I.
LES CONTROVERSES CHRISTOLOGIQUES
La
période allant du IVe au VIe siècle fut celle des grandes controverses
christologiques qui agitèrent et, finalement, divisèrent, l'Eglise
chrétienne. L'origine de ces controverses est assez simple. Le
Christ est la tête de l'Eglise; pour tout chrétien, Il est Seigneur
et, dans tout culte chrétien, Il est adoré comme divin Seigneur.
Mais comment concilier cette seigneurie du Christ avec la souveraineté
de Dieu? Et si le Christ est divin, comment concilier sa divinité
avec son humanité? Quelle est la nature de la divinité - une,
indivisible, éternelle et ineffable, mais s'identifiant cependant
au Seigneur de l'Eglise adorante? Comment définir la véritable
nature de ce Seigneur, d'une part humain par la forme revêtue,
la condition et le partage des souffrances de l'homme; d'autre
part divin, puisqu' Il partage l'essence de l'Eternel?
De
nombreuses solutions furent suggérées. Il n'est nullement besoin
de prétendre que les interprétations proposées ne le furent pas
en toute sincérité, et non dans le but d'apporter une solution
raisonnable à ce que la communauté ressentait comme un problème.
Evidemment, toutes les solutions proposées ne pouvaient être acceptées.
L'Eglise devait choisir le plus raisonnable, et l'adopter comme
son interprétation officielle du problème. La solution adoptée
ne fit pas l'unanimité de tous les esprits et, ici et là, surgirent
des groupes qui préférèrent recevoir l'une des autres solutions
suggérées. Ces groupes étaient les hérétiques et, selon l'habitude
de l'époque, on les persécuta et les força ainsi à s'organiser
eux-mêmes en partis dissidents.
La
plus considérable, la plus importante controverse christologique
que l'Eglise chrétienne affronta durant le IVe siècle fut l'arianisme.
Le père de cette hérésie était Arius, prêtre de la cité d'Alexandrie
après l'an 313. En tant que disciple d'Origène, il représentait
l'enseignement du grand Alexandrin, pour lequel le Christ était
un être créé. Dans cette perspective, bien que le Christ fût le
créateur du monde, il était lui-même une créature de Dieu et,
par conséquent, n'était pas vraiment divin: le Père seul, dès
lors, était Dieu.
Aussi,
lui seul était-il inengendré, éternel, parfait et sans changement.
Il créa le monde par l'intermédiaire d'un agent, le Logos. Le
Fils de Dieu préexiste à toute créature, tel un intermédiaire
entre Dieu et le monde, l'image parfaite du Père, ainsi susceptible
d'être dénommé par métaphore Dieu, Logos et Sagesse.
Mais,
par ailleurs, il est lui-même une créature, la première création
de Dieu, tirée du néant par la volonté du Père avant tout temps
concevable. Aussi n'est-il pas éternel mais eut un commencement
avant lequel il n'était point.
Afin
de mettre un terme à ces disputes christologiques et de faire
l'unité de l'Eglise chrétienne dans son entier, l'empereur Constantin
le Grand convoqua tous les évêques de l'empire qui se rassemblèrent
à Nicée, en 325. Ce fut le premier concile oecuménique, qui condamna
et bannit Arius et quelques-uns de ses disciples.
En
outre, le concile formula un symbole, connu sous le nom de Credo
de Nicée, dans lequel il définit que le Christ est pleinement
Dieu et "s'est fait homme". Sur cette base s'éleva ensuite
la question des relations entre le divin et l'humain en lui, mais
le credo nicéen se taisait sur ce problème. Il était possible
d'envisager la question christologique sous deux angles. On pouvait
insister sur l'unité du Christ afin d'impliquer une union de son
humanité avec la divinité; ou bien maintenir l'intégrité de chaque
élément, le divin et l'humain, de façon à reconnaître en lui deux
êtres séparés. Les deux tendances se manifestèrent dans la controverse,
inclinant vers la première les théologiens les plus avertis d'Alexandrie,
et faisant dériver la seconde des enseignements de l'école d'Antioche.
Le
premier et l'un des plus capables de ceux qui s'essayèrent à une
profonde discussion des rapports entre l'humain et le divin en
Christ fut Apollinaire, évêque de Laodicée en Syrie (vers 360).
Selon lui, l’œuvre du Christ pour les hommes consistait en la
transformation de notre mortalité pécheresse en une divine et
bienheureuse immortalité. Cette oeuvre de salut, pensait Apollinaire,
ne pouvait trouver son achèvement que si le Christ était complètement
et parfaitement divin. Mais comment, raisonnait-il, le Christ
pouvait-il se composer d'un homme parfait uni à un Dieu complet?
N'était-ce
pas affirmer deux Fils -l'un éternel et l'autre par adoption?
La meilleure solution lui sembla d'avancer qu'en Jésus la place
de l'âme était tenue par le Logos, le corps seulement étant humain.
Par la suite, il soutint que Jésus avait le corps et l'âme animale
d'un homme, mais que l'esprit de sagesse qui reposait en lui était
le Logos. De telles opinions niaient réellement la véritable humanité
du Christ, et appelèrent promptement la condamnation de leur auteur
au second concile oecuménique, en 381.
A
Apollinaire, l'école d'Antioche opposait son chef qui, dans la
dernière période, était Diodore (Uvers
390). C'était un prêtre d'Antioche, devenu, de 378 à sa mort,
évêque de Tarse. Dans sa tentative de donner une véritable valeur
à l'humanité du Christ, Diodore avança qu'il y avait deux personnes
en Christ, unies moralement plutôt que selon l'essence. L'incarnation
était alors la descente du Logos dans un homme parfait, comme
de Dieu dans un temple.
Théodore
de Mopsueste et Nestorius étaient au nombre des disciples de Diodore.
