Christianisme intérieur
Christogramme, Prière du cœur, Prière de Jésus, Prière d'une pensée unique.
Le christianisme intérieur est la part personnelle, spirituelle du christianisme, celle vécue par les chrétiens au niveau personnel, au plus profond de l'être, il est la source de la vie chrétienne, du vivre ensemble fraternel telle que le concevaient les premiers siècles du christianisme. Cette intériorité peut être étayée, ou bien amoindrie par le contexte institutionnel ou sociologique dans lequel se développe le christianisme à un moment donné de l'histoire. L'intériorité chrétienne est souvent contestée par les Églises elles-mêmes et par les États qui souhaitent à des fins politiques, instrumentaliser le christianisme. Dans le chapitre des Frères Karamazov intitulé Le Grand Inquisiteur Dostoeivsky a bien décrit le fonctionnement d'une Eglise devenu appareil d'Etat,opposée à toute liberté intérieure. Le mot intérieur dans le christianisme remonte à l'Apôtre Paul (2 Co 4, 16) : « Voilà pourquoi nous ne perdons pas courage. Et même si notre être extérieur se détériore peu à peu, intérieurement, nous sommes renouvelés de jour en jour ». Il est utilisé tout au long de l'histoire chrétienne dans de nombreuses expressions comme homme intérieur, Maître intérieur, intériorité, chrétien intérieur... Le concept de christianisme intérieur lui-même est plus récent (Maurice Zundel, Marie-Madeleine Davy, Michel Fromaget1, Gérard Fomerand2, Philippe Dautais3) il vise à revenir au vocabulaire de l'intériorité en prenant distance avec les ambiguïtés des termes de spiritualité ou de mystique. L'histoire du christianisme intérieur emprunte ses sources chez les mêmes auteurs que ceux que l'on retrouve généralement dans les ouvrages d'histoire de la spiritualité ou d'histoire de la mystique. Le christianisme intérieur essaie de rendre compte de l'évolution de la totalité de la personne dans la quête d'une renaissance intérieure, d'une expérience de Dieu Père, Fils et Esprit. Il rend compte de cette vitalité intérieure traditionnelle dans l'histoire chrétienne, non réductible au respect d'une simple normalité sociale acceptable par les institutions ecclésiastiques et par les États. Les tenants du christianisme intérieur affirment l'unité profonde de la tradition intérieure chrétienne, sous les spiritualités et les mystiques des diverses confessions: catholiques, orthodoxes et protestantes, s'écoulerait un fleuve unique dont les divisions des Églises auraient brouillé la trace. Sommaire
IntroductionLa question de l’intériorité spirituelle4,5 se rattache conventionnellement, en Occident, à la sphère religieuse et au salut de l'âme. Elle se rapporte, d'un point de vue philosophique, à l'opposition de la matière et de l'esprit (voir problème corps-esprit) ou encore de l'intériorité et de l'extériorité6. Opposition ancienne qui pose la question de l'extériorisation ou non de la spiritualité dans des formes normées, religieuses. La spiritualité peut s'envisager comme une question relevant de l’intime, dans un chemin de retour vers le Divin, ou bien passer par des codes ou des systèmes organisés et légalistes. Cette question existe au sein du christianisme, mais existe aussi dans la presque totalité des traditions religieuses d’Orient et d’Occident. Elle se retrouve sous des formes très voisines à chaque moment-clefs des grandes mutations de civilisation. À des moments donnés ou cycliques (expansion du christianisme au ive siècle ou de l’Islam au viie – ixe siècle par exemple) l’interrogation se pose ou se repose, tension entre une spiritualité de l'intériorité et une spiritualité servant de discours à un ordre institutionnel. Cette tension ne trouve probablement pas de réponse simple. La religion sans spiritualité disparaît dans des caricatures religieuses, la spiritualité sans ancrage dans une tradition multiséculaire et structurée s'envole dans des formes de spiritualités sectaires ou purement idéologiques comme l'a bien montré le sociologue des religions Camille Tarot. Le débat reste actuel en raison de la crise contemporaine de l’Islam, mais il a eu son équivalent en Occident lors des grandes remises en cause, sous la Révolution française par exemple, lorsque le rôle dominant de l’Église catholique et la place du religieux dans l’espace social sont remis en question. Cette dualité entre extériorité et intériorité parcourt toute l’histoire du christianisme. Les courants mystiques comme les mystiques rhénans, Maître Eckhart (1260-1328) et ses successeurs, ont subi l’apogée de ces contradictions, ils furent mis à l’écart comme mouvements jugés dangereux par l’Église. Il n’en demeure pas moins que, à d’autres moments, cette sensibilité spirituelle à connotation mystique était reconnue comme le fut l’aventure d’un François d’Assise. Il en avait été de même au début de la propagation du christianisme lorsque, après les périodes de persécution, la foi chrétienne dut trouver sa place dans la société romaine. Le débat porte sur la nature et le lieu de l’expérience religieuse. Elle peut être envisagée sous un aspect personnel, mais aussi collectif. La dimension collective peut s'exprimer à travers différents relais ou systèmes de codes sociaux ou institutionnels. Et les formes institutionnelles peuvent servir ou amoindrir la vitalité de l'intériorité. Des débats identiques se retrouvent à l’intérieur de toutes les traditions religieuses. En Islam le meilleur exemple en est donné par les tensions, documentées historiquement, et cela dès l’origine de cette religion, entre des mouvances spiritualisées ou mystiques comme le soufisme et des tendances légalistes très codifiées comme le salafisme qui prennent, de nos jours, une