A
L'ÉCOUTE DU MAÎTRE
ENTRETIEN AVEC ISAAC FANOUS
Au cours d'un entretien, à Pâques 1999, avec Isaac Fanous, nous
avons pu lui poser diverse questions sur le sens qu'il donne à son
oeuvre et à l'art copte.
Pour vous, qu'est-ce que l'iconographie copte, quelles sont ses caractéristiques
?
Je suis absolument convaincu qu'il existe dans l'art égyptien une unité
fondamentale ; certains nient l'existence d'un lien entre l'art égyptien
ancien et l'art copte. C'est une erreur : l'art ancien est aux sources de
l'art copte. Un artiste copte se doit d'étudier l'art de l'Egypte ancienne
et de le reconnaître comme legs. Ensuite, à partir de ce legs
de l'Egypte ancienne et de l'art copte ancien, l'artiste contemporain doit
créer : si l'on conserve ce dépôt dans un musée,
il meurt. Il convient donc d'étudier les valeurs contenues dans ce
legs et de les réinvestir dans une création nouvelle : voilà
le rôle de l'artiste copte contemporain. Il doit s'approprier les valeurs
reçues pour une création vivante dans la continuité.
Quels
sont vos canons de proportion ?
Tout se fait à partir d'une unité, le module, unité de
mesure, comme par exemple la colonne pour les Grecs. Pour l'art copte, il
s'agit d'une construction - ce n'est pas seulement une question de dimensions
: il faut trouver les mesures d'une construction. Les éléments
de base sont les longueurs et les largeurs et non pas les surdimensions. J'ai
établi les mesures avec lesquelles chaque étudiant peut créer
une icône copte.
Par exemple, l'homme, qui est la création de l'art divin, est conçu
comme une colonne. Le nimbe du saint, l'auréole, constitue la largeur
de la silhouette, de la forme entière. Le cercle de l'auréole
a un centre à partir duquel on peut tracer un cercle plus petit pour
la tête, puis les traits du visage. La tête n'est pas ronde, le
crâne est ovale et la chevelure complète le cercle. On trace
ensuite la ligne des orbites et on place les yeux dans les orbites, puis le
nez et la bouche, le long des lignes géométriques. On peut trouver
les dimensions du corps ; c'est le support le plus important de la silhouette.
Tout le personnage du saint tient en largeur dans le diamètre de l'auréole;
ensuite, je mets le squelette comme un système pour faire bouger la
silhouette, la forme, et je cherche les articulations du corps. A partir de
ces points, je peux faire mouvoir tout le corps.
Cette technique est-elle
spécifique à l'art copte ou bien est-elle utilisée dans
tous les arts ?
Un artiste doit nécessairement
savoir cela ; or, les écoles d'art, ici, négligent ce système
alors que l'art mural égyptien ancien utilisait cette technique, et
nous sommes ses héritiers.
L'art byzantin l'utilise aussi dans son legs grec. La différence entre
le legs grec et le legs égyptien c'est que l'art égyptien est
envisagé comme une construction. Les iconographes russes et byzantins
étudient le legs grec. Dans le style traditionnel grec, il y a plus
de détails, et c'est l'imitation de la nature qui est mise en avant,
alors que nous, les Egyptiens, nous utilisons l'abstraction pour exprimer
notre vision d'éternité, d'immortalité.
Quelle est la part de
nouveauté dans votre art ?
La nouveauté c'est
d'abord une redécouverte de ces proportions essentielles ; ce n'est
qu'après avoir longuement étudié l'héritage de
l'Egypte ancienne que nous avons compris son utilisation du symbolisme, de
l'abstraction et du cubisme. Or, tous ces éléments sont repris
dans l'art contemporain.
Si je devais être reproducteur d'icônes, je devrais traduire ce
que j'ai reçu d'une école. Mais je suis créateur, je
dois aller du statique au dynamique. Je dois toujours me placer dans la vision
de l'art contemporain, cependant toujours en lien avec la tradition. Si la
tradition est conservée telle qu'elle est, elle doit mourir ; mais
si je prends cette tradition et vais dynamiquement dans le mouvement, je regarde,
je pense, je vis : j'ouvre Internet et voici que j'ai le monde sous les doigts
! Le monde bouge. Alors la tradition est vivante. Il y a vis-à-vis
de la tradition comme une obligation de mouvement perpétuel, une appropriation
personnelle de la tradition qui s'incorpore à cette nouveauté
qui sort de moi.