Théodore, originaire d'Antioche, était un grand exégète et un
théologien renommé de l'école d'Antioche. Ses théories doctrinales
étaient pratiquement identiques à celles de Diodore. Nestorius,
prêtre et moine d'Antioche, tenu là-bas en haute estime pour ses
dons de prédicateur, devint patriarche de Constantinople en 428.
Il enseignait que Marie n'était Mère de Dieu qu'en ce qu'elle
avait enfanté l'homme assumé par Dieu.
Il
y avait donc deux Fils, dont l'un -le fils de Marie, était Fils
de Dieu par grâce et non par nature, si bien que Marie n'était
pas, excepté en titre, la Mère de Dieu. Une créature, disait-il,
n'a pas produit Celui qui est incréé; le Père n'a pas engendré
de la Vierge un enfant qui serait Dieu le Verbe. «A cause de ce
qui est caché, j'adore ce qui apparaît».1
A
Nestorius s'opposa Cyrille, le patriarche d'Alexandrie (412-444)
qui, suivant la tradition alexandrine, vit en Christ la pleine
union des natures humaine et divine. Sa formule fameuse, "une
seule nature incarnée de Dieu le Verbe", signifie que le
Logos prit chair. se revêtant lui-même de l'humanité, le Seigneur
étant un de deux natures, et ayant une personnalité une. Pour
Cyrille, c'était par conséquent Dieu fait chair qui était né,
qui mourut, que nous partageons à la Cène mystique, et dont la
déification de l'humanité est la preuve, tout en signifiant que
nous aussi serons faits participants de la nature divine. L'humanité
et la divinité sont unies en Christ harmonieusement, sans confusion
ni changement.
Cyrille
vit les théories hérétiques pointant dans les enseignements de
Nestorius. Il écrivit promptement aux moines égyptiens, défendant
la doctrine selon laquelle la Vierge Marie était la Mère de Dieu,
la Théotokos. Bientôt s'ensuivit un échange de lettres critiques
entre Cyrille, Nestorius et le pape Célestin 1er (422-432). Ce
dernier se rangea du côté d'Alexandrie. Cyrille en appela à l'empereur
Théodose II, en lui représentant que les théories de Nestorius
ruinaient tout fondement d'orthodoxie et de salut. Un troisième
concile oecuménique fut convoqué en 431 à Ephèse, où Nestorius
et ses erreurs furent condamnés; mais ceci ne mit pas un terme
aux disputes théologiques et aux querelles.
Eutychès,
un archimandrite âgé de Constantinople, enseigna que Jésus avait
deux natures avant l'incarnation, et une seule après l'union de la divine avec l'humaine, faisant
ainsi disparaître l'humanité du Christ dans la divinité. Il fut
condamné par un concile local réuni à Constantinople en 448 par
le patriarche Flavien. Cependant, Dioscore, patriarche . d'Alexandrie,
considéra cette condamnation comme un retour au nestorianisme,
et prit activement la défense d'Eutychès.
A
sa demande, l'empereur Théodose II appela un concile général à
se réunir à Ephèse, en août 449, où Flavien et les autres évêques
furent déposés et Nestorius condamné. Le pape Léon 1er (440-461)
rejeta sans tarder ce synode. II souhaitait tenir un nouveau concile
en Italie, où son influence aurait été forte, mais ce dessein
n'entrait pas dans les vues de la politique impériale. Le nouveau
concile général se tint à Chalcédoine, non loin de Constantinople,
sur la rive opposée, en 451.
Un
credo, qui y était brandi, fut ratifié par le concile. Le résultat
fut un véritable triomphe occidental 2. Le Tome
de Léon 3, qui y fut accepté, s'accordait avec
la doctrine des deux natures en Christ, chacune préservant sa
propre propriété. Quelques-uns des évêques présents rejetèrent
la formule des "deux natures", la ressentant directement
comme nestorienne et, plus encore, comme une innovation; ils furent
dénommés monophysites. Ceux qui soutinrent le Credo de Chalcédoine
sont appelés dyophysites-chalcédoniens. Les haines nationales,
les animosités politiques, les rivalités patriarcales et les jalousies
personnelles contribuèrent toutes à exaspérer les différences
christologiques qui déchirèrent définitivement l'Eglise à partir
du Ve siècle.
Les
Eglises monophysites 4 rejetèrent les décrets
de Chalcédoine, condamnèrent les hérésies arienne, eutychienne
et nestorienne, et s'en tinrent fermement aux décisions des trois
premiers conciles oecuméniques, acceptées par toutes les Eglises
chrétiennes. En procédant ainsi, elles se tinrent à l'écart des
rivalités ecclésiastiques et des tendances doctrinales des Eglises
latine et grecque.
II.
UNE CRITIQUE DE LA FORMULE «DES DEUX NATURES»
La
principale cause de toutes les discussions théologiques et de
la division entre les Monophysites et les Dyophysites est la définition
chalcédonienne des deux natures. Les Eglises monophysites ne l'ont
jamais acceptée, considérant qu'elle contredisait la profession
de foi du concile d'Ephèse, où l'on avait défini une union parfaite
de la divinité et de l'humanité du Christ contre l'hérésie nestorienne.
Le
concile de Chalcédoine ratifia la doctrine contenue dans le Tome
de Léon, qui parle distinctement de l'une et de l'autre nature
du Christ. Il insista aussi sur le fait que «chaque nature en
effet tient sans défaut ce qui lui est propre», «le Verbe opérant
ce qui est du Verbe, et la chair exécutant ce qui est de la chair».
Ce concept de la dualité des natures, chacune préservant son propre
caractère ou particularité, et agissant en conséquence, est considéré
par les Eglises monophysites comme nestorien ou tendant au nestorianisme,
sans excepter non plus les décisions du concile de Chalcédoine.
Illustrons le point en question.