expansion importante. D’autres sensibilités religieuses ne dérogent pas à ce constat. Le judaïsme a toujours eu une tendance mystique privilégiant l’homme intérieur plus ou moins bien acceptée, voire contestée par le reste de la communauté. Les mouvements de la Kabbale et du Hassidisme en sont deux bons exemples. L'hindouisme est lui aussi traversé par cette ligne de crête entre pratiquants silencieux en quête de l’unité première et masses suivant des préceptes et recherchant une identité collective en s'opposant, en Inde aujourd'hui, aux autres religions. Le christianisme est donc fortement touché par ce débat entre l’expérience religieuse, accompagnée d’une transformation individuelle, et sa formalisation extérieure à travers la mise en place progressive d’institutions religieuses se voulant surtout gestionnaires et garantes de la conformité aux prescriptions morales. La trans-historicité de ces points est constante. L’expérience spirituelle ou mystique perdure mais à des moments donnés de crise du contexte politique ou culturel, des freins viennent mettre des limites ou des interdits. Un bon nombre de mystiques comme les Béguines au xiiie siècle ont fini leurs vies sur les bûchers de l’Inquisition. Ces courants de l’intériorité apparaissent pour disparaître à nouveau au gré des crises qui se perpétuent jusqu’à la fin du long règne de Louis XIV. La condamnation du quiétisme au xviie siècle illustre parfaitement la continuité de ces soupçons qui aboutirent suivant la belle expression de Louis Cognet, au crépuscule des mystiques8. Il y a certainement dans l'histoire mystique du christianisme occidental un avant et un après Concile de Trente (1542-1563). Si de nombreux courants présents à ce concile furent ouverts à la mystique (une partie des Jésuites et surtout le nouvel ordre des frères mineurs capucins), sa mise en œuvre progressive durant près d'un siècle aboutit à la fin du XVIIème à une normalisation de l’inconscient collectif catholique qui a encore laissé des traces de nos jours. Si l'invasion mystique9 de la fin du xvie siècle et du début du xviie siècle a bien été décrite par Henri Bremond, la mise en œuvre rigoriste de la réforme catholique a entraîné selon son expression la fin de la faim de Dieu10. Cette invasion du rigorisme aura aussi un effet sur la vie sociale de la fin du xviie siècle, une influence notamment décrite par Michel Foucault. Alors que la compassion envers le pauvre faisait partie de la culture chrétienne héritée de l'Antiquité et du Moyen Âge, on assiste à l'Âge classique à l'enfermement des pauvres, qui sont confiés à des institutions (Les hôpitaux généraux) dans lesquelles œuvrent des religieux enfermés avec ceux qu'ils doivent garder11,12. Le renouveau traditionaliste contemporain dans certaines franges du catholicisme, est une illustration de la prégnance de la culture post-tridentine de l'Âge classique. Il n’en demeure pas moins que les portes s’ouvrirent à nouveau avec le IIe concile œcuménique du Vatican (1962- 1965). Mais le débat est loin d’être réglé à notre époque, il commence seulement à faire surface. Ce dilemme permanent trouve une amorce de réponse à travers la redécouverte de la dimension de l’homme intérieur comme étant à la fois le socle et la source de l’expérience chrétienne dans sa spécificité et son universalité. Les mots intérieur, intériorité semblent devenir les mots qui rassemblent cette perspective nouvelle13. Il est certain que le plus petit commun dénominateur à l’ensemble des traditions spiritualisées chrétiennes est l’amour fraternel, véritable sceau fondateur du christianisme même s'il a fréquemment été, mis de côté à de nombreuses reprises. Le « Sacrement du frère » fait partie de la genèse du christianisme et a pris de multiples visages tout au long de sa longue histoire. De Martin de Tours donnant la moitié de son manteau aux aurores du christianisme en Gaule, à Vincent de Paul ou Mère Teresa, la chaîne est ininterrompue. Sa source en est naturellement dans les textes évangéliques comme, par exemple ceux de l’Évangile selon Jean où Jésus dit « Je vous donne un commandement nouveau, Aimez vous les uns les autres » (Jn 13, 34). Cet Amour plonge ses racines très loin dans la tradition judéo-chrétienne. L’un des sens symboliques et numériques du Tétragramme divin en hébreu (YHWH / Yahweh) est en effet Amour. Ce mot archétype se retrouve chez l’apôtre Jean, révèlent que Dieu est Amour (1 Jn 4, 8). Et son extériorisation spirituelle, non pas institutionnelle,en sont les paroles du Christ au Mont des Béatitudes (Mt 5, 3-10). Cette intériorité créatrice prit différents visages au cours de l'histoire .Trois en particulier sont à retenir dans le cadre de ce texte : les pratiques et compréhensions du monde catholique , celle de la Réforme protestante et enfin celle qui sont propres à l’espace du christianisme oriental plus communément reçu sous le terme d’orthodoxie. Mais de nos jours se répand une nouvelle intériorité évangélique passant par le retrait des Églises, nous devrons évoquer le devenir des chrétiens sans Églises (phénomènes qui remonte selon les travaux de Leszek Kolakowsky au XVIIème siècle). La question posée aujourd'hui est de savoir si cette intériorité se vit et se vivra dans l’espace connu et reconnu de chacune des Églises dont les frontières sont devenues poreuses et constituent l'espace de l'inter confessionnalisme ou s'il reste à franchir un cap encore à décrypter, celui d’un christianisme d’au-delà des frontières des Églises historiques que G. Fomerand appelle dans l'ouvrage déjà cité le "christianisme intérieur trans confessionnel" . Les origines du christianisme intérieur
Tétragramme YHWH, sur l'un des ostraca de Lakish.
