L'esprit est tellement attaché aux occupations sensibles, aux
tâches et aux intérêts relatifs aux événements
temporels du quotidien qu'il finit par perdre sa capacité de
se distinguer du corps et par ne se concevoir que soudé aux sensibilités
corporelles.
Quelles
que soient les tentatives de se faire une image de l'esprit séparé
du corps, on n'atteint qu'un niveau de l'imaginaire à travers
les formes et les mouvements de l'intelligence qui sont loin d'être
dégagés des impressions du corps et de l'élément
sensible.
Ainsi
s'illusionne l'esprit, ainsi se trouve-t-il poussé à admettre
que le monde de l'homme se réduit à ce qui peut être
concevable.
Ainsi
éprouve-t-il de grandes difficultés à concevoir
des objets éternels sans y mêler le temporel et le corporel
comme si le royaume des cieux qui ne se touche ni ne se goûte
sensiblement s'obtenait par le manger et le boire.
S'il
arrive à l'esprit de mettre en question la prière, il
sera parfaitement incapable de discerner réellement les pensées
spirituelles.
En
conséquence, il lui serait difficile de mener l'action spirituelle
dans un contexte spirituel!
Un tel
esprit, avant de s'exercer dans la prière ou de tenter d'accéder
au milieu purement spirituel, a d'abord besoin d'apprendre à
s'apaiser, à cesser de porter son intérêt aux attraits
sensibles.
Que
de tout son effort, il tâche à se débarrasser de
la servitude du corps et de sens.
Ce qui
n'exige aucunement d'écarter charges et obligations physiques
ou de négliger les besoins de tous les jours.
Que
l'esprit seulement se libère autant que possible par ses pensées,
sentiments et attraits spirituels des tendances corporelles, des pensées,
de la sensibilité et des attraits temporels.
L'esprit
commence alors à connaître ses capacités, ses dons
et le but pour lequel ils lui ont été procurés
et à exercer ses propres capacités qui n'interviennent
pas dans les affaires du corps.
Ainsi
l'esprit commence-t-il sa préparation à l'action spirituelle.
L'esprit
cependant ne peut se livrer à l'action spirituelle sans acquérir
le regard spirituel, l'oreille spirituelle et la langue spirituelle,
en s'illuminant par la lumière de la connaissance née
de la vérité, comme il a été dit par le
Seigneur.
Ces
acquisitions ne sont pas le fruit d'une recherche ou de nombreuses lectures,
moins encore d'un apprentissage, de l'argumentation ou du débat
comme c'est le cas pour l'usage de la raison, ou pour le développement
des aptitudes corporelles et techniques qui dépendent des sens.
Au contraire,
pour devenir spirituel, apte à percevoir l'éternité
et à s'initier à l'action spirituelle, il importe que
l'esprit se dépouille de tous les moyens sensibles innés
du corps, au point qu'il cesse d'avoir recours à l'habileté
de la pensée, à la finesse de l'imagination; cesse de
s'appuyer sur la puissance de l'expression, sur l'éloquence et
la rhétorique, sur la conversation et l'influence qui sont toutes
rassemblées par l'Évangile dans l'expression: "La
sagesse du monde".
Or il
est indispensable à l'esprit qui entreprend l'action spirituelle,
de saisir les objets spirituels et de les admettre par un pouvoir devenu
personnel.
Car
les capacités de l'esprit sont spirituelles!
Quant
à la pénétration spirituelle et l'action spirituelle
représentées par la croix, le monde les ignore.
C'est
là, très clairement, ce que dit le livre: "Si
quelqu'un parmi vous pense qu'il est sage; qu'il devienne ignorant pour
devenir sage!".
C'est-à-dire
qu'il lui faut nécessairement renoncer à la sagesse du
monde qui n'est par elle-même que temporelle, sensuelle et corporelle.
Enfin,
jusqu'au moment où l'esprit commence à se livrer à
l'action spirituelle et à la goûter, l'esprit continue
dans sa prière et le dialogue avec Dieu, à user du langage
courant des mortels et des manières qu'ils emploient dans la
conversation humaine pour exprimer ses sentiments, embellir ses dires
et se créer des excuses.
Mais
quand l'esprit devient capable de renoncer à ces façons,
il devient capable de communiquer avec Dieu par ses propres forces,
sans langue, sans le langage parlé des hommes et sans les façons
et les artifices du sentiment et de l'expression.
Petit
à petit l'esprit parvient à exprimer à Dieu ses
profondes impressions et le fourmillement de sentiments qu'il ressent
pour lui ou que suscitent les objets de l'éternité et
que le langage humain, quel que soit le niveau de l'exactitude, de richesse
et de sagesse auquel il parvient, ne peut rien en saisir, ni élucider,
ni exprimer.
Grâce
à ces moyens nouveaux, l'esprit peut présenter son amour
au Christ, non par des paroles mais par la ferveur, par le mouvement
intérieur de l'esprit et un retentissement spirituel qui déborde
du subconscient.
C'est
l'amour qui s'explique par l'amour, la soumission par la soumission
et la résignation par la résignation.