Nestorius,
dans son principal traité sur la foi, dit: «Je confesse que Dieu
le Verbe a deux natures sans changement ni altération; l'une est
celle du vrai Dieu de vrai Dieu, l'autre de l'homme parfait, fils
de David et d'Abraham" 5. Léon écrit dans
son Tome: «Je le confesse comme Dieu, parce qu'au commencement
était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était
Dieu; comme homme, parce que le Verbe s'est fait chair et a habité
parmi nous» 6.
Nestorius
écrit: «Dieu le Verbe ne fut pas enveloppé dans le suaire par
J oseph (d'Arimathie), mais (seulement) son corps»7.
Léon écrit: «Une nature brille dans les miracles, l'autre succombe
aux outrages»8.
Nestorius
écrit: «En Christ, je discerne deux natures, mais une seule dignité»9.
Léon écrit: «Avoir faim, avoir soif, être fatigué et dormir est
évidemment de l'homme; mais avec cinq pains nourrir cinq mille
hommes, donner à la Samaritaine l'eau vive qui permet à celui
qui en boit de n'avoir plus jamais soif; marcher sur le dos de
la mer sans que les pieds ne s'enfoncent; réprimander la tempête
et rabattre l'orgueil de la mer - sans aucun doute, cela est de
Dieu»10.
Le
lecteur voit maintenant combien Nestorius et Léon s'accordent
quant à la distinction des natures et à la propriété des opérations.
Une
étude de l'histoire du dogme du concile de Chalcédoine à nos jours
révèle une opposition continue à la soi-disant doctrine "des
deux natures". A l'époque moderne, la définition chalcédonienne
a fait l'objet de critiques considérables.
Le
professeur Harnack dit :
«Le
monophysisme, qui s'en tient à ce qu’en Christ il y a une nature
composée ou la nature divine incarnée à partir de deux natures
parfaites, la divinité et l'humanité. et qui n'a rien à faire
avec l'idée d’une volonté libre dans le Christ, est dogmatiquement
conséquent»11.
Et
encore: «En "venant ensemble", chaque nature continue
à exister dans sa propre façon d'être; la divinité n'a pas absorbé
l'humanité et l'humanité n'a pas été exaltée au rang de la divinité,
mais les natures humaine et divine sont simplement unies en la
personne du Rédempteur et. par conséquent seulement par cet intermédiaire
et en un individu. Aucun pieux Grec, ayant eu Athanase et Cyrille
pour docteurs, ne pouvait reconnaître en cela la vraie doctrine»12.
Et
encore: «Le vrai mystère, au contraire, résidait dans l'union
substantielle des natures elles-mêmes. Il fut sérieusement compromis
en étant exclu de cet aspect et lorsqu'en lieu et place de l'union
fut élevée à la hauteur de mystère de la foi une autre conception
impliquant en même temps un état de séparation. Le vrai mystère
fut ainsi écarté par un pseudo-mystère qui, en vérité, ne permit
plus à la théologie d'atteindre l'union effective et parfaite»13.
Ceci
signifie qu'à Chalcédoine aucune union réelle ne fut obtenue.
Les natures humaine et divine furent comprises comme des entités
séparées, non réellement unies. En fait, Chalcédoine échoua dans
sa tentative de rendre compte du Christ un, tel que les théologiens
orientaux l'avaient toujours exigé.
Schweitzer,
désirant se débarrasser de l'ancienne christologie avec la doctrine
de ses "deux natures" et de ses postulats contradictoires,
s'écrie :
«Quand,
à Chalcédoine. l'Occident l'emporta sur l'Orient, sa doctrine
des deux natures amena la dissolution de l'unité de la personne
et supprima ainsi la dernière possibilité d'un retour au Jésus
historique. La contradiction de soi fut érigée en principe. Mais
la nature humaine fut admise afin de préserver, en apparence,
les droits de l'histoire. Ainsi, par une duperie. la formule [des
deux natures] retint la Vie prisonnière et empêcha les chefs de
la Réforme d’embrasser l'idée d'un retour au Jésus historique.
Ce
dogme devait être brisé avant que les hommes puissent une fois
de plus partir à la quête du Jésus historique, avant qu'ils puissent
même concevoir la pensée de son existence. Que le Jésus de l’histoire
soit différent du Jésus-Christ de la doctrine des deux natures
nous semble maintenant aller de soi. Nous pouvons, à présent,
difficilement imaginer la longue crise durant laquelle vint à
naître la conception historique de la vie de Jésus. Et même quand
il fut un jour rappelé à la vie, il était encore, comme Lazare,
enveloppé des pieds à la tête du linceul. le linceul du dogme
de la double nature»14.
Un
autre phénomène frappant, dans la pensée chrétienne moderne, est
la critique générale à laquelle a été soumise la doctrine des
deux natures par des savants fidèles aux enseignements de l'Eglise,
mais dont la définition de Chalcédoine n'exprime pas la foi. Non
que leur foi soit en question, mais la formulation dogmatique
chalcédonienne échoue à exprimer le mode de leur pensée. Dykes
donne l'aperçu suivant de ce que la doctrine des deux natures
est supposée enseigner :
«
Un être, dit-il, qui unit de façon inexplicable les propriétés
divines avec les humaines et dont, par conséquent, on peut faire
des assertions contradictoires. dont la personne seule est divine,
alors que ses deux natures ont une relation indéterminée de l’une
à l'autre. Ce n'est pas un schéma propre à satisfaire la tête
et le cœur. Mais c'est le squelette nu d'un dogme en lequel on
ne peut aisément reconnaître ni le Jésus des Evangiles ni le Christ
du culte de l'Eglise»15.
Mackintosh,
dans son ouvrage intitulé La doctrine de la personne du Christ,
voit le principal défaut de la christologie traditionnelle dans
son insistance sur la doctrine des "deux natures". Il
dit :
«D'abord,
la doctrine des deux natures dans sa forme traditionnelle introduit
dans la vie du Christ un incroyable et total dualisme. Au lieu
de cette unité parfaite que laisse de lui chaque impression, le
tout est partagé soigneusement par la fissure de la distinction.