Les origines de l'intériorité chrétienne remontent à la deuxième lettre de l'Apôtre Paul14 aux Corinthiens quand il écrit : « Alors que l'homme extérieur s'en va en ruines, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Co, 4,16). Mais ces paroles se situent dans le prolongement d'un très long héritage hébraïque de la notion de cœur profond dont les mentions constellent l'Écriture. Le cœur est le lieu où réside ce qui est le plus intime en l'homme. La Bible y fait de nombreuses mentions explicites. Le cœur qui est le lieu symbolique où l'homme rencontre d'une façon intime une dimension infinie que la tradition hébraïque ne nomme pas, mais préfère désigner par des équivalences sémantiques : « Dieu », « L’Éternel15 » ou en utilisant le tétragramme divin YHWH. Il existe environ 876 références explicites à ce cœur intérieur dans les Deux Testaments. Cette dimension découle de l'appel fondateur de « Écoute Israël...tu aimeras ton Dieu de tout cœur... que ces paroles restent écrites dans vos cœurs » (Dt 6,8). Le texte de la Bible multiplie ces mentions du cœur profond de l'homme intérieur. Les prophètes : Osée « Je te conduirai au désert et je parlerai à ton cœur » (Osée 2, 14) ; Joël (2, 12-13) « Déchirez vos cœurs ». Le prophète Isaïe évoque quant à lui d'un Dieu parlant au cœur (Is 40, 2) et le prophète Samuel écrit que l’Éternel regarde dans le cœur (Samuel 16, 7). Le Livre des Proverbes y fait de nombreuses allusions, car c'est du cœur que viennent les sources de la Vie16 (Pr 4, 20-21). Les Évangiles reprennent cet héritage. Il est écrit par exemple « Dieu connaît votre cœur » (Lc 16, 7). Le propos est encore élargi à une dimension ultime quand le cœur intérieur devient le Royaume des cieux réaffirmés en boucle dans tous les Évangiles et de façon litanique par les Béatitudes (Mt 5)17. À l'époque apostolique18, cet homme intérieur, désormais appelé chrétien, oriente son temps très concrètement dans les Actes des Apôtres, à travers une vie de prières, de jeûnes, de temps ternaires communautaires ( à l'aube, midi et soir) en se tournant vers le temple de Jérusalem. Cet état méditatif, de prières ou de louanges s'accompagne parfois d'états visionnaires comme à la Pentecôte indiquant une sorte de transfiguration intérieure. Pendant près de 300 ans perdura ce temps de « commune-union », marqué par les répressions romaines intermittentes qui durèrent jusqu'à la fin du iiie siècle. Cette incarnation d'une utopie vécue collectivement fit du christianisme une particularité historique soulignée par l'historien des religions Mircea Eliade19, qui a qualifié le christianisme « de première grande utopie (du grec οὐ-τόπος « en aucun lieu ») humaine ». C'est à la fin de cette époque privilégiée que se produisit un phénomène majeur pour la compréhension de ce que sera l'intériorité chrétienne : le départ massif au désert. Les repères sont ici documentés avec les périples d'Antoine l’Égyptien, devenu plus tard Saint Antoine le Grand (250-351) et surtout le père des moines chrétiens. Alors que le christianisme commençait à s'institutionnaliser avec un premier réseau de grandes églises, un mouvement significatif de départs se produisit vers les déserts d’Égypte et de Syrie pour échapper à cette tendance des spiritualités à créer des formes instituées avec la série des conséquences afférentes. Le théologien et historien Jacques Ellul (1912-1994) en a décrypté la portée et l'ampleur20. Face à un processus de subversion qui allait l'envahir du fait de la transformation du christianisme en religion d’État (le repère étant l’Édit de tolérance de Constantin de 313 parachevé par Théodose en 380, avec l'Édit de Thessalonique), il se produisit une subversion du christianisme qui passa d'une spiritualité de la transformation intérieure à une idéologie temporelle dotée d'une relation forte à l’État. Foi et politique ou institution publique se confondaient dès lors. Ce marqueur du rapport à l’État n'est pas encore rompu quand on constate la force ou la présence de cette idéologie de nos jours. Dans certains pays, le christianisme est encore religion d’État et pour encore bon nombre de chrétiens, la pulsion est encore forte d'influer sur le pouvoir politique alors que les textes évangéliques relevaient bien la séparation entre les deux mondes comme l'indique l’Évangile selon Matthieu : « Rendez à César ce qui est à César » (Mt 22, 15,22) et celui de Jean « Mon Royaume n'est pas de ce monde » (Jn 18,36). C'est dans ce contexte nouveau des premiers déserts que se constitua ce qui sera le socle de près de dix-sept siècles de christianisme intérieur dont l'un des premiers visages fut donc le mouvement monastique. On l’appela plus tard le temps des Pères du désert, mais il y eut aussi des Mères du désert dont l'une des plus connues fut au quatrième siècle Sainte Synclétique21. Les figures d'Antoine le Grand (250-251) dont la vie est connue par le récit qu'en ont fait Athanase d'Alexandrie (298-373) et d' Evagre le Pontique (360-420) sont très symboliques. Elles donnent les éléments fondateurs et les grandes lignes de ce christianisme intériorisé que l'on retrouve souvent dans les Églises chrétiennes, mais régulièrement à l'écart comme ce fut le cas, dès le départ, dans un univers délibérément choisi comme étant désertique, hors de la Cité. Cette dimension intérieure est aussi très présente dans les textes d'Augustin d'Hippone (354-430). Il se référait souvent aux versets de l’Évangile selon Matthieu (Mt, 23) pour rappeler que tout homme n'avait qu'un seul maître intérieur à travers la personne du Christ. Dans de nombreux textes et sous différentes