Le christianisme est
parfois devenu intolérant, parce qu'il a été en quelque
sorte fossilisé dans la tradition, et la tradition est morte. Pourtant
si, comme je le crois, le Christ est vivant, il me renouvelle sans cesse dans
tous les domaines : philosophie, pensée, politique, économie,
etc. Et l'art n'est qu'une sorte d'effet qui le manifeste. Oui, l'art peut
nous donner une lumière spéciale pour aller toujours plus loin,
vers l'avenir. Si nous devions en rester à ce que nous avons appris
à l'école, ce serait véritablement une momification !
C'est un problème en Orient, et en particulier dans les pays islamiques,
où certains cherchent à retourner au passé, à
vivre et se vêtir comme le prophète Mahomet, etc. : c'est un
facteur de déclin. Il ne faut pas se complaire dans l'obscurité,
il faut sortir à la lumière, accueillir toutes les découvertes,
dans tous les domaines, les intégrer aux valeurs traditionnelles et,
à partir de cela, créer.
Comme la vie, nous devons être en mouvement, toujours, l'art doit aller
de l'avant, mais en restant toujours bien enraciné. Il est important
de savoir comment se fit le monde pour la communauté humaine : petit
à petit. Quelqu'un, un jour, me demanda combien d'années de
peinture d'icônes j'avais à mon actif : cinquante ans ? Non,
sept mille ans ! Je répète à mes étudiants "
Vous devez bouger ! ".
Pensez-vous qu'il en
soit de même pour la liturgie ?
C'est un grand problème... Pourquoi le Christ s'était-il établi en Israël, que fit-il ? Il appela des pêcheurs et leur dit d'aller pêcher des hommes ; il les a envoyés. L'Eglise Copte, j'en ai peur, a une attitude frileuse qui engendre parfois des jugements hâtifs, sectaires. J'aime mon Eglise, mais il ne faut jamais perdre de vue que l'Eglise est chrétienne et universelle. Je voudrais que mon Eglise d'Egypte, que toute Eglise chrétienne locale dépasse ses particularismes et accède à sa dimension mondiale ; ai-je tort ?
Vous dites cela, mais
d'autre part vous proclamez : " Je veux revenir à mes racines
égyptiennes, je veux être un iconographe copte. " Comment
conciliez-vous ces deux aspects ?
Si je veux accéder
à la dimension universelle, je dois d'abord me construire solidement,
localement. L'art égyptien est un bon exemple d'universalité
car il a connu une extraordinaire stabilité ; or, c'est dans un environnement
local très précis qu'il s'est composé. Je dois construire
ma personnalité dans un lieu précis, chez moi. Si j'ai des racines
profondes, je peux produire des oeuvres accessibles à tous, devenir
ainsi universel. Si mon art est bon, il sera reconnu par tout homme, n'importe
où, et il durera ; si mon art est sans valeur, il restera limité
et passera ; si je nie contente de reproduire les icônes anciennes,
cet art se sclérosera et disparaîtra. On me reproche parfois
de créer de nouveaux types iconographiques ; au VIIIe siècle,
le mouvement iconoclaste a détruit la presque totalité des icônes
byzantines ; il a bien fallu en créer de nouvelles ! Il faut aller
de l'avant!
Eh bien, pour la liturgie,
c'est la même chose, car la liturgie n'est pas seulement pour les
Coptes, elle est pour tous les êtres humains de toutes les cultures
: pour vous et pour moi, pour l'Africain dans la brousse, pour le musulman
d'Indonésie... ; il faut utiliser les rites pour aller à l'Esprit,
car les rites sans l'Esprit deviennent un carcan qui entrave la liberté.
Dieu attend plus de nous qu'une pratique rituelle : il attend la sainteté
; c'est en étant fidèle à son enracinement humain mais
en dépassant les formes dans une dynamique de l'Esprit que la liturgie
peut transmettre au monde son message, dont la portée transcende l'espace
et le temps ; au fond, c'est le mystère de l'Incarnation.
Propos recueillis au
Caire en avril 1999 par Marie-Gabrielle de Boncourt et Bernadette Sadek