A n'en pas douter, il est divisé contre lui-même. Il a toujours
été perçu qu'un dualisme de cette sorte, pris au sérieux, annulait
la pensée même de la Rédemption par la manifestation de Dieu dans
la chair .
L'alternance
du divin et de l'humain vicie la vérité de l'incarnation. La simplicité
et la cohérence de tout ce que le Christ fut et fit s'évanouit,
car Dieu ne vit pas, après tout, une vie humaine. Au contraire,
il se tient lui-même à une certaine distance de ses expériences
et de ses états. Il n 'y a aucune descente rédemptrice. Le Christ
agissait tantôt comme Dieu, dit-on, et souffrait tantôt comme
homme. Il ne pouvait pas en être autrement, puisqu'en dernier
ressort la déité est impassible...
En
bref, la doctrine des deux natures, si elle est prise au sérieux,
nous donne deux abstractions au lieu d'une réalité; deux moitiés
impuissantes au lieu d'un tout vivant. Elle hypostasie à tort
deux aspects d'un seul aspect de vie concret, qui sont si indubitablement
réels que, mis à part l'un de l'autre, le tout serait tout à fait
autre qu'il n'est. Néanmoins, ces deux aspects ne sont pas en
eux-mêmes des substantialités fonctionnant distinctement et susceptibles
d'être appréhendées logiquement, ajustées l'une à l'autre ou combinées
sous des modes non spirituels.
En
second lieu, une difficulté s'élève à propos de la personne en
laquelle les deux natures demeurent "inséparablement jointes
ensemble" ... Nous ne devons pas commettre l'erreur manifeste
de considérer un élément d'une unité vivante comme identique,
qu'il appartienne ou non à cette unité. Il est de tradition aujourd'hui
d'envisager ainsi la nature humaine (même si ce n'est que provisoirement)
séparée de la personnalité. Selon le langage approprié, l'humanité
est enhypostasiée. Ce qui constitue la personne est l'Ego du Logos
préexistant, qui assume en union avec sa propre hypostase tout
cet ensemble brièvement qualifié de "nature humaine"
et lui communiquant les propriétés de sa divinité.
Certains
docteurs de l'Eglise qui sentaient de vive façon le manque de
réalité d'une humanité impersonnelle, s'évertuèrent à rétablir
l'équilibre en avançant que l'humanité de notre Seigneur est personnelle
séparément ou de son propre chef, avec l'inévitable résultat que
l'on en vint finalement à affirmer deux personnalités du seul
Christ. Une personnalité double, cependant, n'est pas simplement
un concept que nous ne parvenons pas à comprendre; nous en voyons
aussi tout à fait bien l'impossibilité. En fait, un être en lequel
agissent tantôt Dieu, tantôt l'homme, répugne simultanément à
la foi et à l'intellect. Il implique, pour atteindre la divinité,
de passer outre à l'humanité et vice versa, les deux étant si
entièrement hétérogènes et disparates qu'aucune union véritable
n'est concevable»16.
Nous
ne voulons pas apporter d'autres références. Les critiques que
nous avons mentionnées concernant ce qu'a d'inadéquat et de déplacé
la définition de Chalcédoine expriment le jugement de centaines
d'étudiants actuels en christologie. Au terme de ce compte-rendu,
nous constatons que les penseurs modernes répètent en termes contemporains
des objections qui ont été soulevées dès le début contre la christologie
chalcédonienne.
Discutons
à présent brièvement et franchement nos objections et nos critiques
contre la doctrine de Chalcédoine.
Ceux
qui acceptent Chalcédoine confessent deux natures, deux volontés,
deux opérations en une personne. Le Christ est le médiateur entre
Dieu et l'homme. Il y a une nature divine et une humaine; une
opération divine et une humaine.
C'étaient
la nature et la volonté divines qui accomplissaient les miracles;
mais la faim, la soif, les lamentations, la fatigue, le sommeil
sont évidemment humains. La nature divine s'éleva, mais l'humaine
souffrit et mourut. Une nature était sujette aux nécessités du
corps, l'autre était au-dessus des contraintes corporelles; une
était passible et l'autre impassible. Mais comment cela se pourrait-il?
Puisque celui qui souffrit, qui fut crucifié et mourut sur la
croix ne fut jamais un simple homme mais Dieu lui-même qui a assumé
notre nature humaine. En ceci nous voyons une double opération
dans le Christ, puisque ce ne fut pas le Christ-Dieu qui souffrit,
qui fut crucifié, mourut et fut enseveli, mais le Christ-homme;
puisque ce ne fut pas le Christ-homme qui accomplit les miracles
et triompha de la mort, mais le Christ-Dieu. Bien que la divinité
et l'humanité soient unies en une seule personne, les deux natures
demeurent cependant distinctement séparées en elle, "chacune
accomplissant la fonction qui lui est propre". La difficulté,
dans la distinction chalcédonienne des natures, provient de ce
que chaque nature en Christ est hypostasiée. En effet, si chaque
nature veut et agit selon ce qui lui est propre, il s'ensuit que
c'est une hypostase, car une nature non hypostasiée ne peut agir
ni exécuter des actes.
Par
conséquent, à travers les deux natures hypostasiées, l'on conçoit
deux personnes, ce qui est la fraude nestorienne.
Nous
pouvons accepter "deux natures" au sens de deux capacités.
Le Christ accomplit les miracles et fut glorifié en sa capacité
divine, mais souffrit et mourut en sa capacité humaIne.
