Peu à peu, les désirs s'estompent, la douleur du monde alors crie à sa porte.
Le solitaire découvre l'absurdité du combat de l'homme, l'illusion de la puissance, de la jouissance et de la possession, il pleure impuissant. Un jour, le Prince des Ténèbres paraît, auréolé d'un habit de flammes ; d'une voix de tonnerre, il broie et hurle l'horreur, cherchant à diviser par le doute la sphère du coeur. L'ascète se laisse rouler, brûler, dissoudre, sans se rendre compte qu'il est poli, purifié, glorifié.
Alors paraît la Paix dans la brise d'un soir.

 

Une marqueterie
sans clou ni colle.
L'ivoire sculpté s'incruste parfaitement dans le bois de santal
de l'iconostase d'une église du Caire. Chaque partie éclaire et magnifie l'autre ; les lignes du dessin
et le contraste noir et blanc
créent un mouvement circulaire autour de l'axe de la croix. Les yeux des séraphims
contemplent les flammes qui jaillissent de cette boule de vie.

L'artiste crée
en déposant dans son oeuvre le feu qu'il porte en lui,
oeuvre qui le vérifie, l'éveille, le réalise. Cette marqueterie anonyme, large comme un visage, témoigne en silence de l'amour à ceux qui savent s'arrêter. L'Art sacré est beau en soi. Il est une prière,
et la prière est le plus beau des arts.

 

La Joie du moine
surprend l'homme qui vient du monde. Le plaisir est lié à l'objet
et s'épuise par la réalisation
ou la conquête de celui-ci,
alors que la Joie est indépendante de l'objet qui la provoque ;
elle vise le But,
le relatif n'entrera pour ainsi dire pas en ligne de compte.
Le croyant porte le But au plus profond de lui-même alors que l'homme du monde le recherche constamment en dehors
dans un mouvement perpétuel.
Pourquoi rechercher l'Absolu dans l'éphémère ? Dire avec sincérité, en toute liberté "Maintenant, Mon Dieu, me voici '" provoque la Joie ineffable du moine et enflamme sa vie.
La Joie simple rayonne de tout l'être, elle est un récipient
dans lequel puisent les rayons du regard, elle convertit chaque malheur
et roule avec la parole comme un chant en cascade. La Joie est libératrice, elle s'émerveille, allège le fardeau dans l'embrasement du coeur.
La Joie doit se libérer du mérite, de la bonne action, elle est un rayon de Lumière qui repousse l'obscurité.

 

Dans le désert de Scété, j'ai rencontré un ermite copte. J'ai toujours souhaité participer à la louange de la création, écouter le chant de la pierre, de l'arbre, la musique des étoiles, pour m'inscrire dans l'intimité du murmure de l'univers, pour m'ouvrir plus profondément à la main créatrice de Dieu.
Ce moine faisait des métanies avec une telle puissance qu'il creusait un trou dans le sable que sa transpiration humidifiait. J'étais péniblement arrivé à en faire une centaine que lui avait dépassé les trois cents. Il dansait dans la nuit, avec un mouvement saccadé, par petits sauts, sur place, toujours en déséquilibre sur la pointe des pieds; il avait à peine effleuré le sol de son front qu'il se laissait relever par le souffle qui le pénétrait pour, une fois arrivé au sommet de lui-même, s'enrouler à nouveau rapidement dans le sable où il semblait s'incruster pour se redresser. Les mots, à peine audibles, sucés par la répétition fréquente, coulaient de sa bouche comme un vol d'oiseaux. De ce rythme rapide émergeait le Nom béni de Jésus-Christ. Dans un rire éclatant, il semblait aspirer toute la joie et la souffrance du monde pour l'offrir à Dieu. Comme ivre, il flottait.
La nature l'accompagnait dans ce mouvement d'extase en lui répondant par un chant profond, persistant: une note continue, soutenue, presque monotone, voisine d'un sol grave. Ce n'était pas l'écho d'un rocher qui résonnait mais bien le rocher qui répondait. J'ai écouté cette nuit-là un choeur de pierres qui participait à la louange du moine.
Le désert de Scété, aujourd'hui encore, chante vers l'immensité du ciel son Amour pour Dieu. Peut-être ne s'est-il jamais tu. Nos oreilles avides de bruits nous empêchent d'entendre la louange de la création.

 

L'artiste est
celui qui se laisse transpercer par le Feu,
qui écoute la nature résonner en lui. Fécondé par le vent, il révèle sa puissance, inondé par la caresse des couleurs
il les offre au monde dans un bouquet éclatant. Ouvert, transparent,
l'artiste contemple
l'âme des choses lui murmurer leur secret. Il régénère des Vérités éternelles, sème des germes vivants
pour les générations futures.
L'intuition, la spontanéité, l'authenticité le désir de se surpasser, de se donner
sont des qualités qui accompagnent l'artiste qui pacifie le monde,
en lui révélant des images de Beauté. L'Harmonie sauvera le monde !
Dieu est lumière


Un photographe, devenu moine orthodoxe, témoigne du Grand Combat que livrent, encore aujourd'hui, les ascètes du Mont-Athos ou des déserts de Scété et de Juda. Pèlerinage de la tête au coeur où chaque rencontre s'inscrivant dans la Tradition devient enseignement vivant d'un frère à un autre frère.
"Je souhaite montrer des images sans mise en scène, dépouillées et vraies. Capter l'énergie du regard, le souffle du mot, les surprendre aux racines, dans les entrailles et les incarner par la photographie ou le texte. Ce qui m'intéresse, c'est de saisir l'instant résumé dans l'être, découvrir le mystère derrière chaque peau, révéler l'unité, l'universalité qui habitent l'homme de lumière. Non pas voyeur mais voyant, non pas écouteur mais écoutant. Non pas prendre des photographies dans quelque safari monastique mais recevoir des photographies".
Frère Jean, moine orthodoxe de la Laure de Saint-Sabba, au désert de Juda (Israël).