formes, il affirme que le Christ est notre maître intérieur22. Il est « l'Enseignant et Maître » de notre intériorité. Dans sa lettre 206, il enseigne de tenir pour absolument certain, que si l'on peut toujours apprendre quelque chose d'un homme, le maître véritable serait toujours le maître intérieur23. Le christianisme intérieur est donc une tendance, ou plutôt une expérience, qui a toujours existé ou coexisté dans, ou à la marge, des Églises chrétiennes instituées. Les relations entre les personnes se réclamant d'une source évangélique basée sur l'expérience intime de la présence de Dieu et les Églises ont souvent été problématiques, difficiles, voire conflictuelles. Durant une très longue histoire qui se poursuit encore de nos jours, la réserve ou l'hostilité affirmée contre les personnes voulant s'engager dans un chemin intérieur se manifestèrent sous différents visages. L'histoire nous montre des comportements des Eglises allant d'une tolérance de fait, à l'exclusion parfois très brutale et jusqu'à la peine de mort pour hérésie. Il convient aussi de noter que dans d'autres cas, ces hommes et ces femmes ayant choisi la voie d'une spiritualité intériorisée furent l'objet d'une reconnaissance, voire d'une canonisation après leur mort. Paradoxe de cette relation entre institutions et expérience personnelle qui par sa nature échappe aux contrôles des structures religieuses, mais que le peuple chrétien à l'inverse sait reconnaître de façon instinctive. Les saints sont reconnus par le peuple avant d'être canonisés par les Églises. La synthèse présentée dans cette rubrique mentionne les grandes figures de ce christianisme intériorisé qui furent, de près ou de loin, reconnues par leurs Églises de leur vivant ou après leur mort, ainsi que le nom de ceux qui ont été condamnés et réhabilités après. L'effritement contemporain, voire la remise en cause actuelle globale des Églises redonne à cette approche un intérêt très contemporain qui se manifeste entre autres à travers des rencontres comme le colloque sur l'intériorité chrétienne tenu à l'Abbaye Notre-Dame de Belloc en France le 24 janvier 2015 et réalisé dans un cadre œcuménique24. Dans ce colloque des historiens, anthropologues et théologiens du christianisme ont essayé de cerner ce phénomène encore parcellaire, mais réel qui parcourt de façon transversale l'ensemble des mouvances chrétiennes : la renaissance contemporaine du christianisme intérieur. Eric de Bonnechose, Gérard Fomerand25,26 , Michel Fromaget27,28,29,30Jean Marie Gourvil31,32,33 ont avancé des hypothèses de compréhension de ce mouvement en dégageant un tronc commun du christianisme intérieur, un socle transversal qui serait commun à l'ensemble des chrétiens dans une uni-pluralité caractérisée par les pratiques orientées vers le silence, la méditation, l'ascension de la montagne du dedans et la nouvelle naissance, ou plus largement un grand intérêt vers les expériences des premiers siècles du christianisme et du christianisme patristique. Ces auteurs ont constaté une simple évidence, à savoir que la personne du Christ était partagée par tous comme le dit l'apôtre Paul. Le Christ est en nous et vit dans nos histoires spécifiques. Jean-Louis Chrétien34 en fait une analyse aussi très contemporaine. Ce christianisme intérieur prit des visages très divers durant son histoire mais l'on peut en esquisser, de façon synthétique, les grandes lignes Le christianisme intérieur dans le monde catholiqueIl prend sa source directement dans la matrice des Pères du désert dont les pratiques et expériences de la prière en Dieu furent rapportées en Occident par un moine dont l'origine est objet de questions, mais mourut à Marseille Jean Cassien (360-433)35 qui est sans doute le plus latin des Orientaux et le plus oriental des Latins. Ce christianisme prend aussi sa source dans les propos d'Augustin, mais qui furent progressivement sur ce point, oubliés. Un autre personnage assez mystérieux est aussi capital pour l'évolution postérieure de cette vie dans l'intériorité chrétienne. Il s'agit de l'auteur désigné sous l'appellation de Pseudo Denys l'Aréopagite. On le confondit au départ avec la personne de Denys qui était présent lors de la venue de l'apôtre Paul à l'Aréopage d'Athènes et qui serait selon la tradition devenu le premier évêque d'Athènes et selon la légende le premier évêque de Paris. Cet auteur inconnu est probablement un moine syriaque du cinquième siècle. Les écrits du Pseudo Denys introduits en Occident sous Charlemagne ont connu une fortune extraordinaire. Sa théologie témoigne de l'approche mystique dite négative, traditionnelle dans le christianisme oriental. Les textes de Denys sont avec les textes d'Augustin, de Cassien, des Pères du Désert et d'autres Pères grecs comme Origène, Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur à la base de 17 siècles de vie contemplative chrétienne, y compris dans le monde latin. Une longue histoire commença alors qui continue jusqu'à ce jour sous des formes très diversifiées suivant les époques. Dans cette rubrique de synthèse, il s'agit de tracer les grandes lignes de ce qu'était la compréhension et la pratique de l'homme intérieur dans le christianisme occidental. Les personnes citées ici, ne le sont qu'à titre exemplatifs ou illustratifs et renverraient, pour une complète information, à un descriptif spécifique. Il se dégage, dans les presque 15 siècles qui vont de Jean Cassien à notre époque, deux grandes sensibilités qui ont eu d'innombrables visages, mais qui ne s'excluent pas mutuellement, car ils représentent en fait, les deux faces d'une même démarche.