Par
l'union des deux natures, nous ne voulons jamais dissoudre l'une
dans l'autre, comme l'eau mélangée avec le vin ou l'or fondu avec
l'argent. L'union de Dieu le Verbe avec la chair est semblable
à celle de la lumière avec l'air, du feu avec l'or ou de l'âme
avec le corps, qui restent sans changement ni altération. Si 1es
natures sont séparées distinctement, alors elles ne sont pas unies,
car la séparation ne peut pas réaliser l'idée d'union. Par conséquent,
si le Verbe ne s'est pas uni sans confusion avec la chair, pourquoi
est-il dit de lui qu'«il s'incarna»; et s'il n'était pas uni à
l'humanité, pourquoi diton encore qu'il «devint homme», puisque
l'incarnation et le fait de se revêtir de la chair se rapportent
à l'essence incorporelle?
Les
Dyophysites affirment que la nature divine accomplissait des miracles
tandis que l'humaine souffrait. De la sorte, les nestoriens ou
les chalcédoniens s'enorgueillissent d'avoir préservé la réalité
de la divine et la réalité de l'humaine. Une dualité, cependant,
n'aurait jamais pu accomplir l'expiation ni racheter l'humanité.
En effet, les natures divine et humaine auraient été ainsi mises
en contact, mais aucun canal n'aurait permis à la vertu divine
de passer dans l'humaine. Dès lors, la divinité n'aurait pas attiré
à elle l'humanité et l'humanité n'aurait pas été élevée à la hauteur
de la divinité mais, dans la personne du Sauveur, les natures
humaine et divine seraient simplement unies.
La
doctrine monophysite orthodoxe est qu'une unité parfaite résulta
de l'union des deux natures, formant une nature unie, c'est-à-dire
une essence, une substance ou existence indissoluble. Il n'y a
là aucune confusion entre "physis" et "prosôpon",
pas plus qu'on ne voit en ces termes des synonymes, comme les
Chalcédoniens, dans leurs polémiques, se sont évertués à le prouver.
En Christ, Dieu est présent avec l'homme et fait réellement partie
du monde; il permet à la nature humaine de participer à tout ce
qui est sien, et participe de même à tout ce qui est nôtre.
L'incarnation,
telle que l'ont exposée les théologiens monophysites, est la pénétration
mutuelle des deux natures, l'appropriation de la nôtre et la communication
de la sienne; en une seule personne, le Fils de Dieu s'est approprié
la nature humaine et s'est communiqué lui-même à l'homme. Tout
ce qui concerne le Christ devrait être appliqué non à l'une ou
l'autre nature, mais à sa personne entière en son unité. Tout
ce qui concerne les natures humaine et divine, à savoir la fatigue,
la faim, la passion, la résurrection et l'ascension doit être
rapporté à cette personne en son unité. La nature humaine possédait
réellement la divinité. Les miracles furent accomplis non par
le Logos, mais par le Fils de Dieu incarné.
L'humanité
du Christ était désormais l'organe à travers lequel il communiquait
son esprit. Il est notre vie, notre sauveur, non simplement en
tant que Dieu ou par la grâce du Saint-Esprit, mais en nous donnant
son Corps glorifié en nourriture.
Nous
soutenons fermement l'unicité des deux natures en Christ, et non
leur unification comme l'enseignent les Dyophysites; une nature
à partir de deux, sans confusion ni division. Si nous désignions
séparément la nature humaine du Christ et sa divine manifestation,
il n'y aurait pas alors de raison, ainsi que le remarque Timothée
Elure, de ne pas distinguer en lui sept natures, à savoir la chimique,
la végétale, l'animale, la raisonnable, la spirituelle, l'angélique
et la divine, cette dernière étant la plus significative et dominant
les autres. Nous mettons l'accent sur le fait que les natures
divine et humaine étaient indivisiblement unies en Christ; le
résultat, cependant, n'en fut pas pour autant qu'elles devinrent
une et même chose.
Eu
égard au nombre, les natures n'étaient pas une mais deux; elles
étaient toutefois si unies que, bien que nous les distinguions,
elles ne sont pas distinctement différentes mais forment une unité
en une seule personne. Par conséquent, nous ne pouvons plus dire
que chaque nature subsiste en elle-même et accomplit des actes
selon ce qui lui est propre, mais nous croyons que l'idée de l'une
suscite l'idée de l'autre. La tentative des chalcédoniens de concevoir
l'une à part de l'autre est aussi funeste que confondre le corps
humain avec l'homme tout entier.
Il
est incorrect de voir en Christ un homme qui devint Dieu;c'est
Dieu qui s'est fait homme. II ne s'agit pas d'une conversion en
chair et en os, mais de l'assomption de la chair et des os. Quand
l'évangéliste dit: «Le Verbe s'est fait chair» (Jn I, 14), il
se réfère à la nature divine participant à tout ce que le Christ
expérimenta comme homme. Le Logos ne fut ni grandi ni diminué
par l'incarnation; il resta impassible au milieu même de la Passion
qu'il souffrit selon la chair. Bien que son humanité fût sujette
à l'ignorance, il était omniscient; hors de sa chair il demeurait
aussi omniprésent, et cependant il était tout entier devenu homme.
Le
Verbe et l'humanité constituent une nature et, de la sorte, une
union naturelle est établie. Sans perdre ses attributs originaux
et particuliers, il s'approprie également les attributs humains
qui, vu qu'il est leur sujet ou centre personnel, peuvent être
considérés par lui comme siens. Les théologiens monophysites nient
avec force que le Fils de Dieu effectue la moindre transformation
de l'humain en divin ou quelque identification des deux.
La
nature humaine ne s'est pas dissoute dans la divine, mais bien
plutôt cette dernière fit sienne immédiatement la nature humaine,
puisqu'elle existait dans la Vierge et fut transmise par elle.
Le Verbe s'appropria la nature humaine avec ses capacités, ses
lois et ses relations. Quand il la fit sienne, il permit à ses
lois d'exercer un certain pouvoir sur lui.
Le
Christ honora l'humanité qu'il assuma et éleva à sa divine substance.
