Témoignage d’un orthodoxe occidental

Face à ce monde en désarroi, l'Orthodoxie m'a "ré-enchanté".

La pensée patristique, pensée somptueuse et poétique de ceux qu'on appelle "les Pères de l'Eglise" m'est apparue d'une étonnante fraîcheur, d'une admirable poésie, d'une grandiose beauté, d'une interpellante gravité.

J'y ajoute les penseurs des premiers siècles de la chrétienté, la liturgie orthodoxe, la spiritualité des pères du désert (d'Egypte, de Gaza...) perpétuée au Mont Athos et dans le désert égyptien, la grande synthèse byzantine, la figure du starets russe si bien décrit par Dostoïevski.

Tout cela a donné réponse à ma nostalgie de sens, d'humanité, et d'une Transcendance non pas lointaine mais incarnée, personnelle.

La figure des prophètes de notre temps, tels un St Silouane l’Athonite ou le moine copte Matta-El-Maskine ou encore le grand Patriarche Athénagoras de Constantinople, la prière du cœur (qu'on appelle aussi la prière de Jésus), la théologie de la personne et du théandrisme, la louange du cosmos, le goût de la profondeur, l'icône..., tout ce patrimoine fait couler l'Eau Vive dont j'ai soif.

Ce patrimoine est vivant grâce à des penseurs, des théologiens, des moines dont certains sont connus en Occident.

Je songe notamment aux grands émigrés russes qui ont tant fait pour présenter chez nous les trésors de l’Orthodoxie (les Berdiaev, Boulgakov, Evdokimov, Lossky, pour ne citer que ceux-là parmi les plus connus). Tant d’autres, notamment des occidentaux, œuvrèrent (tel Lev Gillet) ou œuvrent encore (tel l’évêque britannique Kallistos Ware et le laïc français Obvier Clément).

Par rapport à la perte de sens, l’Orthodoxie propose une culture et une spiritualité de l'émerveillement.

Face à la désespérance et à l’angoisse, face au suicide dans nos sociétés, à la dépression et à la morosité ambiantes qui guettent nos contemporains, face aux rapports d’une injustice criante entre les nantis et les miséreux de la planète et face à l'exclusion sociale dans les pays riches, face encore aux menaces écologiques, face enfin aux événements violents en divers endroits du monde, dont le terrorisme, j'entends avec émotion le chant chaleureux et chargé d'espoir de la pensée orthodoxe.

S’inspirant de la liturgie pascale, Olivier Clément écrit: « Nous sommes tous enfermés dans l'immense tombeau du monde, scellé par la mort. Mais le matin de Pâques nous révèle que ce tombeau est vide et plein de lumière. Le Christ, dont nous confessons la divino-humanité, est ressuscité des morts et, par la mort, Il a vaincu la mort, et à ceux qui sont dans les tombeaux, Il a donné la vie ».

A nous de voir au-delà des apparences moroses ou désespérantes.

Le quotidien est un Buisson ardent. L'Orthodoxie propose à l’homme de voir le sens qui palpite derrière les événements, les personnes, les objets.

L'homme est appelé à briser l'écorce du néant, de la mort.

Cette proposition s’adresse en somme à tout un chacun, quelle que soit sa conviction ou sa religion.

Comment ?

Par l'ascèse spirituelle (la croissance personnelle et le travail sur soi), l'action dans le monde pour la justice sociale, et la beauté, autant de manières pour l'homme de jeter dans l'opacité du monde des germes d'éternité.

L'Orthodoxie témoigne ardemment de cet émerveillement, de ce sens de l'espérance, de la philocalie (l'amour de la Beauté).

En Orthodoxie, j’ai entendu qu'il vaut mieux cultiver une connaissance cordiale, l'intelligence du cœur, qui ne nie pas la raison mais l'élève.