Ces deux expériences de l'intériorité se croisent dans les évolutions de vie des spirituels chrétiens. Elles ne s'opposent pas, mais constituent le plus souvent des temps de vie différents, désert et amour se mêlent étroitement dans la tradition chrétienne. Les textes de Marguerite Porete, flamande et de Saint Jean de la Croix, du grand siècle espagnol illustrent la fécondité de ces deux sensibilités qui s'entremêlent. La collection Apogée de la théologie mystique en Occident publiée aux éditions du Cerf sous la direction notamment d'Anne Marie Vannier, professeur à l'université de Lorraine constitue une documentation capitale sur la mystique médiévale et rend bien compte de ces deux démarches37. Il convient de citer la place particulière de Jean de Bernières (1602-1659), membre du Tiers ordre séculier de Saint François. Ses disciples utilisent largement le terme de christianisme intérieur très usité au xviie siècle. Le mot fit fortune à partir d'un livre dont le titre « Chrétien intérieur » fut édité après sa mort à partir de sa correspondance et de notes de conférences. L'ouvrage imprimé à 30 000 exemplaires est le plus gros tirage d'un ouvrage de spiritualité au xviie siècle. Mais les écrits de Jean de Bernières furent condamnés au moment de la crise liée quiétiste comme ceux de Benoît de Canfield, de Jean-Joseph Surin. Un colloque organisé par le Centre d'Etudes Théologiques de Caen en mai 2009 sur Jean de Bernières et les publications de Dominique et Muriel Tronc, de Dom Eric de Reviers, de Jean-Marie Gourvil ont permis de redécouvrir cet auteur important dans l'histoire mystique du Grand Siècle.38,39,40.Ces condamnations furent suivies de celles de Mme Guyon, Fénelon et de tant d'autres. C'est cette période que le grand historien Louis Cognet a décrite comme le crépuscule des mystiques. Le xviiie et le xixe siècle virent le déclin puis la quasi-disparition de ces mouvances de l'intériorité chrétienne. La place était désormais au moralisme né sous l'influence du jansénisme et du rigorisme catholique. Les ouvrages plus historiographiques décrivant cette évolution au sein des grandes familles spirituelles décrivent au sein de celles-ci les évolutions "négatives" et les résistances voir l'article sur le franciscanisme de JM Gourvil cité note 32 et l'excellent ouvrage de l'historien protestant sur l'ensemble des congrégations de l'École française: Yves Krumenacker41. Le xxe siècle voit un retour de cette mémoire oubliée de cette tradition contemplative de l'homme intérieur. Des figures très diverses marquent cette remontée aux sources premières du christianisme. On peut mentionner des références comme Thomas Merton (1915-1968), John Main (1926-1982), et toujours très actifs actuellement, Laurence Freeman(1951) 42,43 et Thomas Keating (1923)44. D'une façon très concrète, l'on voit se développer dans le monde catholique des pratiques contemplatives, comme la lectio divina (lecture méditative de l’Écriture), ou encore des inclinations à une pratique chrétienne méditative dégagée des codes habituels du catholicisme romain. Dans le sillage de John Main s'est mise en place une Communauté Mondiale des méditants chrétiens45. Leur pratique quotidienne est, dans l'héritage des pratiques méditatives des Pères du désert, de se mettre deux fois par jour en position de silence en s'appuyant sur le Maranatha (ou viens Seigneur), ancien mot araméen cité dans l’épître de l’apôtre Paul aux corinthiens (1,Co,11,22). L'un des témoignages contemporains les plus nets de cette évolution est Maurice Zundel (1897-1975)46,47,48dont l'axe de travail et de vie était ce qu'il appelait l’Évangile intérieur. Simone Pacot (1946) œuvre dans un sens très voisin en insistant sur ce qu'elle nomme «évangélisation des profondeurs ». Dans une approche renouvelée de la liberté chrétienne, elle insiste sur la pacification de l'être humain en incarnant, au plus profond de notre vie, la parole évangélique. Une évolution intéressante, dans ces mutations en cours du catholicisme actuel se trouve dans les paroles d'Henri Le Saux (1910-1973) pour qui les Églises et les religions appartenaient à l'ère néolithique qui s'achève. Ces propos rejoignent ceux d'Alexandre Men (1912-1990) qui, de l'intérieur du monde orthodoxe, disait que les chrétiens avaient une lecture néandertalienne de l’Évangile. Il semble que l’Église catholique redécouvre de nos jours son propre héritage mystique après des siècles de pratique dogmatique et normative. Les réformes initiées par le Pape François, bon connaisseur des mystiques, semblent constituer un tournant sur ce point. Le christianisme intérieur dans la tradition de la RéformeLe christianisme intérieur, dans le monde protestant, co-existe d'une façon contradictoire et parfois paradoxal avec des tendances institutionnalisantes et extériorisantes. Cela s'est produit dès l'aube de la Réforme. Le pasteur et théologien protestant et contemporain Michel Cornuz a pu ainsi parler dans ses ouvrages49 d'un double réflexe quasiment inné de « fascination-répulsion » pour le phénomène de l'intériorité chrétienne et encore plus des visages mystiques catholiques qui l'avaient incarné jusqu'au XVIème siècle. Il ne faut pas négliger le fait, dans l'analyse de la psychologie et la culture réformée, qu'elle se définit le plus souvent dans une logique d'opposition vis-à-vis des pratiques ecclésiales ou spirituelles catholiques. Par ailleurs, il faut noter parmi les Pères fondateurs de la Réforme deux tendances opposées qui se succédèrent à très peu d'années près voire co-existèrent chez la même personne. Il y a, en effet deux Martin Luther (1483-1546) comme il y a deux Jean Calvin (1509-1546). Luther par exemple était imprégné de la mystique rhénane. Luther avait été ainsi le premier éditeur en langue allemande de « l'Anonyme de Francfort»50, l'un des sommets de la mystique rhéno-flamande. Il était dans ses premières années un partisan résolu de la liberté chrétienne et du retour à des pratiques intériorisées et individuelles de la parole évangélique. Puis très rapidement, il fut rattrapé par le contexte politique de l'époque et il s'adossa à des autorités temporelles qu'étaient certains états princiers du Saint Empire Romain Germanique. Les révoltes