C'est ainsi que l'idée de rédemption exige la déification de la
nature humaine du Christ. Mais, selon les chalcédoniens, l'humanité
ne fut pas déifiée dans le Rédempteur, mais simplement unie à
sa divinité par la personne. Par conséquent, comment une telle
union, excluant la déification de la nature humaine, pourrait-elle
avoir quelque effet ou valeur pour nous? Dès lors, en n'assignant
pas de place à la theosis, la relation entre Dieu et l'homme n'est
que morale en dernier ressort. Mais comment une relation morale
peut-elle être une relation réelle?
Les
exposés doctrinaux contenus dans les oeuvres des théologiens monophysites
sont orientés vers la conservation d'un principe d'unité alors
même qu'ils reconnaissent la diversité des prédicats, et visent
à caractériser tous les actes et souffrances du Christ comme divins
et humains à la fois en une union divino-humaine.
La
conception de Léon et des chalcédoniens, comme on l'a vu, est
l'inverse, puisqu'ils assignent une fonction à la nature divine
et une autre à la nature humaine, même après l'union. Dieu et
l'homme étaient vraiment en Christ une personne, une unité et,
par conséquent, il faut rapporter à elle seule l'abaissement et
l'exaltation à la fois.
En
résumé, nous pouvons dire que les Eglises monophysites croient
en une nature du Logos incarné. Elles proclament que le Christ
est un, vrai Dieu et vrai homme, non homme en apparence, mais
concret et réel, possédant en toute perfection la nature humaine
aussi bien que la divine, unies en lui sans confusion et sans
division ni changement, harmonieusement et ineffablement. Il souffrit
la passion en son humanité, mais est immortel et non susceptible
de souffrir en sa divinité.
Ces
Eglises croient que, par l'incarnation, le Dieu-Logos s'est incorporé
toute la nature humaine, tout en restant le même. Aucune transformation
n'est survenue en lui, mais il a fait monter l'humanité dans l'unité
de sa substance, sans rien perdre d'elle; au contraire, il a exalté
l'humanité et l'a élevée à sa divine gloire.
En
conclusion, nous aimerions citer l'Apologie que saint Nersès Shnorhali,
l'illustre catholicos arménien du X Ile siècle, adressa à l'empereur
byzantin Manuel 1er Comnène, qui prenait un vif intérêt aux questions
théologiques :
«Nous
confessons la Toute Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit,
divisée en trois personnes et unie en une nature et divinité.
Le Père est non engendré, sans commencement, existant avec le
temps; le Fils, engendré de la nature du Père, impassible, incorporel,
existant avant le temps; le SaintEsprit, procédant du Père, non
par génération comme le Fils, mais en émanant comme un fleuve
d'une source; le tout d'une façon intelligible à Dieu seul et
incompréhensible aux créatures.
Il
n'y eut pas de temps où le Fils et l'Esprit n'étaient pas encore
avec le Père; mais, de même qu'il fut toujours le Père et ne reçut
pas ensuite le nom de la paternité, ainsi également le Fils fut
toujours le Fils co-éternel du Père; et le Saint-Esprit fut toujours
l'Esprit de Dieu, inséparable du Père et du Fils; il est une essence,
une puissance, une volonté et une force créatrice en trois personnes.
Il n'y a (en elles) ni grandeur ni petitesse, ni hauteur ni bassesse,
ni supériorité ni infériorité, mais seulement une dignité, un
service, une majesté de la Sainte Trinité consubstantielle, qui
fit ex-nihilo toutes les créatures: les cieux et tout ce qui est
céleste; la terre et tout ce qui est terrestre; les créatures
visibles et invisibles qui furent créées au temps de la création.
En
second lieu, l'Un de la Trinité, le Verbe, le Fils monogène du
Père, par la volonté du Père et du Saint-Esprit, annoncé par l'Archange
Gabriel, descendit dans les entrailles de la Vierge Marie, sans
que sa nature divine incirconscrite ne quittât le sein du Père;
prenant une partie du sang de la Très-Pure Vierge, faite de la
côte d'Adam, il l'unit à sa divinité par une fusion inscrutable
et ineffable. Il devint alors de deux natures parfaites, divine
et humaine, en une personne parfaite immuable et indivisible;
il ne perdit pas ses propriétés ni ne prit la grossière et complexe
nature humaine en échange de la simple et non complexe nature
divine; ni ne déchut la nature divine de sa simplicité éternelle
en unissant la nature divine simple et incorporelle à la nature
matérielle du corps, bien qu'il soit dit de l'indissoluble union
que l'incorporel s'est fait chair et que le Verbe s'est matérialisé.
Ainsi
le Verbe immatériel fusionne avec le corps, s'unit à notre nature
humaine et la divinise par cette fusion et union, sans produire
de changement ni d'altération dans
l'union
à laquelle participent l'âme et le corps de l'homme. Même l'explication
de cet exemple est inintelligible, car la vérité est supérieure
à l'exemple, comme l'est l'analogie entre le créateur et la créature.
D'une manière inconcevable, le Verbe unit notre nature à la sienne
propre de telle façon que les natures divines et humaine restent
inaltérées, non comme l'air et l'eau contenus dans un vase devenu
vide après avoir été vidé, mais c'est par nature qu'il s'est uni
incompréhensiblement, d'une union indivisible et sans confusion.
Christ
prit la nature d'Adam, non celle que ce dernier avait sans pécher
au paradis, mais celle qu'il reçut après le péché et la corruption.
La Vierge Marie, de laquelle il prit chair , était de la nature
peccamineuse d'Adam, et cette nature fut unie à la divine nature
de Dieu; la peccamineuse devint non peccamineuse, et la corruptible
devint exempte de la misérable corruption des passions, de même
que les minéraux embrasés par le feu, leurs scories consumées
et leur nature purifiée de toute corruption demeurent inconsumés.
Son apparition fut immaculée, car sa naissance se fit de la Vierge
immaculée, sans pollution; sa mort également fut sans corruption,
parce que son corps, bien qu'au tombeau, ne subit pas de corruption.