Plutôt que de cultiver la seule raison, qui oppose et objective par un cerveau coupé du cœur, ou de ne cultiver que le cœur qui risque toujours la confusion d’une subjectivité débridée et soumise aux aléas de l'inconscient, il vaut mieux pratiquer une connaissance- amour, une connaissance-empathie.

L'Orthodoxie propose une connaissance qui soit verticale, qui décèle dans les choses un feu, la gloire de Dieu, ce que Paul Claudel appelait la « Ahl-ité ».

Le réel devient alors "tremendum et fascinosum", si nous sommes assez éveillés pour le voir. Le temps, alors, devient poreux à l'éternité.

Et les faits donnent raison a William Blake : « When the doors of perception will be cleansed, every thing will look as it is : infinité ».

Par diverses ruptures, dont le schisme tragique de 1054, l'Orient plus mystique, attaché à l'expérience profonde, a cessé d'irriguer l'Occident, plus rationnel, organisateur et législateur.

Byzance, Alexandrie, Antioche, Jérusalem n'ont plus pu apporter à Rome leur sens cosmique de la joie pascale, joie qui efface tout dolorisme sans oblitérer la réalité de la souffrance.

L’Orthodoxie, qu’elle soit byzantine (Grèce, Russie, Roumanie, Bulgarie etc.) ou orientale (Egypte, Syrie, Liban, Arménie, etc.) n’a plus reçu l’occasion de plaider pour plus de liberté spirituelle profonde, de respect du discernement -fondamentalement personnel- de chaque croyant en relation avec ses frères en Eglise.

Elle n’a plus pu parler au cœur des Occidentaux de notions qui lui sont chères telles que le mystère de la personne, la synergie divino-humaine, les Energies incréés et la divinisation de l’homme, la compassion, (ce qu’elle appelle "l'économie" par rapport à la règle), l'apophatisme, (c'est à dire le silence, comme suprême expression du vécu spirituel), l'union dans la diversité (considérée par elle plus riche que l'uniformité et l'uniformisation).

Par conséquent, l’Occident chrétien ou, en tout cas, une partie de celui-ci, en est venu à insister davantage sur l’autorité du magistère, sur le droit voire le juridisme, sur les règles éthiques détaillées, sur une morale sexuelle parfois dépourvue d’élégance et de sens à force d’être tatillonne. Tout cela a pu conduire certains à réduire le religieux à une morale et à échouer dans la culpabilisation.

 

L'Occident chrétien se caractérise notamment par une tendance à la conceptualisation de l'expérience vécue, qui parfois crucifie la vie sur des mots et des règles.

C'est St Grégoire de Nysse, un de ces géants du IVe qui pensait que: « Les concepts mènent à l'idolâtrie, seul l'émerveillement y comprend quelque chose »...

L’Orthodoxie parle de contemplation, de silence, de gratuité, du mystère qui laisse affleurer le sens.

Elle suggère de préférer au discours explicite l’humilité apophatique des silences, la poésie qui appelle la liberté, l’antinomie qui brise la logique mécaniste pour ouvrir sur un au-delà.

La Tradition orthodoxe me semble proposer des réponses pertinentes aux défis d’aujourd’hui, les défis que la Modernité devenue "modernisme" nous pose.

Comment se fait-il que cette sagesse apparemment ancienne ait quelque chose à nous proposer ?

Une raison d’ordre simplement historique s’impose.

L’Orthodoxie n’a pas été entachée par la rationalisme réducteur et par l’atomisation individualiste qui caractérisent les pays occidentaux depuis le 18ème siècle.

L’Orthodoxie a conservé quelque chose d’essentiel que la culture occidentale a largement perdue.

Les Eglises de l’Occident moderne ont opté pour des formulations parfois différentes, certes plus en phase avec la rationalité ambiante, mais moins perméables au mystère et plus discrètes quant à la mystique....

Thierry Verhelst.

Extraits de sa conférence "Les apports de l’Orthodoxie dans le dialogue interculturel"

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