paysannes qui vont éclater très tôt au nom de la liberté chrétienne contre ces états princiers amèneront Luther à évoluer et à contester ces mouvements évangéliques anti-institutionnels qu'il qualifia « d'enthousiastes ». Puis Martin Luther restaura progressivement des Églises classiques aux fonctionnements assez voisins de ceux de l 'Église catholique. D'une façon identique, Jean Calvin est porteur de cette dualité. Il participe à la Réforme protestante au nom de la liberté intérieure et recréa presque simultanément une cité-état paradoxale, celle de Genève, où régnait un moralisme rigide. Dans les deux cas il existe à l'origine une contestation radicale de la suprématie catholique qui érigeait le magistère ecclésial en référence absolue au détriment de la liberté intérieure et extérieure du chrétien, car, pour les protestants, seule « la foi compte » d'où l'adage de référence chez les protestants de la « sola fide ». Puis le pendule s'inversa et provoqua un retour aux formes ecclésiales classiques où le magistère est premier par rapport à l'expérience intérieure. Les évolutions de Luther amèneront dès le départ des résistances au sein de la nouvelle mouvance réformée au nom justement de la liberté de l'homme intérieur. Les principaux noms qu'il faut retenir de ces partisans de la Réforme intérieure dans la Réforme sont ceux de Caspar Schwenckfeld (1490-1561), Sébastien Franck (1499-1542), Théophraste Paracelse (1493-1541) et Valentin Weigel (1533-1588). L'un des termes qu'ils partageaient était celui de l'homme intérieur qu'ils reprochaient à Luther de mettre sous le boisseau. Pour Valentin Weigel par exemple : « Dans toutes les Églises, dans toutes les croyances, chez tous les peuples du monde, parmi les luthériens aussi bien que parmi les calvinistes, parmi les papistes, les juifs, les Turcs, les païens, partout il y a de vrais chrétiens. Ils peuvent bien renier le christianisme extérieur, ils restent fidèles à l'Esprit de Dieu, au Logos, au Christ intérieur ». Par la suite et dès le xviie siècle, et malgré les rigidités des nouvelles Églises protestantes, de nombreux visages d'un christianisme intériorisé apparurent. Georges Fox (1624-1694), fondateur de la Société religieuse des Amis appelés ultérieurement les Quakers, affirmait la présence permanente de Dieu parmi son peuple. Les Quakers ont de plus cette particularité dans l'espace protestant à avoir donné une priorité absolue au rassemblement silencieux et à une totale non-violence dans l'esprit du Sermon des Béatitudes. John Wesley (1703-1794), fondateur du méthodisme, insiste beaucoup dans ses pratiques spirituelles sur l'importance de la rencontre personnelle avec Dieu et de la conversion. D'autres tendances spiritualisantes n'ont jamais cessé de perdurer dans l'espace protestant comme le piétisme caractérisé par une méditation permanente de la Bible. La figure de Gerhard Tersteegen (1697-1769), souvent qualifié de saint protestant, illustre la constance historique de cette intériorité chrétienne.
Logo de la Fraternité spirituelle des Veilleurs : la Bible et la lampe à huile51.
L'une des plus symboliques résurgences contemporaines de cette intériorité est la création en 1923 de la Fraternité spirituelle des Veilleurs fondée par le pasteur Wilfrid Monod (1867-1943). Cette fraternité est souvent nommée le monastère invisible des protestants, car ses membres sont reliés par le fil invisible de la Parole des Béatitudes. Le Veilleur se met trois fois par jour dans l'espace-temps des Béatitudes pour ensemencer sa vie et celle du monde. Une autre figure protestante a éclairé l'une des périodes les plus tragiques du xxe siècle, celle de Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) qui annonçait qu'il se pourrait qu'un jour le Christ soit le Seigneur des non-croyants. Sous des aspects parfois atypiques, il faut donc souligner l'importance et la spécificité de l'apport de la tradition réformée au christianisme intérieur. La bibliographie sur ce point est abondante. L'émergence contemporaine de la mouvance évangélique, de l'évangélisme dans l'héritage de la tradition réformée est un phénomène qui n'est pas sans conséquence sur les mutations en cours de l'intériorité chrétienne. Plus du quart des chrétiens sont désormais évangéliques. Ils évoluent dans une logique mondialisée, car leur paroisse, dans leur langage, est le monde. Il est possible qu'à terme, leur expansion déstabilise les églises historiques traditionnelles que sont le catholicisme romain, l'orthodoxie ou le protestantisme comme le souligne dans ses ouvrages Sébastien Fath, chercheur au CNRS52,53,54. Leur développement se situe surtout dans les Amériques, l'Afrique subsaharienne et l'Asie. L'une de leurs cibles est le monde musulman. Il se pourrait que leurs fondamentaux se croisent, sous des formes mutantes, avec les expériences plus documentées et anciennes du christianisme intérieur. Sébastien Fath analyse quatre éléments structurant leur spiritualité : un très fort ancrage sur la Bible, la méditation sur la croix, la « conversion » ou nouvelle naissance au sens de l’Évangile de Jean (Jn 3) et une forte implication dans le devenir temporel. Il semblerait qu'on puisse y ajouter un cinquième élément, une propension à franchir les frontières historiques des Églises. Il est courant d'observer une double appartenance des évangéliques à d'autres églises de la Réforme d'où une inclination transconfessionnelle. Sur certains de ces points, on peut donc penser que se font ou se feront des connexions avec les pratiques et expériences plus anciennes de la spiritualité chrétienne. Le thème de la nouvelle naissance dont l'origine remonte à L'Evangile de St Jean (Jn 3,3) a été largement développé et vécu dans l'ensemble des sensibilités chrétiennes et cela dès l'origine apostolique. L'ouverture du cœur profond est un thème permanent de la spiritualité chrétienne, il ne constitue pas une particularité de l'une ou l'autre des confessions chrétiennes. Sous des formes parfois déroutantes et certainement mutantes, le réveil des évangéliques pourrait être l'une des facettes nouvelles de l'intériorité chrétienne. Le christianisme intérieur dans le monde orthodoxe
Dumitru Stăniloae, traduction en roumain de la Philocalie.