Par conséquent, il devait avoir été incorruptible durant la période
qui s'écoula entre sa naissance et sa mort ...
Nous
confessons le Christ comme Dieu et homme, mais nous n'introduisons
pas la division dans ces termes, à Dieu ne plaise, parce qu'il souffrit lui-même et ne souffrit
pas; en effet, par sa nature divine, il est immuable et impassible,
mais en son corps humain il souffrit et mourut. En conséquence,
ceux qui disent qu'il yen eut un qui souffrit et un autre qui
ne souffrit pas, tombent dans l'erreur. Ainsi, ce ne fut personne
d'autre que le Verbe qui souffrit et étreignit la mort dans son
corps; car le même Verbe lui-même, qui est impassible et incorporel,
consentit à devenir passible afin de sauver l'humanité par sa
passion.
En
effet, tout ce que la chair corporelle du Verbe souffrit appartenait
au corps qui était joint au Verbe et devint extrêmement glorieux.
Car c'était lui qui souffrait, et lui encore qui ne souffrait
pas. Il souffrait en son corps parce qu'il était torturé, mais
ne ressentait pas la souffrance en sa passion, car il était inséparable
de son corps passible et, en tant que Verbe divin, en sa nature,
il était inaccessible à la passion. Mais l'incorporel s'était
joint inséparablement au corps passible que le Verbe revêtit,
soulageant sa faiblesse ...
Nous
disons une nature en Jésus-Christ - ni confondue, comme Eutychès
l'enseignait, ni submergeant l'humanité, comme le disait Apollinaire,
mais selon Cyrille d'Alexandrie qui, dans son mémoire contre Nestorius,
établit qu'«une est la nature du Verbe incarné comme les Pères
dirent». Cyrille entend par "Pères" Athanase et ceux
qui le précédèrent.
Nous
parlons, par conséquent, selon la tradition des Pères et non selon
les opinions des hétérodoxes qui, en confessant une nature, rendent
confuse, transforment et changent de plusieurs manières l'incarnation
du Christ. Au lieu de dire une personne en Christ, comme vous
le faites et comme nous le professons, nous disons une nature,
ce qui n'est pas conforme aux conceptions hérétiques; les deux
sont semblables.
Quand
nous parlons du Christ, nous ne désignons pas seulement une qualité
en lui, mais deux. Ce que nous avons établi quant à sa passion
et à sa mort est dit aussi par Athanase, à savoir que Dieu le
Verbe s'incarnant était impassible par nature, mais que l'incorporel
était uni indivisiblement avec le corps passible. Quand nous disons
une nature, nous entendons l'union indivisible et ineffable du
Verbe avec la chair.
D'un
autre côté, nous nous accordons avec ceux qui confessent deux
natures, non divisées malgré Nestorius, et non confondues malgré
les enseignements hétérodoxes d'Eutychès et d'Apollinaire, mais
unies sans confusion ni division.
Par
exemple, l'homme a un corps et une âme; les deux sont de différente
nature, parce que l'une est céleste et l'autre terrestre, l'une
est visible et l'autre invisible, l'une est temporelle et l'autre
immortelle mais, après l'union, on dit que l'homme a une nature
et non deux. Aucune confusion ne provient du fait de dire que
l'homme a une nature. Nous n'estimons pas que l'homme soit seulement
d'âme ou de chair, mais l'union des deux. Ainsi est-il dit que
la nature du Christ est une, non confondue, quoiqu'il y ait deux
natures ineffablement unies l'une à l'autre.
S'il
n'en était pas ainsi, nous devrions alors considérer non seulement
deux natures en Christ mais trois, à savoir deux natures humaines,
l'âme et le corps, et une nature divine. Mais, selon les écrits
des Pères, la dualité des divisions disparut après l'union. Par
conséquent, si "une nature" est dite de l'indissoluble
et indivisible union et non de la confusion, et si "deux
natures" suppose qu'elles sont sans confusion, immuables
et indivisibles, les deux expressions sont dans les bornes de
l'orthodoxie ...
Nous
disons que le Christ est Dieu et homme, consubstantiel à nous
selon son humanité, consubstantiel au Père et à l'Esprit par sa
divinité. Il est lui-même Dieu indivisible, céleste, simple, impassible
et immortel en sa nature divine. Il est terrestre, extensible,
passible et mortel en sa nature humaine.
Mais
il n'est pas une personne et une autre personne comme le pensait
Nestorius en disant que le corps est le temple du Verbe. Après
l'union, la dualité disparut. De même que, parfois, les attributs
divins du Très-Haut sont appliqués dans les Ecritures au corps,
consubstantiel à nous, ainsi les noms du Christ relatifs à son
économie sont rapportés par l'Apôtre à sa divinité, quand il dit:
« Jésus-Christ est le même hier, aujourd'hui, demain et éternellement»
(Hébr 13, 8) .
Par
hier, il entend la divinité éternelle qui était avec le Père;
par aujourd'hui son incarnation; par demain et éternellement -
son royaume sans fin. Si l'Apôtre avait eu connaissance de quelque
division entre sa divinité et son humanité, il aurait dit: Dieu
le Verbe hier, et Jésus-Christ aujourd'hui. Mais, ni l'Apôtre
ni les Pères de l'Eglise n'indiquèrent une division après l'incarnation.
Jean l'Evangéliste, en touchant le corps, entendait toucher le
Verbe.
Il
dit :
«Nos
mains ont touché le Verbe de vie» (I Jn 1, 1) . De même, les propriétés
particulières au corps sont rapportées à sa divinité, si bien
que Dieu souffrit, Dieu fut crucifié, Dieu versa son sang, Dieu
mourut, selon saint Grégoire le Théologien et les autres saints.
Tout cela signifie l'union ineffable et l'indivisibilité du Verbe.