Telle
est l'action spirituelle affranchie de toute intervention du corps.
Quand
l'esprit s'éveille et commence à observer son action spirituelle
intérieure, alors il peut comprendre les objets spirituels, leurs
directions et leurs natures; il peut même vivre cette connaissance
de la vie éternelle et de l'immortalité sans ombres corporelles,
sans interposition des sens ou intervention de méthodes humaines:
" Ce
qu'aucun oeil n'a jamais vu, ce qu'aucune oreille n'a jamais entendu
et ce à quoi personne n'a jamais songé. Paroles qu'on
ne peut proférer et dont il ne sied pas d'en parler - Dieu nous
les a révélées par son esprit".
Par
cette connaissance spirituelle, dépouillée des difformités
d'une pensée alourdie par le corps et dépouillée
de rembarras des intérêts sensibles, l'esprit commence
à saisir la vérité comme s'il y demeurait et à
travers laquelle il touche Dieu.
Mais
que l'esprit demeure dans la vérité et en Dieu, n'est
pas le fruit d'un effort corporel, ni même si cela était
possible, de la mort des sens; c'est le fruit de la permanente soumission
à Dieu et du continuel éveil du coeur tourné vers
l'action spirituelle qui le conduit à achever la connaissance
(des choses divines).
Ces
paroles ne sont pas réservées aux lettrés, mais
elles sont pour l'homme en tant qu'homme. Pour tout homme, quelle que
soit son éducation, ou excellente lui ayant procuré toute
science, ou défaillante, celle de l'illettré qui ne sait
ni lire ni écrire. Il convient particulièrement à
l'intellectuel de redevenir ignorant car "Dieu a préféré
sauver ses fidèles par des prédicateurs ignorants".
L'esprit
qui parvient à la connaissance de soi ou qui a exercé
l'action intérieure menée par la sincère expression
du coeur, est certainement conduit par l'amour et la ferveur intérieure
à continuer toute activité extérieure telles que
sont les actions de la piété et celles de toutes les vertus,
avec l'appui de l'âme.
Cette
activité extérieure qui se manifeste comme une action
du corps, est en ce cas, une extension de l'action spirituelle intérieure;
et par conséquent, elle est aussi une action spirituelle.
Quant
à l'activité extérieure, si elle ne procède
pas de mobiles purement spirituels et d'une conformité avec la
vérité et avec Dieu, elle est peu utile et nous ne dirions
pas insignifiante...
Le signe
à quoi reconnaître que les oeuvres réalisées
- services ou adoration, piété ou vertu, ascèse
ou toute autre action, quoi que ce soit - émanent réellement
de l'intérieur et que la source est purement spirituelle, c'est
qu'elles soient toutes réalisées, non par obligation,
par l'effet d'une pression ou d'une contrainte, ou par lassitude, mais
au contraire avec joie et allégresse, avec ardeur, zèle
et libéralité.
Car
l'amour serait alors la bienheureuse origine de laquelle dériveraient
tous les mobiles! "L'homme bon, du bon trésor, du coeur,
tire la bonté".
L'amour
est le trésor de l'homme bon, il inspire à l'esprit le
service, l'adoration, la vertu, l'ascèse et tout ce qui est bon!
Là
où l'angoisse et l'inquiétude des conséquences
n'existent pas.
Car
l'oeuvre s'opère selon la volonté de Dieu, par un motif
d'amour acquittant la dette de l'amour.
"Quant
à celui qui accomplit une oeuvre, la grâce ne lui est pas
imputée sous forme rémunératoire, mais plutôt
sous forme de dette".
C'est
un danger d'avoir pour motif de nos oeuvres de nos services rendus,
de nos adorations, de notre pratique des vertus, un désir d'atteindre
une étape ou de mener des essais qui permettraient d'acquérir
un objet visé.
Car
ainsi l'esprit se trouve condamné à se cantonner dans
ses oeuvres, dans un souci exclusif de soi.
L'esprit
les préfère et s'en réjouit dans la mesure où
elles lui paraissent profitables.
Il est
rendu de plus en plus fier par sa réussite dans cette voie. Il
s'accommode si bien de la rigueur exigée par ces avantages qu'il
s'endurcit dans l'espérance des biens qu'ils promettent. Il tire
vanité de ces règles à force de les observer avec
soin.
A la
fin, s'hypertrophie le souci du moi, il s'épaissit et se gonfle;
même en pratiquant la piété. Cependant, nous avons
ici un apophtegme que l'on peut nommer: parole de secours!
"L'action
doit provenir de Dieu et orienter vers Dieu" ou comme dit la Bible:
"Me voici arrivé, mon Dieu, pour accomplir ta volonté".
C'est
de cette façon que le Christ a vécu, et c'est ainsi que
vivent les anges et tous les saints du ciel; c'est de la même
façon qu'ont agi les Pères, les Prophètes et les
Envoyés de Dieu, loin, très loin de la satisfaction de
soi ou de la recherche de l'intérêt personnel...
Telle
est la nature de l'action spirituelle.