L'orthodoxie est, sans doute, une composante essentielle du christianisme intérieur. Liée plus que les autres confessions à l'héritage du christianisme primitif de langue grecque, elle se colore d'une expérience ascétique qui caractérise le christianisme intérieur jusqu'à nos jours. L’Église n'a de sens que si elle est communion partagée, dans le temps, mais aussi par-delà l'espace et le temps, dans une démarche commune et transformante vers Dieu par le Christ. Le but du chemin spirituel est l'énosis (union à Dieu) puis la théosis (transformation en Dieu, déification) qui par nature dépasse d'une façon inconcevable toutes les structures. Le père Dumitru Staniloae55,56,57 écrit par exemple que « La déification est le parachèvement et la pénétration totale de Dieu en l'homme, étant donné qu'elle est la seule façon pour lui de parvenir à la perfection et à la plénitude de la spiritualisation. » Ces mots résument de façon lapidaire toute une chaîne d'or qui relie tous les hommes au Christ puis aux apôtres et aux Pères du désert. Grégoire Palamas (1296-1359) et Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) sont des figures symboliques de ce lignage ancestral et qui fleurit encore de nos jours dans les grands monastères orthodoxes. Ce chemin de l'intériorité chrétienne est ternaire et passe par la purification et l'apaisement de l'être (praktiqué), par l'entrée dans la connaissance de Dieu qui est souvent le temps de la manifestation de charismes spécifiques (gnôsis). La culmination de ce chemin est l'embrasement de l'être humain dans la lumière illuminante de Dieu (théosis) ; Vision traditionnelle qui remonte à Évagre le Pontique mais dont l'orthodoxie a gardé mémoire. Dans cette voie sans retour, l'homme intérieur pratique souvent voire de façon continuelle, la prière du cœur ou l'invocation permanente d'un des Noms de Dieu, ou la rumination d'un court verset, qui est couplé avec le rythme respiratoire. Ces pratiques méditatives aboutissent ainsi à l'hésychia ou calme absolu et tranquillité intérieure. L'hésychasme constitue le cœur de la voie orthodoxe. L'homme en paix arrive en un lieu sans nom et sans aucun repère où il pourra rencontrer et s'associer aux énergies incréées de Dieu. C'est la très ancienne problématique de la déification de l'homme que l'Orient chrétien a développé dans ses pratiques spirituelles : "Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu". Un mouvement de ressourcement permanent mène le priant dans une démarche qui selon expression de Grégoire de Nysse (331-394)58 va :« de commencement en commencement par des commencements qui n'ont pas de fin ». Il y a, par ailleurs et incontestablement, un renouveau contemporain de la très ancienne pratique de l'invocation du nom de Jésus dite aussi prière du cœur. On doit noter une diffusion importante à notre époque de la grande anthologie sur la prière du cœur la Philocalie des Pères neptiques, éditée à Venise en 1782 et en russe dans les années qui suivirent. Cette somme incontournable est traduite en français par l'abbaye de Bellefontaine et en de nombreuses langues occidentales dans les années 197059. La collection Spiritualité orientale fondée par le père Placide Deseille60 dans cette même abbaye a permis l'accès à un grand nombre de textes publiés souvent pour la première fois en français. Les récits du pèlerin russe 61(moujik russe du xixe siècle partant à pieds à la recherche de la prière continuelle) constituent un succès littéraire. Les textes des grands témoins de l'orthodoxie du xxe siècle sont aujourd'hui aussi accessibles en langue française62. La même filiation spirituelle parcourt l'orthodoxie de l'Antiquité tardive à la période contemporaine. Le christianisme intérieur et les chrétiens sans ÉglisesDe nos jours, le christianisme intérieur prend un essor certain du fait de l'épuisement, surtout en Occident, des Églises chrétiennes instituées. On assiste à l'émergence de pratiques de méditation nouvelles, non dogmatiques et prenant distance avec la propension des Églises instituées à vouloir gérer les âmes en prescrivant la norme des comportements admis. L'histoire souvent problématique des Eglises, voire violentes et anti-mystiques questionnent notre époque et incite de nombreuses personnes à chercher vers l'Extrême Orient une intériorité que les Eglises n'ont plus transmise depuis le XVIII et XIXèmes siècles. Ce renouveau n'a aucun rapport avec le New Age perçu comme un syncrétisme dénué d'une réelle expérience spirituelle. Par nature, les démarches de ces chrétiens sans Églises sont spécifiques et peu généralisables. Mais le constat qu'ils font, et qui rejoint celui de tous les analystes du christianisme, est celui de la crise des Églises Institutions et la crise de la transmission de l'héritage spirituel par les Eglises. ¨Seule la voie spirituelle ou mystique, intérieure, ancrée sur la parole du Christ, semble pouvoir dessiner un avenir au christianisme, elle se développe dans les Eglises, dans les marges des Eglises et hors des Eglises. Le mouvement d'extradition de chrétiens spirituels hors des Eglises commence dès les débuts de l'époque moderne comme l'a montré Leszek Kolakowski dans son célèbre ouvrage "Chrétiens sans Eglise63". Vers un christianisme intérieur interconfessionnel ou transconfessionnel ?La documentation présentés ci-dessus amène de nombreux auteurs comme le père François Brune ou le théologien orthodoxe Placide Deseille à faire l'hypothèse qu'au-delà des pratiques du christianisme intérieur de chaque Église qu'un même christianisme intérieur traverse l'histoire profonde du christianisme. Hypothèse qui tenterait de faire apparaître qu'une même Tradition (Paradosis en grec) illumine en profondeur l'histoire tourmentée du christianisme. Malgré les schismes, les ruptures, cette hypothèse inciterait à retrouver à chaque époque des figures éminentes faisant l'expérience dans des vocabulaires certes différents, d'une même montée vers Dieu, d'une même vie en Christ, d'une même inhabitation de l'Esprit. La création, le mystère du salut, la Pentecôte et le retour du Christ à la fin des temps a une finalité totalisante, cosmique et l'on peut se demander, si ce christianisme intérieur dépasse l'espace des confessions et si dans cette perspective universaliste, cosmique il n'inonde pas l'histoire humaine dans son intégralité et s'il est donc selon l'expression de Gérard Fomerand, transconfessionnel ? Il y aurait donc des similitudes entre le christianisme intérieur et les spiritualités liées à d'autres cultures religieuses en raison même, dans une perspective chrétienne, de l'universalité du salut en Christ. Vers un christianisme intérieur interconfessionnel
Portrait de Fénelon par Joseph Vivien (xviiie siècle).