Nous
avons montré ci-dessus que, dans l'union hypostatique, la nature
substantielle et corporelle ne s'est pas changée en incorporelle
et pure nature de Dieu, ni n'a perdu son volume, pas plus que
la pure et incorporelle nature de Dieu, s'unissant à la nature
de la chair, n'a changé ou altéré sa simplicité éternelle. Le
vinaigre et le miel, comme l'eau et le vin, sont corrompus quand
on les jette à la mer. Le mode d'union de la divinité et de l'humanité
n'est pas tel. En effet, lorsque le vinaigre et le miel sont mélangés,
ils se corrompent, étant matériels.
Mais
le corps et l'incorporel fusionnent et s'unissent ineffablement;
ils ne changent pas ni ne se mélangent l'un avec l'autre, pas
plus que l'âme humaine et le corps. Ainsi, si cela se vérifie
quant à la nature créée, combien plus glorieuse encore, et de
beaucoup, devra-t-on estimer l'union de la nature du Créateur
avec l'être de la créature».
Telle
est la foi orthodoxe des Eglises monophysites, préservée et confessée
durant quinze siècles. Ni le feu des Perses, ni le sabre des musulmans,
ni les persécutions des Dyophysites, ni quelque autre pouvoir
civil ou destructeur n'ont pu l'altérer ni la détruire.
Notes
1.
KIDD (B.J.) : Histoire de /' Eglise, tome Ill, p. 202-203 (édition
anglaise).
2.
Voici ce que dit le professeur Adolphe HARNACK : «La honte s'attachant
à ce concile [ de Chalcédoine] vient de ce que la grande majorité
des évêques, qui pensait comme Cyrille et Dioscore, se laissa
finalement imposer une formule qui était celle d'étrangers, de
l'empereur et du pape, et qui ne correspondait pas à sa croyance.
... Les vues de la grande majorité des Pères assemblés à Chalcédoine
ne s'accordaient ni avec celles de Léon ni avec celles de Flavien
... Ils ne souhaitaient rien au-delà de la ratification des Credo
de Nicée et d'Ephèse tels que Cyrille les avait compris.» (Histoire
du dogme, t. IV, p. 215-216, édition allemande).
Il
est peut-être intéressant de mettre en parallèle avec ce texte
d'Harnack les propos tenus à Paris en 1962 par le métropolitue
syrojacobite des Elats-Unis et du Canada Mar Athanasios Y. Samuel
à Mgr Georges Khouri-Sarkis, chorévêque de l'Eglise syrienne uniate:
«Vous,
catholiques, vous avez rejeté le Ile concile d' Ephèse réuni en
449 sous la présidence du patriarche d' Alexandrie Dioscore. Les
raisons que vous invoquez pour le rejet de ce concile: la pression
faite sur les Pères conciliaires par les soldats en armes qui
entouraient la salle de réunion. Nous, nous rejetons le Concile
de Chalcédoine, pour les mêmes raisons. Croyez-vous sincèrement
que les 130 Pères qui, à Ephèse, avaient proclamé qu'il n'y avait
dans le Christ qu'une seule nature auraient, en moins de deux
ans, changé complètement de doctrine, qu'ils se seraient conduits
d'une façon aussi abjecte quand, à Chalcédoine, se jetant à genoux,
suppliant qu' on leur pardonne, disant qu'on les avait trompés,
criant plus fort que les autres pour demander la déposition de
Dioscore, croyez-vous, dis-je, que des hommes, des évêques, auraient
fait cela s'ils n'avaient pas senti peser sur leurs têtes le glaive
d'un empereur autoritaire et tyrannique, le général Marcien?
«
Non, dans ces sortes de conciles la voix du Saint-Esprit ne peut
se faire entendre. Et les décisions de Chalcédoine n'ont pas plus
de valeur à nos yeux que n'en ont, à vos yeux, celles de ce que
vous appelez le" Brigandage d' Ephèse" . Avez-vous pensé
au fait qu'à la suite de Chalcédoine la grande majorité des peuples
ne parlant pas le grec s'opposa à ses décisions: Syriens, Arméniens,
Coptes, Ethiopiens, et que la très grosse majorité des chrétiens
de langue grecque adopta ses conclusions? En aurait-il été ainsi
si chacun des évêques avait écouté la voix de sa conscience et
celle du Saint-Esprit au lieu de faire bloc avec les tenants de
Byzance ou les ennemis de Byzance?
Mais
laissons tout cela de côté. Je veux espérer que l'époque des controverses,
des dialogues de sourds, est définitivement révolue.» (in L'Orient
Syrien, no34-35, 1964, pp. 261-262) - NDLR.
3.
L' "Epistola dogmatica" écrite en 449 par le pape Léon
1er à Flavien, patriarche de Constantinople.
4.
Les Monophysites ne doivent pas être confondus avec les Eutychiens.Les
premiers confessent la doctrine de S. Cyrille approuvée au concile
général d'Ephèse que nous relatons. Les Eglises monophysites sont
les Eglises nationales d'Annénie, d'Egypte, d'Ethiopie et de Syrie.
5.
DRIVER (G.R.) et HODGSON (L.) : Le livre d' Héraclide, p. 159,
209, 215,237.
6.
Le Tome de Léon, édité par BLAKENEY (E.H.), p. 31.
7.
BLAKENEY, op. cit. p. 91.
8.
" " p. 29.
9.
" " p. 160, 166-167, 209.
10.
" " p.31.
11.
HARNACK (A.) : Histoire du dogme, t. IV, p. 179.
12.
" " " p. 222.
13.
" " " p. 223.
14.
SCHWEITZER (A.) : La quête du Jésus historique, p.3-4 (édition
allemande).
15.
" Expository Times, octobre 1905-janvier 1906, p. 10.
16.
MACKINTOSH (H.R.) : La doctrine de la personne du Christ, p. 294-296
(édition anglaise).