Le sentiment qu'un christianisme intérieur interconfessionnel existe est une idée fort ancienne. Les lecteurs de Madame Guyon, Fénelon et Jean de Bernières ont été après la condamnation du quiétisme souvent protestants. En effet un certain nombre de protestants ont lu aussi les auteurs flamands condamnés. De façon plus contemporaine on constate que la collection Sources chrétiennes soutenue par le CNRS, éditant depuis 1943 les Pères de l'Église, doit beaucoup à l'influence des théologiens de l'émigration russe. La Collection Spiritualité orientale, la publication de la Philocalie et de nombreux auteurs orientaux n'ont été possible qu'avec la collaboration active de penseurs et d'éditeurs catholiques. La contribution du père Jésuite Irénée Hausherr fut en son temps décisif. Le Père François Brune dans les années 1980 publie un ouvrage montrant la convergence de l'expérience mystique latine et de la théologie orthodoxe64. Le pasteur Daniel Bourguet commente l’Évangile à travers les Pères65. Les éditions du Carmel publient un ouvrage sur l'hésychasme destiné à tout chrétien «intérieur »66. La redécouverte contemporaine des rhéno-flamands illustre la collaboration entre des intellectuels des trois grandes confessions chrétiennes et la convergence de leurs recherches 67. Le père Placide Deseille, higoumène du Monastère athonite de Saint-Antoine-le-Grand dans le Vercors, a préfacé en 2016, l'édition de textes spirituels68 de Madame Guyon. Les groupes se réunissant autour d'une sensibilité intérieure du christianisme font preuve aujourd'hui de la convergence interconfessionnelle de cette voie. Les auteurs mystiques des trois confessions circulent dans ces groupes, chacun approfondissant son propre héritage en le confrontant à la richesse des autres. Les intellectuels orthodoxes de l'émigration russe Myrrha Lot-Borodine, (elle a travaillé sur la mystique courtoise); Nicolas Berdiaev, (il développa une réflexion sur plusieurs mystiques allemands dont Jacob Boehme, il est aussi l'auteur de pages remarquables sur le quiétisme français); Vladimir Lossky (sa sur Maître Eckhart a été l'une des sources du renouveau de la recherche sur les Rhénans). Ces penseurs russes avaient accompli un immense travail sur les convergences mystiques entre l'Orient et l'Occident,mais il faut noter que leurs descendants semblent ignorer la spiritualité occidentale et s'enferment, sauf exception, dans un ethnocentrisme religieux qui atteint aussi bien les milieux conservateurs de l'orthodoxie que les milieux se définissant comme modernistes. Ce travail de convergence est toutefois repris de façon interconfessionnel, en dehors des cercles proprement orthodoxes comme la communauté monastique de Bose en Italie. Vers un christianisme intérieur transconfessionnelDerrière le débat sur le christianisme transconfessionnel se manifeste celui sur la nature de l'expérience spirituelle qui déborde totalement les espaces contingents des religions traditionnelles. Comment l'expérience de l'infini peut -elle être définie dans un espace juridique ? La parole du Christ et la christification peut-elle se réaliser dans les limites juridiques d'une institution et se limiter à cet espace ? Augustin D'Hippone était l'un de ceux qui affirmaient, dès le départ, que le christianisme dépassait l'histoire et se vivait dans un espace-temps transhistorique. C'est bien dans cette déstabilisation des formes instituées du christianisme qu'évolue notre époque. L'Eglise mystique déborde les Eglises institutionnelles, le Christ n'est pas limité par les frontières habituelles des canons ecclésiastique. Le dépassement des frontières ecclésiales historiques est bien au cœur des carrefours de changement actuels . Les ouvrages de Pierre Teilhard de Chardin sur un Christ en devenir cosmique peuvent constituer un indicateur des changements en cours ou à venir. Matthiew Fox en a analysé les formes et les devenirs69. Les formes instituées des Églises ont eu leur rôle et ont encore leur place, mais elles ne limitent rien, car aucune frontière ne peut retenir l'infini. "Le xxie siècle sera spirituel ou ne sera pas" était une parole attribué à André Malraux. C'est en ce sens que Gérard Fomerand retient le terme de christianisme transconfessionnel pour définir cette mutation en cours de l'intériorité chrétienne (voir bibliographie ci-dessous). PerspectivesAprès avoir tracé les différentes formes du christianisme intérieur, il faut noter dans cette ouverture contemporaine à la prise en compte progressive de l’homme intérieur et de l’héritage mystique du christianisme que des axes de recherches demeurent :
Les questions demeurent nombreuses et les axes de recherche tout autant. Après le premier colloque à l'abbaye bénédictine de Belloc (Pays basque) en 2015, un approfondissement sera poursuivi sur une base plus large lors du Forum sur le christianisme intérieur organisée à Caen du 13 au 17 novembre 2017 sous l'égide du Centre d'études théologiques72. Écrivains adeptes
Bibliographie
Notes et références
AnnexesArticles connexes
Liens externes
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